« Commentaire d’une phrase de Diderot dans Le rêve de d’Alembert »

, par Alain Brossat


Un jour que je me demandais sur quoi je pourrais bien plancher à l’occasion de ce colloque inaugural de nos réflexions autour de la philosophie plébéienne, je suis tombé sur un bout de papier sur lequel j’avais recopié cette phrase : « Philosophie et sagesse se trouvent potentiellement réparties à parts égales entre les êtres humains, femmes, esclaves, tyrans, manouvriers, bouffons et mendiants », avec comme référence : Diderot, Le rêve de d’Alembert. Je me suis aussitôt épris de cette sentence et me suis dit qu’il y avait là un présent des dieux et que le sujet de mon exposé d’aujourd’hui était tout trouvé – un simple commentaire de cet énoncé lumineux. Je suis ensuite passé à autre chose, l’échéance étant lointaine, laissant traîner le bout de papier avec la citation sur mon bureau, jusqu’au jour où, ayant malencontreusement renversé du thé dessus, je me suis aperçu qu’elle était devenue totalement illisible. Il m’a donc fallu revenir un peu piteux vers les organisateurs de la rencontre pour leur quémander ma citation, et, l’ayant dûment recopiée (sur un autre bout de papier), j’ai entrepris cette fois de la localiser dans le texte de Diderot. Mais en vain, ayant repassé dans tous les sens les trois textes qui composent Le rêve, je n’en ai pas trouvé trace. J’ai eu recours aux moyens les plus avancés de la technique informatique, avec mots-clés et compagnie, j’ai même mobilisé mon ami Jean-Noël Darde, le spécialiste du plagiat universitaire, rompu, donc, à ce genre d’exercice, et lui non plus n’est pas parvenu à percer le mystère de l’origine de cette citation. Je me suis alors lancé éperdument dans la lecture de quelques savants ouvrages consacrés à Diderot, quête tout aussi vaine – je n’y ai trouvé que des citations n’allant pas du tout, à propos de l’égalité, dans le sens de celle que j’avais adoptée...
Me voici donc dans la situation embarrassante d’avoir à faire un commentaire d’un texte dont l’auteur m’a faussé compagnie une phrase qui, à l’évidence, a la patine de l’ancien comme l’atteste l’emploi du mot hors d’usage de « manouvrier » ; une sentence qui, dans cette situation de déperdition même, n’a rien perdu à mes yeux de sa force. On pourrait même voir un signe dans cet accident de parcours – une sorte de devenir-plébéien de ce propos, manifesté par sa chute dans l’anonymat. Ceci étant, il va sans dire que si l’un, l’une d’entre vous pouvait m’aider à remettre la main sur son auteur en fugue, je lui en serais infiniment reconnaissant.

Venons-en maintenant au fait. Il me semble que cette sentence énonce en termes si simples et si directs une proposition si forte qu’elle en est, dans un premier temps, presque inaudible. Son auteur caché ne nous dit pas que les hommes ont le bon sens en partage, il mobilise des termes beaucoup plus déterminés, la philosophie et la sagesse, il qualifie donc beaucoup plus précisément que ne le fait Descartes cette capacité potentiellement répartie entre tous, tout comme il explicite la façon dont cette affirmation prend à rebrousse-poil le sens commun en spécifiant : « tous les êtres humains »(beaucoup mieux que « les hommes », puisque se trouve ainsi levée l’équivoque de l’accaparement de l’universel par le masculin...), sous-entendu, c’est-à-dire y compris les femmes, les esclaves, les tyrans, les manouvriers, les bouffons, les mendiants... On voit bien quelle est la fonction de cette énumération dont chacun des termes est choisi : relever le caractère provocant de la thèse, de l’affirmation présentée dans le début de la phrase. Autant la formule « le bon sens est la chose au monde la mieux partagée » est convenue et plate, dans son mode d’énonciation même, autant celle qui s’explicite dans l’énumération que je viens de rappeler est tonique, c’est une formule de combat qui vient défier l’opinion courante et, pour ce faire, pèse soigneusement chacun de ses termes. Je précise au passage que le mot qui nous est devenu un peu obscur, « manouvrier » (même si on le trouve encore dans des dictionnaires courants) veut dire, tout simplement et littéralement : ouvrier travaillant de ses mains, travailleur manuel, ce qui n’est évidemment pas négligeable pour le propos – l’auteur caché engage par anticipation le destin de la classe ouvrière dans son énoncé.
Ce qui est bien dans le ton de Diderot et qui me fait pencher en sa faveur en dépit de mon incapacité à localiser cette citation, c’est cette manière ironique et provocante de dire : tous les humains c’est-à-dire tous ceux que l’on ne s’attendrait pas à voir mobilisé comme dignes de représenter cette humanité, donc tout ce que le préjugé courant ou bien les jugements publics les mieux enracinés va au contraire décrier soit comme naturellement inférieure, soit comme déclassée, soit comme marginale, infréquentable, placée au ban de l’humanité légitime, etc. C’est donc d’une sorte de petit carnaval que procède cette énumération qui produit l’inversion de ce que reçoit, précisément, le sens commun « le mieux partagé ». Il s’agit, en riant d’un rire assez énorme, de provoquer le lecteur en bousculant ses préjugés les mieux enracinés. L’auteur caché fait ici son petit poisson torpille, reprenant le geste de Socrate.
Si l’on entre dans le détail de cette énumération, on voit que chacun des termes en est soigneusement pesé, c’est-à-dire lance un défi au préjugé dans ce qu’il a de plus immémorial : les femmes, vouées à la procréation et à l’économie domestique, les esclaves dépourvus, de par l’aliénation de leur liberté au maître, de toute capacité à penser par eux-mêmes, les tyrans dont le discernement est obscurci par l’appétit de pouvoir et de richesses, les manouvriers rivés à leur tâche et ignorants du reste, les bouffons commis au divertissement du seigneur ou du roi et en délicatesse avec la raison, les mendiants épaves humaines vivant en parasites de la société...
Le geste fort contenu dans la tournure de cette phrase est celui qui consiste à définir les contours de cette humanité générique (dont il s’agit de dire qu’elle est soumise au régime de la répartition égale entre tous ceux/celles qui la composent de philosophie et sagesse) en présentant cette galerie de portraits donc, c’est-à-dire en définissant le champ d’inclusion de cette humanité sur le mode paradoxal du et même si : même si l’on va chercher ces figures excentrées, décriées, subalternes, l’affirmation présentée au début de la phrase reste parfaitement valable. C’est, me semble-t-il, le même geste égalitaire, geste inaugural de la modernité politique à laquelle nous sommes rivés, que celui que l’on rencontre chez Benjamin Constant quand il affirme que même le criminel le plus effroyable doit être jugé selon le régime ordinaire de la loi, chez Itard lorsqu’il tente de faire la démonstration que même Victor de l’Aveyron, l’enfant sauvage, a vocation a trouver sa place dans le corps commun de l’humanité ou, aussi bien, pour faire court, encore Foucault, reprenant la balle au bond, près de deux siècles plus tard, lorsqu’il nous incite à écouter Pierre Rivière comme le témoin de cette part d’infamie, de déraison et de démesure que nous avons en partage plutôt que comme un monstre étranger à notre condition de civilisés et de sujets de la raison.
Cette façon de présenter l’égalité s’oppose à la procédure de type juridique qui consiste à déclarer égaux ceux qui jouissent des mêmes conditions statutaires – des citoyens, par exemple – ce qui revient à en exclure tous les autres. Il ne s’agit pas de présenter des conditions d’égalité et d’inclusion dans un même champ en mettant en avant une norme s’appliquant à tous et créant un espace homogène ; il s’agit au contraire de relever les disparités, le caractère irréductible des singularités comme un argument qui se retourne en faveur de la proposition énoncée à propos de l’égalité de ce que l’on pourrait appeler les puissances en philosophie et en sagesse de chacun et de tous (chacune et toutes).
En effet, l’expression « Philosophie et sagesse se trouvent potentiellement réparties [je souligne, AB] à parts égales... » met l’accent non pas sur un donné immuable et déclaré comme tel, comme le fait la formule ranciérienne qui statue sur l’égalité des intelligences, mais sur un devenir possible. Elle veut bien dire que tout être humain, sans exception, id est, encore une fois, même une femme ou un mendiant, a la capacité d’accéder à la philosophie et la sagesse et ce, à part égale, c’est-à-dire dans la même mesure exactement qu’un Descartes, un philosophe en titre, ou un puissant de ce monde. Il me semble que l’adverbe potentiellement suggère que tel n’est pas l’état des choses dans les conditions ordinaires de la vie sociale ou historique. Que dans cet état des choses, ce qui prévaut, ce sont toutes sortes de systèmes de répartition et d’entrave dont le propre est, précisément, de faire en sorte que les singularités mentionnées dans l’énumération, et bien d’autres aussi sans doute, n’accèdent pas à la sagesse et à la philosophie, quoiqu’elles y aient potentiellement part ; et ce du fait d’un mode de répartition qui les prive de cet accès. Le potentiel semble ouvrir ici la voie au possible en suggérant une actualisation de ces ressources bridées par les mauvais plis de la vie sociale et historique. Ce qui tirerait notre citation du côté de Rousseau plutôt que de Diderot.

La proposition contenue dans cette phrase a donc bien un sens polémique, elle ouvre un front de lutte. Il s’agit bien de la faire valoir contre d’autres propositions ou contre un certain cours des choses qui tendraient à accréditer un tout autre récit ou de tout autres prétendues évidences du sens commun – à savoir que naturellement (dans les deux sens du terme), philosophie et sagesse sont inégalement réparties entre les humains, ce dont il se déduit habituellement que de cette donnée d’évidence, irréductible, découlent les répartitions sociales et politiques inégales, les puissances (au sens, cette fois-ci, de potestas) inégales.
Il est donc temps de se demander qui combat cette formule pleine d’esprit et d’ironie (sa forme rhétorique même la désigne comme une formule d’assaut, une « provocation » - au combat – davantage que comme un énoncé philosophique forgé dans l’espace immunisé d’un poêle à la Descartes). On pourrait dire, en première approximation, un certain « sens commun », le mieux partagé du monde, précisément, constamment porté à chercher l’origine des inégalités de statut et de positions, de puissance actuelle dans des répartitions naturelles inégales – ce n’est pas la société, c’est la nature qui est férocement inégalitaire – c’est elle qui fait que les uns ont la bosse des maths et pas d’autres, qui vous donne le talent pour les affaires ou pas du tout, qui fait que les Noirs courent plus vite que les Blancs, que les uns ont vocation à gouverner et les autres à être gouvernés, etc. Bref, ce « bon sens » épais, sans cesse remis en selle et constamment disponible lorsqu’il s’agit de trouver des explications « de fond » aux inégalités constitutives de l’ordre social et politique.

Mais, si l’on veut aller un peu plus loin, l’adversaire auquel lance un défi l’auteur caché de cette sentence, celui qui se cache, précisément, derrière les strates accumulées du bon sens inégalitaire de toutes les époques n’est pas le premier venu. C’est Platon, et, très précisément, le Platon d’un bref passage des Lois où il est question des deux formes ou acceptions de l’égalité. Passage qui, très souvent, a suscité la perplexité ou l’embarras de ses nombreux commentateurs. C’est la présence du motif de la répartition dans les deux textes qui m’autorise à supposer que celui que je commente est, explicitement, une riposte à celui de Platon.
Que dit Platon ? Il dit qu’il existe « deux espèces d’égalité », mais que le partage d’un même mot est en l’occurrence trompeur dans la mesure où ces deux espèces sont, en réalité « à de nombreux égards presque opposées ». La première, c’est, dirait-on, l’égalité simple (là, je suis obligé d’interpréter, dans la mesure où la formulation de Platon est assez alambiquée), celle à laquelle, dit-il, peut recourir « n’importe quel Etat suffisamment organisé », « n’importe quel législateur pour la promotion aux dignités », et qui consiste au fond à dire un égale un, un vaut un, one man, one vote ou bien le vote de n’importe quel citoyen vaut autant que celui de n’importe quel autre, ou bien encore, n’importe quel citoyen peut prétendre à n’importe quel poste au même titre que n’importe quel autre, etc. Cette égalité primaire, élémentaire est pauvre, laisse clairement entendre Platon. C’est qu’il en existe une autre « plus vraie et la meilleure [je souligne, pas seulement « meilleure », mais bien la meilleure, dans l’absolu, AB]. Simplement, celle-ci, ajoute immédiatement Platon « ce n’est plus à n’importe qui qu’il est aisé de l’apercevoir ». Et là, d’une certaine façon, il me semble que tout est dit, déjà du préjugé férocement inégalitaire de Platon : en substance, il y a une égalité simple et élémentaire qui est celle que comprend et, on va le voir, réclame le tout venant, une égalité à la portée de tous ; et puis, une autre, d’une tout autre valeur et qualité – mais celle-là, seuls les esprit distingués y ont accès, puisqu’il faut, ajoute-t-il, « rien moins que le discernement de Zeus » pour « l’apercevoir ».
En quoi consiste cette seconde forme, supérieure, de l’égalité ? A accorder à chacun proportionnellement et selon sa nature ce qui lui revient, selon sa valeur propre et ses mérites. Je cite le passage clé sur ce point :
« Plus grande en sera la part [terme que l’on retrouve dans notre texte, AB] attribuée à qui vaut davantage, plus faible à qui vaut moins, exactement proportionnée pour l’un ou pour l’autre à ce que vaut sa nature ; accordant toujours aussi, comme de juste, de plus grands honneurs à ceux dont en mérite la valeur est plus grande, de moindres à ceux qui au contraire ont moins de mérite et moins d’éducation ; bref, attribuant aux uns comme aux autres proportionnellement la part qui convient ». (Livre VI, 756c, je reprends la traduction de Léon Robin, dans la Pléiade, Platon, Oeuvres complètes II)
La différence entre le sens commun le mieux partagé et Platon, c’est que le premier ne rechigne pas à désigner les inégalités instituées dans la vie sociale, l’ordre économique ou politique comme découlant d’inégalités naturelles. Platon est plus subtil : les répartitions ou parts inégales, il les désigne comme égalité proportionnelle, n’hésitant pas à ajouter que ce mode de répartition est celui qui est conforme à la justice sociale et à la Justice tout court, à l’idée de Justice. C’est cette notion de l’égalité qui doit être prise comme fondement de l’ordre de la Cité, car elle seule permet un mode de répartition qui se sépare soit de l’accaparement pur et simple de toutes les parts par un seul (la tyrannie), soit d’une répartition indiscriminée entre tous, comme dans le cas d’une « souveraineté toute puissante du peuple ». Car elle seule est « réaliste » : une « égalité réelle conférée chaque fois à des situations inégales ».
Ayant posé ceci, qui est un principe taillé dans le marbre, Platon va faire une concession qui découle des contraintes de la vie politique réelle : en pratique, la Cité se verra contrainte souvent de recourir à une combinaison des deux formes d’égalité, afin d’éviter qu’une partie d’entre elle se dresse contre une autre. C’est qu’en effet, pour des raisons qui ne sont que trop compréhensibles, « la masse du peuple » tient beaucoup à l’égalité simple et il sera donc nécessaire d’avoir recours régulièrement au tirage au sort, ceci afin de « prévenir le mécontentement dans la masse du peuple ». Mais alors, ajoute-t-il aussitôt, il ne reste plus à qui sait la supériorité de la seconde forme d’égalité sur la première qu’à prier la Divinité et la Bonne Fortune pour que ceux qui seront appelés à exercer des responsabilités par tirage au sort ne soient pas trop calamiteux... Mais n’est-il pas bien évident que moins on a recours à un dispositif d’égalité où l’essentiel est remis entre les mains de la Fortune (du hasard), et mieux la Cité se porte !
Voilà, donc, sans trop de déformations je l’espère, la position énoncée par Platon.
Cette position, avec le détournement retors qu’elle opère du motif de l’égalité, constitue pour moi l’alpha et l’oméga du raisonnement des supposées élites en général, mais pas seulement (puisque l’on parle ici d’un certain « sens commun » ayant en partage sa propension à errer, justement), raisonnement en faveur des distributions inégalitaires (de la puissance sociale, économique, politique, culturelle...) an tant que celui-ci renverrai à d’inexorables conditions naturelles. C’est par conséquent dans la lutte contre cette position et avec le texte que je commente que peut se découvrir, me semble-t-il, le fondement d’une philosophie plébéienne ou, plus exactement d’une position plébéienne dans le champ de la philosophie - à supposer qu’une telle chose puisse exister. C’est ici que se repère la scène primitive où se séparent violemment les positions du plébéien et celles du patricien – le différend à propos de l’égalité et des fondements de l’inégalité.

Ce que je veux dire, c’est que cette opposition constitue une tradition dont le fil est assez gros pour être suivi sans trop de difficulté. Ce dont je vais essayer de montrer, pour finir, au prix d’un vertigineux saut dans le temps. Dans l’un de ses nombreux romans-mémoires consacrés à l’épisode crucial de son existence que fut sa déportation à Buchenwald, Quel beau dimanche ! , Jorge Semprun évoque la figure de Léon Blum, qui, après avoir été livré par Laval aux Allemands, est interné à proximité du même camp, dans les conditions d’un isolement certes rigoureux, mais infiniment plus supportable que celles qui prévalent à l’intérieur du camp. Il profite alors de ce loisir forcé pour faire toutes sortes le lectures et tient un journal, lequel sera publié après la Libération sous le titre de A l’échelle humaine. Semprun met en scène Blum assis à sa table de travail, dans la villa où l’ont consigné les nazis, et commentant un essai d’Emile Faguet intitulé Pour qu’on lise Platon, dans lequel celui-ci confesse qu’il ne « comprend pas bien » le passage sur l’égalité, dans Les Lois, celui que je viens d’évoquer. Semprun emprunte alors pour les besoins de sa mise en scène le passage du journal de Blum où celui-ci commente le commentaire de Faguet : tout au contraire, affirme Blum en substance, ce passage, loin d’être « obscur », est lumineux. C’est qu’en effet, il « reconnaît comme fait premier la diversité, la variété, et par conséquent [je souligne, AB] l’inégalité intrinsèque des données humaines et qui se traduit, non par l’uniformité numérique, mais par la juste proportion maintenue entre données humaines inégales (…) La Justice, conclut Platon, n’est pas autre chose que l’égalité établie entre les choses inégales, conformément à leur nature ». Et de renchérir, au cas où l’on n’aurait pas bien compris : « La justice, l’égalité consistent (…) à ne tolérer dans la société d’autres inégalités que celles qui sont l’expression des inégalités naturelles ». En découvrant ce passage des Lois par le truchement de la perplexité de Faguet, Blum découvre qu’en tant qu’intellectuel et homme politique, il a toujours au fond fait du Platon sans le savoir : « J’ai toujours considéré que l’égalité était le respect exact de la variété et, par conséquent, de l’inégalité naturelle. Les formules de l’égalité sont, non pas Tous à la toise ou Tous dans le même sac, mais Chacun à sa place et A chacun son dû ».

Pourquoi Semprun s’attarde-t-il longuement sur ce passage ? Pour le plaisir incontestable d’agrémenter son livre d’un joli numéro consistant à fusiller Blum à bout portant ; ceci en jouant sur le contraste entre le destin de ce privilégié interné suffisamment près du camp de concentration pour sentir parfois l’odeur nauséabonde des krémas lorsque le vent poussait leur fumée noire dans la direction de la villa où il était retenu, mais suffisamment éloigné de la condition des détenus ordinaires pour pouvoir se livrer à sa tranquille méditation sur Les Lois tandis que les autres crevaient sous la schlague des kapos et des SS... Pour le plaisir d’un bon mot vipérin aussi, là où, il est vrai, Blum a fait davantage que lui tendre une perche. Je cite Semprun : « Auprès de la fenêtre entrouverte, aujourd’hui, en ce dimanche de décembre, Léon Blum écoute anxieusement les flonflons lointains des marches militaires. Frissonnant, il referme la fenêtre. Il revient jusqu’à sa table de travail. Il reprend la phrase abandonnée, il reprend sa réflexion sur l’égalité, selon Platon, sur la formule de cette égalité : « A chacun son dû ».
En allemand on aurait dit : ’ Jedem das Seine ’.
C’est exactement la formule qui est inscrite en lettres de fer forgé, dans la grille d’entrée monumentale de Buchenwald. Il est vrai que Léon Blum n’a pas vu cette porte, etc., etc. »

Quelles leçons tirer de tout ça ? Plusieurs. La première, c’est que Semprun est demeuré un stalinien pur sucre, quand bien même, lorsqu’ il écrit ce livre, il a commencé à retourner sa veste et à suivre la pente qui le conduira à devenir membre d’un club planétaire de millionnaires et autres stratèges du nouvel ordre mondial, et, accessoirement, un ami indéfectible des dirigeants de l’Etat d’Israël. Le procédé typiquement stalinien, et qui déshonore celui qui y a recours, est évidemment celui qui consiste à opérer le rapprochement entre la formule de Blum, constamment décrié comme juif par ses adversaires politiques, et le slogan nazi, bref à remettre en selle implicitement pour la circonstance, l’incrimination stalinienne de « social-fascisme » adressée aux dirigeants socio-démocrates à la fin des années 1920.
Il est tout à fait typique du stalinien que, s’offrant le plaisir facile et pervers du rapprochement entre la formule de philistin de Blum et le slogan nazi, il évite soigneusement, à l’occasion de se prononcer sur le fond de ce qu’énonce Blum comme précepte politique. C’est assurément que, Semprun étant alors en train de devenir ce qu’il sera jusqu’à sa mort, un renégat et un rallié, il ne peut au fond que partager la conviction énoncée dans les termes malencontreux que l’on sait par Léon Blum.
Pour le reste, et pour revenir à la question de la tradition, il n’est évidemment pas négligeable que ce soit ici un personnage hautement symbolique de la gauche française (je parle de Blum) qui vienne relever et redéployer le manifeste platonicien en faveur d’une police rigoureuse fondée sur la double maxime – chacun à sa place et à chacun son dû. On ne saurait guère trouver image plus probante de la puissance continue de la tradition patricienne.

Resterait maintenant, pour revenir à notre citation de départ, à nous demander ce que sont au juste cette philosophie et cette sagesse dont l’auteur caché nous dit qu’elles sont « potentiellement réparties » entre tous et toutes, etc. Assignées, donc, à un devenir possible, elles semblent donc différer de ce que l’on pourrait appeler , avec Althusser, la « philosophie spontanée » des gens, qui est sous l’emprise de l’idéologie, ou bien, selon une autre version, plus anglo-saxonne, ce que leur dicte le common sense. Mais à quelles conditions différentes de celles qui s’imposent à nous, à quels déplacements renverraient cette capacité de philosopher sur un mode proprement philosophique ou cette sagesse pratique ? - cette phrase ne nous le dit pas. Naturellement, si nous étions sûrs que cette forte parole a été prononcée et écrite par Diderot, nous pourrions ici enchaîner avantageusement sur Jacques le fataliste. N’est-il pas, par excellence, ce subalterne (ce terme étant susceptible de rassembler toutes les figures apparaissant un fil de l’énumération) qui, constamment actualise l’égalité, envers et contre toutes les répartitions sociales ? Mais le doute persistant à propos de l’identité de son auteur nous prive de cette chute toute trouvée... Ne nous reste donc que la ressource de laisser flotter cette sentence au tranchant si acéré dans l’état d’apesanteur de sa non-attribution. L’avantage de la situation, c’est évidemment que, du coup, chacun peut se l’attribuer et du coup devenir, en tant que pensée de n’ »importe qui », un argument en faveur de cela même qu’elle énonce : c’est l’aptitude à la philosophie et la sagesse native du quelconque qui vient s’y exprimer, sous cette condition d’anonymat, ou plutôt d’autorat ruiné. Tout devient possible, y compris que chacun d’entre vous en soit l’auteur, y compris que je l’aie inventée, cette citation, histoire de vous divertir et de faire mon intéressant...