Autres temps de la psychiatrie - Carnet de bord Atelier de philosophie plébéienne à Fertans - "Autres temps de la psychiatrie" - juin 2018
AUTRES TEMPS DE LA PSYCHIATRIE
CARNET DE BORD
Participants :
Philippe R
Estelle
Romu
Claire
Florent
Orgest
Ilias
Esther
Adam
Véro
Martine
Marc
Gigliola
Thierry
Chantal
Philippe Bonnet
Stéphane
Sarah
Marco
Isabelle
Philippe B
Christiane
Vendredi 15 juin
19h : Choc des pare-chocs : toutes les voitures arrivent en même temps sur le devant du gîte. Retrouvailles, présentations, ouverture des coffres, bagages, provisions, pains, cubis, sopalins, déballage, montée aux chambres.
20h : Préparation de l’apéro, tout le monde dehors. Estelle, Philippe R, Orgest, ouvrent les cubis et les mortels feuilletés atterrissent dans l’arcopal des assiettes creuses disposées le long de la table. Philippe B et Christiane descendent de la chambre aux coquelicots le pain noir au charbon et le Langres ramenés le jour même d’une virée chez Diderot. Des micro-tartines noir et fromage surgissent autour des feuilletés, entre les verres de kir et de limonade au pamplemousse. Les nouvelles s’échangent : les boulots des uns, les bouquins des autres, les rencontres, les débats en cours, les combats en ordre dispersé, les éclats de rire et les raisons de fureur. Les comités de rédac chaotiques, les textes caviardés, les ruptures épiques, les chroniques de cinéma, le quotidien avec les patients, les conflits familiaux, les aventures migrantes, le son des autres langues et l’écoute des histoires autres. La manière dont ces échos, parisiens ou comtois, grecs ou albanais, tchèques ou suisses, viennent se cogner et rebondir ensemble sur les murs de pierre. Tout ce précipité qui fait aussi la vie de Fertans, entre les lignes et entre les séjours.
21h30. Le soleil décline sur la minéralité de la cour, et les tables se dressent. Avec le vin rouge, arrivent la ratatouille et le riz, les échanges se font moins fluides et plus sectorisés, selon l’emplacement des chaises. La table « relie et sépare », selon le mot d’Arendt. Se précisent les discussions, autour des écoles d’art ou autour de l’expérience thérapeutique, autour des projets théâtraux ou autour des féodalités universitaires. Tandis que Sarah s’occupe des enfants, tout en venant de temps en temps pointer son sourire avec nous.
23h. Le reste de la troupe des intervenants de demain arrive de Paris, dans la voiture de Florent. La marmite de ratatouille au riz ressort, de nouvelles assiettes se remplissent, les verres tintent à nouveau, Marco, qui vient d’atterrir dans son gilet pare-balles rouge pétant, demande déjà quand est-ce qu’on se casse. La longue Claire fait ses premiers pas dans le monde sauvage des Plébéiens de Fertans, tandis qu’Isabelle, telle une aristo vénitienne à la gorge joliment fleurie, tire sur son vaporetto.
1h du mat. Le récit reste en suspens, car la rédactrice rejoint son complice dans la chambre aux coquelicots. Mais le suspens ne concerne pas les conversations, dont les voix alternées épouseront longuement encore leur plongée dans le sommeil.
Samedi 16 juin
9h15. C’est déjà tard pour le petit dej, tout le monde commence à se rassembler dans la salle de projection d’en-bas. Claire introduit brièvement ce contexte de projection, évoquant ce moment de l’occupation alliée dans le secteur français du Berlin d’après 1945, où une part de la présence française se voulait prétexte à une redécouverte de la culture cinématographique commune. Une toile tendue dans ces temps-là, au cœur d’un espace aussi aléatoire que celui-ci.
Chronique du tiers-exclu est lancé : deux heures d’un temps à la fois intense et lentement déployé, autour de l’hôpital psychiatrique d’Armentières, s’ouvrant sur un passage du Neveu de Rameau, qui y fut réellement enfermé. De l’époque de l’incarcération des déviants, à celle d’un espace concentrationnaire propice à l’ « hécatombe des fous » de la période d’occupation allemande, puis aux décisions criminellement gestionnaires de la technocratie contemporaine, la filiation se fait jour, dans une bande-son où le claquement des grilles fait écho à la planification des décisions architecturales et à l’énoncé de leur conséquences humaines. La mécanique imparable des cintres de la buanderie fait cliqueter le ballet des blouses et des pyjamas dans une chorégraphie mortifère qui scande la liste des victimes dans le fracas des portes qui claquent et des verrous refermés. Et le film se clôt dans le long travelling d’une allée jusqu’à la barrière de contrôle. Dans l’une des hautes pièces du lieu, devant une mosaïque, se déroule la mise en scène, par un groupe de patients et d’infirmiers, des récits de la violence du quotidien, depuis ce tournant de 1954 où la guerre d’Indochine a fait entrer dans le même temps à l’hôpital la « scientificité » de l’invention des neuroleptiques et l’expérience « sécuritaire » de la gestion coloniale des populations subalternes.
Plusieurs de ceux qui regardent ce film ont l’expérience, comme soignants ou comme patients, de ce rapport quotidien soignants-soignés, et interrogent avec passion, comme Véronique ou Marc, l’expérience de cette relation et de cette co-action dans la préparation du film et le déroulement du tournage. D’autres, comme Martine, interviendront dans d’autres discussions.
13h30 nous surprend en plein débat, qu’il interrompt pour le déjeuner. L’autre Philippe B, celui qui, spécialiste du tir à l’arc, amène les fromages et veille sur le barbecue, passe sa tête barbue dans la salle de projection, et nous le suivons dans la cour. Apéro et déjeuner, animés par les résonnances du film et de la discussion, se déroulent autour des saucisses grillées, ragoût, patates et haricots verts, jusqu’au gâteau citron-pavots d’Estelle.
15h. Estelle n’est plus aux fourneaux, mais à la table de conférence dressée sous l’auvent, de l’autre côté du jardin. Romu y est aussi, et Marco, auprès de qui la surveillance a manifestement fait défaut, y fait une de ces irruptions dont il a le secret, avant d’être traîné de force jusqu’à sa place assignée dans l’assistance.
La parole alternée d’Estelle et Romu déploie devant nous une expérience humaine et professionnelle, éclairée par leurs recherches et leurs lectures, réfléchissant leur pratique sans jamais la perdre de vue, à partir de tous les points où elle fait sens. Ils sont tous les deux infirmiers psys au Colombier, avec seize patients en charge. Ils disent ce que leur enseigne la relation aux patients, ce qu’elle leur dit du fonctionnement de l’institution, de son rapport à l’établissement, et de la façon dont la relation soignant-soigné peut en être potentialisée ou au contraire brisée. Et ils montrent comment les « stages » et autres « formation », supposés la soutenir et la compléter, viennent au contraire la contredire et l’inhiber, ne tenant aucun compte de la richesse de l’expérience de terrain mais visant à lui imposer le surplomb de la rhétorique technocratique.
La discussion dans l’assistance y fait écho. L’expérience de Marc comme patient, l’extension du tournant gestionnaire à toutes les dimensions de la société, comme le désigne Gigliola, le discrédit général jeté sur la volonté de faire sens et de faire communauté, par l’appellation « has been » identifiant perversement une rhétorique du progrès à la réalité de la réaction et du retour passéiste au féodal, toutes ces problématique dans lesquelles nous sommes tous, quelles que soient nos origines et nos professions, plongés jusqu’au cou (en tentant de ne l’être pas au-delà) donnent lieu à de multiples débats, dans lesquels Marco, cette fois-ci tout ce qu’il y a de plus sérieux, n’est pas le dernier à ferrailler. Ils sont bien loin d’être clos, quand la pause s’impose.
17h. C’est Florent qui prend place à la table. Son bouquin L’Héritage politique de la psychanalyse vient de sortir. Formé à la philo, puis à la psychanalyse et à la psychothérapie, il a fait l’expérience de La Borde autant que du travail en institution. Il a eu devant lui les dérives d’une institution analytique dans le double langage de la visée thérapeutique et de la finalité dominatrice. Il a vécu les rapports de pouvoir sous leur forme hiérarchique interprofessionnelle, comme sous leur forme ségrégationniste entre soignants et patients. Et il est allé chercher dans l’histoire de la psychanalyse ce qui peut mettre en évidence de tout autres modes de rapport au pouvoir, et légitimer des alternatives. Il en tire les éléments d’une Histoire populaire de la psychanalyse, en préparation, dont il nous livre les éléments fondateurs. Non, Freud n’est pas le vieux bourgeois pessimiste et blasé que font surgir certaines interprétations du Malaise dans la culture publié en 1929. Mais bien plutôt le critique clairvoyant de L’Avenir d’une illusion publié deux ans plus tôt. Et, oui, la position de Wilhelm Reich, associant les questionnements politiques du marxisme à la pensée psychanalytique, a été reconnue par Freud lui-même dans sa pleine légitimité. Le discours de Freud sur la « psychothérapie populaire », à Budapest, dans la Hongrie révolutionnaire de 1918, nous le dit, tout comme le travail de la psychanalyste Vera Schmidt dans la Russie soviétique. Resituer les mutations de la psychanalyse dans les moments de sa contextualisation politique, relève du même geste que resituer l’histoire individuelle de chacun dans le contexte sociopolitique où elle naît et qui en éclaire les points d’accroche ou de trauma. Et la dépolitisation de la psychanalyse, telle qu’elle est massivement pratiquée par un contresens sur ses origines mêmes, n’est qu’un des moyens d’en faire un authentique instrument de domination. C’est en quelque sorte à une reconquête que Florent nous convie. Et la discussion qui suit son intervention, où interviennent entre autres Chantal, Thierry et Marc, s’inscrit dans cette dynamique.
20h. Après les échanges nombreux, les verres d’apéro circulent à nouveau dans une super lumière d’été. On s’attable, Isabelle parle de son expérience de cinéma à la Fondation Rothschild (Epahd) : un patient SDF qui voudrait qu’on projette le film qu’il a réalisé autrefois avec Jean-François Balmer, et tout l’imbroglio administratif qui s’ensuit avant que le vœu ne finisse par trouver les voies de sa réalisation. Les relations entre la Grèce et l’Albanie, évoquées avec Orgest autour des migrations. L’Atelier de Recherche et de Création qu’anime Philippe B aux Beaux-arts de Dijon, les expos à venir, les livres en cours et les discussions qu’ils suscitent, les projets collectifs, les voyages d’Estelle et Romu avec leurs patients, les discussions avec Ilias autour de Simone Weil, avec Esther autour de Paris 8, avec Stéphane autour de la pratique artistique, avec Adam autour de la relation aux livres et du choix de la langue française.
Une histoire populaire des philosophies plébéiennes continue de se dire et s’écrire dans les positions croisées autour de la table de Fertans. Elle se poursuivra dans la nuit, par la discussion des projets communs, avant que le prochain lever du soleil ne nous éloigne à nouveau de ce qui demeure pour nous le palais ouvert de Philippe et Estelle.