Animalité occidentale, Jérusalem & Athènes Constitution d’une catégorie : l’animal-de-l’homme
Intervention à la rencontre de Fertans des 21 et 22 octobre 2017, "Faire la bête. La fabrique humaine des animaux"
Soit une citation d’Adorno&Horkheimer [1], tirée de leur Dialectique de la raison, à partir de laquelle je formulerai trois remarques introductives :
Dans l’histoire européenne, l’idée de l’homme s’exprime dans la manière dont on le distingue de l’animal. Le manque de raison de l’animal sert à démontrer la dignité de l’homme. Cette opposition a été prêchée avec tant de constance et d’unanimité par tous les prédécesseurs de la pensée bourgeoise – les anciens Juifs et les Pères de l’Église, puis au Moyen Age et dans les temps modernes – qu’elle fait partie du fond inaliénable de l’anthropologie occidentale comme peu d’autres idées. [2]
1- L’homme se forme une image de lui-même en établissant une discontinuité entre lui et l’animal : l’histoire du rapport homme-animal serait celle d’un dualisme, d’une séparation radicale entre deux formes d’être. C’est ce que l’on appelle la thèse de l’ « exception humaine ». C’est une thèse ontologique : elle dit l’essence, la nature de ce qui est ainsi défini et qualifié. En l’occurrence, l’être de l’homme se caractérise par sa « dignité », perçue comme la marque de sa supériorité par rapport à l’animal qui se définit quant à lui par un manque, une absence : le défaut de raison (mais il sera privé de bien d’autres choses au fil de l’histoire).
2- Ce qui précède suggère que lorsque l’homme cherche à se définir lui-même, il y a forcément des conséquences sur sa conception de l’animal. Et peut-être que, inversement, lorsqu’il transforme sa manière d’appréhender les animaux – comme c’est le cas en ce moment dans certains pays occidentaux – alors cela implique des modifications dans la manière dont une partie de l’humanité se voit elle-même ?
3- Cette thèse ontologique de l’exception humaine se corrèle immédiatement à une éthique, au sens premier du terme, un ethos, c’est-à-dire un ensemble de comportements, de pratiques : la supériorité ontologique explique la domination et légitime l’exploitation. Le produit de cette exploitation, légitimée par une domination adossée à une thèse ontologique, c’est une catégorie particulière – mais fondatrice – dans l’histoire des rapports entre l’homme et les animaux, ce que je propose d’appeler : l’animal-de-l’homme (pour la distinguer de deux autres catégories, réelles ou potentielles, désignant d’autres types de rapports, mais dont il ne sera pas question ici : l’animal humain et l’Autre animal). L’animal-de-l’homme, c’est l’animal tel qu’il est construit par l’homme (occidental, principalement, mais il semble que cette catégorie tient plus ou moins de l’invariant anthropologique), l’animalité, à savoir la réalité vivante, multitudinaire et protéiforme des mondes animaux saisie par l’unité du concept (sorte d’équarrissage opéré par la pensée) ; mais aussi l’animal tel qu’il est possédé par l’homme, tel qu’il en est une propriété.
Le rapport homme-animal a donc son versant ontologique et son versant éthique : Peter Singer, l’un des pionniers du mouvement de libération animale [3], va dans ce sens quand il explique que « la domination de l’animal humain sur les autres animaux » s’exerce à travers un certain nombre de pratiques (l’élevage, l’expérimentation à des fins scientifiques, ou pseudo-scientifiques, la chasse, l’usage des animaux pour les loisirs ou la fourrure, etc.), mais que ces pratiques, « on ne peut les comprendre correctement que comme autant de manifestations de l’idéologie de notre espèce, c’est-à-dire des attitudes que nous, en tant qu’animal dominant, avons envers les autres animaux. [4] » Toutefois, un peu plus loin, ces attitudes sont présentées comme des « présuppositions – religieuses, morales, métaphysiques – qui aujourd’hui sont obsolètes » et dont Singer affirme qu’elles n’étaient jadis que des légitimations idéologiques visant à « masquer le motivation purement et simplement égoïste des rapports que les humains entretenaient avec les autres animaux. [5] » Ce qui n’est pas tout à fait la même chose : on le voit, la question des rapports entre discours et conceptions théoriques sur l’animal d’un côté, et pratiques et relations concrètes avec les animaux de l’autre ne va pas de soi. On retrouve ici une vieille problématique marxienne : est-ce l’idéologie qui est première et qui engendre les pratiques ? Ou bien ces pratiques sont-elles l’origine et la cause efficiente des conceptions du monde correspondantes ? Autrement dit, dans le domaine qui nous occupe, ce que nous disons de l’être de l’animal détermine-t-il nos conduites à son égard ? La manière dont nous concevons et définissons les animaux a-t-elle des conséquences sur la manière dont nous les traitons ? Ces questions peuvent paraître formelles, mais je suis persuadé que le problème qu’elles sous-tendent a en réalité une grande importance : l’éthique est-elle dépendante de l’ontologie ? C’est un problème que doit participer à résoudre quiconque envisage le rapport des humains aux animaux comme un enjeu politique, c’est-à-dire une question qui doit faire l’objet d’un traitement collectif susceptible de changer à la fois la condition animale et la vie ordinaire en commun des animaux humains et non humains. Car un tel traitement doit bien commencer par tenter de savoir, a minima, sur quelle matière il doit agir, ou peser ; quel « objet » il doit « travailler ». Est en jeu ici la notion même d’« action politique », dans un champ d’intervention encore en grande partie inexploré, où il ne saurait donc être question d’importer les recettes d’un militantisme « classique » aguerri au sein de contextes tout différents. Depuis plusieurs décennies maintenant, tout un courant de la recherche en éthologie contribue à forger une image profondément renouvelée de l’animalité, pendant que les actions militantes se multiplient dans les abattoirs afin de sensibiliser le grand public sur les massacres qui y ont cours : de ces deux lignes de forces, laquelle a pu influer sur ce qui apparaît aujourd’hui, peut-être illusoirement, comme une mise en cause des pratiques alimentaires carnées dans certains pays occidentaux ? Les deux, peut-être, ou aucune ? L’antispécisme prosélyte avance à l’aveugle.
Pour examiner cette relation entre l’ontologie et l’éthique dans le champ de l’animalité, dans la configuration du rapport homme/animal, un point de départ possible consiste à aller voir dans les textes la formulation de ce qu’Adorno et Horkheimer ont nommé « le fond inaliénable de l’anthropologie occidentale ». Ils mentionnent, on l’a vu, « les anciens Juifs et les Pères de l’Église », le Moyen Age et les temps modernes. Singer assure quant à lui que « les attitudes occidentales envers les animaux sont enracinées dans deux traditions : le judaïsme et l’Antiquité grecque. Celles-ci s’unirent dans le christianisme, et c’est à travers cette religion qu’elles furent amenées à prédominer en Europe. » Empruntons donc ce vieux topos historique et philosophique, Athènes et Jérusalem, avant la synthèse chrétienne (que nous laisserons provisoirement de côté) : les trois matrices d’où sort, dit-on, tout ce qui se pense et se fait en Occident…
Ancien Testament
24 Puis Dieu dit : Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce, bétail, reptiles et animaux de la terre selon leur espèce ; et cela fut ainsi.
25 Et Dieu fit les animaux de la terre selon leur espèce, le bétail selon son espèce, et tous les reptiles du sol selon leur espèce ; et Dieu vit que cela était bon.
26 Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des cieux, et sur le bétail, et sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre.
27 Et Dieu créa l’homme à son image ; il le créa à l’image de Dieu ; il les créa mâle et femelle.
28 Et Dieu les bénit ; et Dieu leur dit : Croissez et multipliez, et remplissez la terre, et l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, et sur tout animal qui se meut sur la terre.
29 Et Dieu dit : Voici je vous ai donné toute herbe portant semence, qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre qui a en soi du fruit d’arbre portant semence ; ce sera votre nourriture.
30 Et à tous les animaux des champs, et à tous les oiseaux des cieux, et à tout ce qui se meut sur la terre, qui a en soi une âme vivante, j’ai donné toute herbe verte pour nourriture ; et cela fut ainsi.
Gn 1, 24-30
1 Et Dieu bénit Noé, et ses fils, et leur dit : Croissez et multipliez, et remplissez la terre ;
2 Et vous serez craints et redoutés de tous les animaux de la terre, et de tous les oiseaux des cieux ; avec tout ce qui se meut sur le sol et tous les poissons de la mer, ils sont remis entre vos mains.
3 Tout ce qui se meut et qui a vie, vous servira de nourriture ; je vous donne tout cela comme l’herbe verte.
Gn 9, 1-3
On retrouve d’emblée l’idée de séparation, d’exception : l’homme est distinct par essence puisqu’il est seul créé à l’image de Dieu. Mais ce texte est ambivalent eu égard à la question qui nous occupe, à savoir les liens d’implications entre l’éthique et l’ontologie : l’Eden est présenté comme une communauté des créatures. Ces dernières, hommes et animaux, s’adonnent au végétarisme – condition alimentaire idéale, donc, celle qui a cours au paradis.
Comme le travail n’existe pas avant la Chute, il ne saurait y avoir non plus d’exploitation des animaux. Adam et Eve n’en ont pas besoin. Les parents de l’humanité étaient vegan !...
Bien sûr, la notion de domination et d’« assujettissement » est explicitement formulée. Pourtant, l’historien Eric Baratay explique : « Le fait qu’Adam leur donne un nom ne signifie pas l’appropriation de la nature mais une relation privilégiée entre l’homme revêtu d’une dignité royale et des animaux promus sujets, non pas choses. » (Adam ne nomme pas les choses). Peter Singer allait déjà dans ce sens : « Le jardin d’Eden a souvent été dépeint comme une scène de paix parfaite, et dans ce contexte un acte de tuer quel qu’il fût aurait paru déplacé ! L’homme régnait, mais dans ce paradis terrestre son despotisme était un despotisme bienveillant. » On a peut-être là un premier exemple de déliaison entre ontologie et éthique.
Mais tout change évidemment après la Chute et la conduite des hommes à l’égard des animaux devient plus conforme au postulat de la supériorité humaine – effet direct d’une punition divine, toutefois, ce qui ne laisse pas de paraître contradictoire ; d’autant que les animaux demeurent les premières victimes de cette sanction infligée en raison d’une faute commise par l’homme. Le « don » divin, après le Déluge, la domination et la consommation de chair animale font quoi qu’il en soit contraste avec la condition idéale, pacifiée, d’avant le Péché originel, et ne peuvent donc être envisagés que comme une dégradation.
Antiquité grecque
Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre.
Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et d’attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. "Quand je l’aurai fini, dit-il, tu viendras l’examiner". Sa demande accordée il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre eux qu’il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage d’une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d’échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d’eux ; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de cornes, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang, ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, aux uns l’herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines ; à quelques-uns même il donna d’autres animaux à manger ; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leur victime pour assurer le salut de la race.
Cependant Epiméthée, qui n’était pas très réfléchi avait sans y prendre garde dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couvertures ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme. L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie […] Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Epiméthée.
Quand l’homme fut en possession de son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu’il avait d’articuler sa voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol.
Platon, Protagoras, [320-321c], trad. E. Chambry.
L’animal est tout entier placé sous le motif de la subsistance, voire de la survie : caractères qui supposent urgence et nécessité, une vie sans cesse menacée par la mort (à l’échelle des individus) et l’extinction (à l’échelle de l’espèce). L’animal est inscrit, sans reste, dans les impératifs de la vie biologique, la totalité de ses comportements répond à la seule sphère des besoins organiques, se fond dans son milieu naturel et se confond avec lui : « L’animal est dans la nature comme l’eau est dans l’eau » (Bataille).
Le contraste avec l’humain s’atteste dans la présence, chez ce dernier, d’un temps laissé à des pratiques non directement abouchées aux nécessités de sa subsistance en tant qu’être de nature. Les premières activités auxquelles s’adonnent les hommes une fois pourvus de leur « lot divin » relèvent de la religion et de l’art (les autels et les statues), activités indexées d’une « gratuité » relative où s’atteste classiquement la césure fondatrice entre nature (animale) et culture (humaine).
On ne peut s’empêcher toutefois de noter deux éléments susceptibles de relativiser cette interprétation classique. D’abord l’image dépréciative qui est donnée de la créature humaine au début du mythe : en tant qu’être de nature, l’homme a non seulement une origine commune avec les autres animaux, communauté d’appartenance au vivant qui empêche l’affirmation d’une césure nette, une séparation d’essence entre l’animal et l’homme ; mais en outre, avant le don de Prométhée, l’homme est présenté comme un sous-animal, un être inférieur, le plus nu donc le plus faible, le plus vulnérable de la création.
D’autre part, il y a la punition de Prométhée, qui dans une perspective grecque peut certes apparaître comme une sanction infligée à celui qui a rompu l’ordre immuable de la hiérarchie entre mortels et immortels ; mais aujourd’hui, difficile de ne pas lire dans cette punition une sorte de prescience des conséquences désastreuses que devait induire cette possession illégitime par l’homme d’un « savoir technique », d’une « technoscience », en quelque sorte, qui devait être réservée aux dieux. Dans tous les cas, quelle que soit la lecture, ancienne ou contemporaine, cette promotion de l’homme à ce statut quasi divin se présente comme un événement qui ne devait pas avoir lieu…
Restera à savoir si, et comment, ces motifs présents dans le mythe se retrouvent dans les conceptions et pratiques effectives propres à la civilisation hellénique, puis à examiner la manière dont ils vont se traduire par la suite, avec d’autres sources, notamment vétérotestamentaires, à la faveur de la synthèse chrétienne.
Ce qui peut être relevé pour l’instant, c’est qu’il n’existe pas de correspondance systématique entre l’exploitation des animaux, qui est une constante sans doute universelle de l’histoire humaine, et quelque chose comme l’affirmation scripturaire, en tant que telle introuvable, d’une supériorité ontologique, univoque et sans failles, de l’homme sur les animaux. L’animal-de-l’homme et la thèse de l’exception humaine ont peut-être eu chacun une vie plus ou moins autonome. J’essaierai de tirer une autre fois les conséquences de cette première hypothèse.