Haine de l’homme et mépris du peuple

, par Cédric Cagnat


J’ai souhaité partir de l’évocation d’un élément constitutif de notre présent politique. Un élément qu’on qualifiera d’ « idéologique » et dont, à mon sens, les attendus et les caractéristiques pourront nous amener, de proche en proche, à cerner la place qu’occupe, dans ce présent politique, la notion de peuple et les discours qui s’y attachent – discours dans lesquels se déploient aussi bien le « populisme » que la condamnation dont il est l’objet.
Cet élément idéologique, c’est ce que je nommerai, sans prétendre désigner autre chose qu’une réalité à la fois massive et parfaitement ostensible, le « phantasme de l’Un ». Pour le définir, je rappellerai de façon schématique et non exhaustive quelques-unes des affirmations consensuelles par le biais desquelles ce phantasme prend forme au sein de la sphère collective, avant d’expliciter dans quelle mesure se justifie cette appellation de « phantasme ».

L’une des expressions majeures de ce phantasme renvoie au consensus autour d’une certaine unité juridique ; celle qui présente une pluralité d’individus et d’institutions comme un ensemble homogène et cohérent, par exemple une république « une et indivisible ». Une telle unité revêt d’abord un caractère territorial. Elle est en quelque sorte matérialisée par une délimitation spatiale, laquelle détermine les frontières de l’intérieur et de l’extérieur, du soi et du non-soi, du même et de l’autre ; catégories géopolitiques rudimentaires au moyen desquelles se dessine pour un Etat-nation une ébauche d’autodéfinition et de réflexivité. La frontière assure donc totalité, complétude et clôture sans lesquelles nulle identité à soi ne serait figurable, et fournit à l’unité et à l’indivisibilité une représentation collectivement partagée aisément accessible. Cette unité est qualifiée de « juridique » dans la mesure où, bien entendu, les délimitations spatiales ne deviennent effectives et opérantes que dans le cadre des procédures de reconnaissance interétatiques légalement entérinées. En outre ce premier type d’unité consensuelle atteste sa dimension juridique en tant qu’il est un phénomène constitutionnel : la Constitution apparaît comme le principe unificateur qui sous-tend les péripéties du pluralisme de nos « sociétés ouvertes » et borne le jeu des oppositions propre aux systèmes parlementaires. Elle fait de l’Etat une communauté de droit, laquelle perdure – alors même que les luttes politiciennes en vue de l’obtention du pouvoir peuvent faire rage – tant que se maintiennent le rassemblement et la cohésion idéologiques autour de ses axiomes constituants.
Projetées sur des frontières et totalisées par un territoire, les structures constitutionnelles internes assurent en dernière instance, dans l’ordre des discours, l’identité et l’unité des parties sociales en présence.
Une autre modalité du phantasme de l’Un concerne le domaine des valeurs. Unité axiologique qui, dans les démocraties occidentales, s’est évidemment cristallisée autour des Droits de l’homme. Nul besoin de s’attarder ici sur son contenu tant les discours, dans tous les champs sociaux, sont saturés de ce que le terme « consensus » ne saurait donner qu’une faible idée. Qu’il suffise de préciser que l’unité axiologique occupe, par rapport à l’unité juridique, un degré de généralité supérieur, dans la mesure où cette dernière se situe à l’échelle de l’Etat-nation, voire tout au plus à celle des communautés d’Etats, comme c’est le cas pour l’Europe, alors que les « Droits fondamentaux » , non seulement président au fonctionnement – tout théorique – d’instances politiques mondiales comme l’ONU, mais tendent à pénétrer toujours davantage, en tant que réserve de normes et de représentations sociales, l’ensemble des aires culturelles. Les Droits de l’homme sont devenus un outil d’interaction et de revendication quasi-universel. Les constitutions particulières sont elles-mêmes fondées sur ces droits fondamentaux qui leur confèrent leur légitimité, cependant que le droit international a tendance à concevoir les relations entre Etats sur le modèle des rapports interindividuels, le respect de la souveraineté des nations étant calqué sur celui de l’autonomie des personnes.
Globalisés en extension, contribuant ainsi à une vaste homogénéisation idéologique à l’échelle mondiale, les Droits de l’homme procèdent également à une unification quant à leur objet même : ce qui est universellement partagé aujourd’hui, c’est l’idée que sous la diversité culturelle gît une identité de nature. Tous les hommes se trouvent subsumés dans une même définition qui est censée déterminer l’identité des aspirations, lesquelles doivent à ce titre s’étendre à toutes les civilisations. Un unique modèle – occidental – que le « progrès » ne manquera pas de généraliser, à terme, à toutes les parties du globe.
L’unité économique, enfin, désigne le consensus, certes aujourd’hui quelque peu ébranlé, relatif à l’ultralibéralisme mercantile. Comme pour les Droits de l’homme, il se constitue autour d’un naturalisme grossier. Une conception de l’homme et une vision du marché, toutes deux fondées sur des caractéristiques naturelles, donc inéluctables : l’homo œconomicus, figure de l’individu calculant visant ses seuls intérêts ; la « main invisible » providentielle du marché et son extension tératologique, la finance, dont un ministre de l’économie français a encore récemment affirmé que vouloir s’y opposer « est aussi idiot que de dire qu’on est contre la pluie ou le brouillard ». Cette acception météorologique des processus économiques s’inscrit typiquement dans le phantasme dont il est ici question : une et une seule option, dictée par la nature des choses, dont il n’est pas loisible de se figurer la moindre alternative.

Le juridique, l’axiologique, l’économique : trois modalités, parmi d’autres sans doute, de cette prééminence de l’Un par laquelle sont confisqués d’autres possibles ; triple affirmation idéologique qu’englobe un quatrième type de consensus, proprement politique, à savoir le consensus autour de l’éviction de la violence, qui seule rend possible l’existence de la société : tel est le postulat auquel tout un chacun doit souscrire, et qui assure une fonction bien précise, l’escamotage de ce que Lefort nommait « la division originaire du social » ainsi que de la violence fondatrice de toute unité étatique. Dans le mirage de l’unité opèrent les dispositifs qui permettent d’occulter les antagonismes dont toute vie commune est traversée, les dissensions et les conflits qui opposent sujets, groupes, classes de toutes natures et à toutes les échelles, dans les luttes de pouvoir ou d’émancipation, les divergences d’intérêts, les combats pour la vie – ou la survie – face à la libido dominandi des kleptocrates, aux mécanismes coercitifs par lesquels se maintiennent les structures systémiques ou à la confiscation de la part agissante des subjectivités.
C’est en ce sens que l’affirmation de l’unité peut être qualifiée de phantasmatique. Elle est une incantation hallucinée d’où est bannie la division et sous laquelle on retrouve, en chacune de ses déclinaisons, cette violence qu’elle est censée éradiquer et qu’elle ne fait que dissimuler : sous l’unité juridique, l’exercice continu de la force, virtuel ou effectif, en vue du maintien de l’ordre interne et l’entretien des dispositifs armés garants de l’intégrité territoriale ; sous l’unité axiologique, dans le domaine des relations extérieures, l’irrédentisme colonial de jadis mué aujourd’hui en droit d’ingérence militaire et en état d’exception, et dans le domaine de l’organisation constitutionnelle la partition originaire, républicaine et libérale, entre propriétaires vertueux et masse incompétente rivée à l’immédiateté de ses besoins ; sous l’unité économique, la guerre de domination perpétuelle du mercantilisme en lieu et place du « doux commerce », comme l’exploitation et l’exclusion qui en sont les effets sociaux dévastateurs.
Mais le consensus pacifiste ne saurait se limiter à la forclusion de la violence propre à ces diverses configurations systémiques. Il s’étend aux événements que ces dernières ne peuvent manquer de susciter, soit aux phénomènes de la « contre-violence » issus de la société civile par lesquels s’actualise une capacité agissante qui risque à tout moment de fissurer le postulat phantasmatique de l’unité sociale, précisément parce que toute action, au sens plein, est manifestation objectivée de la division originaire et irréductible du social. Exemple récent parmi tant d’autres, l’opuscule de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! , qui aura été l’ « événement éditorial » de l’an 2011. Evoquant les actions du Hamas, l’auteur « comprend » mais déplore qu’une situation inacceptable puisse, en raison de l’ « exaspération » qu’elle suscite, déboucher sur des conduites violentes. Aussi, à l’exaspération veut-il que soit substituée l’espérance : « L’exaspération est un déni de l’espoir. Elle est compréhensible, je dirais presque qu’elle est naturelle, mais pour autant elle n’est pas acceptable » . L’exaspération, ou la violence qu’elle induit, « ne permet pas d’obtenir les résultats que peut éventuellement produire l’espérance […]. Se dire “la violence n’est pas efficace”, c’est bien plus important que de savoir si on doit condamner ou pas ceux qui s’y livrent. Le terrorisme n’est pas efficace. Dans la notion d’efficacité, il faut une espérance non-violente » . Cette antithèse de la violence et de l’espoir s’inscrit dans la très classique vision manichéenne selon laquelle la lumière du Bien politique ne saurait venir que d’une confrontation apaisée de points de vue répartis entre gens civilisés, raisonnables et de bonne compagnie. Seuls, au-dessus des parties, trônent le Droit et la Raison, à la reconnaissance desquels finiront bien par aboutir tous les efforts partagés de la négociation : « C’est le chemin que nous devons apprendre à suivre. Aussi bien du côté des oppresseurs que des opprimés, il faut arriver à une négociation pour faire disparaître l’oppression […]. C’est un message d’espoir dans la capacité des sociétés modernes à dépasser les conflits par une compréhension mutuelle et une patience vigilante » .
Espoir, négociation, « patience et longueur de temps, font plus que force ni que rage » : tel est le précepte grâce auquel lions et rats vivent en bonne intelligence dans la totalité harmonieuse de la machine sociale. Reste à s’atteler à une brève généalogie de cette monomanie unaire, afin d’y déceler la fonction impartie à l’instance populaire : le sens du démos de la démocratie et les contours de cette figure honnie du peuple dont use le populisme.

Le phantasme de l’Un sur lequel reposent les systèmes démocratiques actuels est rendu possible, à l’instar de tout édifice idéologique, par un récit à caractère mythologique : une fable. Sans doute cette fable a-t-elle toujours existé. Elle est en tous cas aussi ancienne que les premières tentatives occidentales de mise en discours scripturaire du politique et, ayant traversé les temps et les lieux, elle imprègne encore – continuité à tout prendre étonnante – de façon implicite et parfois expressément, nombre de représentations anthropologiques spontanées ou savantes. On la trouve ainsi formulée dans le Traité de la violence de Wolfgang Sofsky, ouvrage datant de 1996 :

Quand les hommes étaient libres et égaux, chacun avait tout à craindre d’autrui. La vie était brève, la peur était immense. Aucune loi ne mettait à l’abri des agressions. Tout le monde se méfiait de tout le monde et devait se protéger d’autrui. Car même le plus faible était encore assez fort pour blesser ou tuer plus fort que lui, par ruse ou par entente avec un tiers. Les hommes conclurent donc une alliance pour assure leur commune sécurité. Au terme de longues concertations, ils signèrent un contrat prescrivant à tous ce qu’ils devaient faire et ne pas faire. Ce fut un grand soulagement, la peur parut pour un moment avoir disparu. Pour autant, le danger n’était pas écarté. Chacun savait que, tant qu’il était en vie, l’on pouvait toujours lui faire du mal. Certains n’avaient donné qu’un accord hésitant, d’autres n’attendaient que la première occasion. Le soupçon et la peur se répandirent à nouveau.
Les hommes se résolurent alors à prendre une mesure supplémentaire. Ils déposèrent tous les armes qu’ils avaient confectionnées au cours du temps, et les remirent entre les mains de quelques porte-parole préalablement choisis par eux, et chargés d’assurer la sécurité au nom de tous et de prendre des mesures contre ceux qui ne s’y conformeraient pas.

On reconnaît évidemment la description de l’état de nature que donne Hobbes dans ses deux principaux ouvrages de philosophie politique, Le Citoyen (1642) et Léviathan (1651) : « L’état naturel des hommes, avant qu’ils eussent formé des sociétés, était une guerre perpétuelle, et non seulement cela, mais une guerre de tous contre tous. » Cet état de guerre procède d’une double caractérisation anthropologique postulée par le philosophe, d’une part l’égalité initiale des hommes dans l’ordre des facultés, la quête de sûreté, le désir de survie, et d’autre part une pente naturelle à l’égoïsme et la bellicosité : « La cause de la crainte mutuelle dépend en partie de l’égalité naturelle de tous les hommes, en partie de la réciproque volonté qu’ils ont de nuire. » ; « Je mets au premier rang et à titre d’inclination générale de toute l’humanité, un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort. », ce qui implique la nécessité de sortir de cette condition originelle en établissant une société civile d’où la violence interindividuelle sera bannie. Pour ce faire, l’usage de la force sera contractuellement concentré aux mains d’un souverain dont la mission consistera à maintenir l’ordre et assurer la sécurité de tous : « La multitude ainsi unie en une seule personne est appelée République. »
Tout cela est fort connu, mais on a trop souvent tendance à envisager les thèses hobbesiennes comme les reliques d’un âge absolutiste qui ne nous concernerait plus. Or, l’éviction de la violence demeure au premier plan de ce que nous considérons comme une société viable – à tel point que le leitmotiv de l’unité, comme j’ai tenté de le montrer précédemment, a pour visée principale l’occultation d’effets systémiques qui participent pleinement du phénomène violent, dans le même temps que le spectre du « mauvais sauvage », le risque toujours imminent du déferlement anarchique des instincts n’ont jamais cessé de hanter l’ordre pacifié des républiques modernes. Le moment hobbesien représente la charnière qui à la fois hérite d’une longue tradition anthropologique pour laquelle l’homme est cette créature néfaste dont il s’agit de désamorcer la brutalité native au moyen des rigueurs de la loi et de ses ressources coercitives ; et installe les prémisses de la politique post-révolutionnaire à venir qui, réalisant un transfert de souveraineté, donnera naissance à une figure scindée du peuple et ouvrira la voie aux dénigrements antipopulistes aujourd’hui encore de mise.

L’anthropologie pessimiste est déjà tout entière présente dans l’un des premiers énoncés théoriques de la pensée politique occidentale. Dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, alors qu’il relate le conflit survenu sur l’île de Corcyre entre partisans démocrates liés à Athènes et aristocrates alliés de Sparte, Thucydide, après avoir décrit l’horreur de cette guerre civile – en insistant davantage sur les turpitudes des premiers, ce qui n’est sans doute pas anodin pour notre propos – brise le fil de son récit pour formuler cette proposition à portée générale :

Les cités en proie à ces dissensions souffrirent des maux innombrables et terribles, qui se produisent et se produiront sans cesse, tant que la nature humaine sera la même […]. Car pendant la paix et dans la prospérité, Etats et particuliers ont un meilleur esprit, parce qu’ils ne sont pas victimes d’une nécessité impitoyable. Mais la guerre, en faisant disparaître la facilité de la vie quotidienne, enseigne la violence et met les passions de la multitude en accord avec la brutalité des faits.

L’abolition momentanée des lois joue comme un révélateur, les « passions » habituellement endiguées par les normes sociales se donnent alors libre cours et la « nature humaine », qui n’était que provisoirement entravée se montre dans son inaltérable vérité, toujours « la même », celle du chaos et de la soif de sang. La multitude, l’engeance démocrate particulièrement, profite de l’état d’exception pour se livrer aux frénésies du vice et invertir l’ordinaire de la cité qui se transforme en un atroce carnaval. Tous les principes usuels, garants de la civilisation, sont révoqués : « La fidélité aux engagements était fondée non sur le respect de la loi divine du serment, mais sur la complicité dans le crime » ; les inhibitions et les tabous levés : « Le père tuait le fils » ; et il n’est pas jusqu’aux codes de la langue qui ne se trouvent dévoyés : « En voulant justifier des actes considérés jusque-là comme blâmables, on changea le sens des mots. L’audace irréfléchie passa pour un courageux dévouement ; la précaution prudente pour une lâcheté qui se couvre de beaux dehors. » Hobbes, de son aveu, fut ébranlé par ces pages dans lesquelles perçait l’écho des guerres confessionnelles de son temps et en adopta les présupposés anthropologiques pour sa propre doctrine.
A la source antique de l’anthropologie pessimiste s’ajoute celle de la théologie chrétienne, lorsqu’au IVe siècle de notre ère les conceptions libertaires du christianisme primitif laissèrent place aux austères récriminations d’Augustin. Pour les premiers chrétiens, en effet, bien que tous les hommes fussent originellement marqués du péché commis par Adam, l’eau baptismale détenait cette vertu de restaurer chez tout un chacun la liberté d’avant la chute et de conférer à nouveau « la capacité de se gouverner soi-même aliénée par la faute ». La créature humaine était alors supposée apte à la justice et au bien, en un sens exclusivement moral, le rapport du fidèle aux pouvoirs politiques se rattachant encore au précepte christique de la stricte incommunicabilité entre les sphères spirituelle et temporelle, césure clairement exprimée dans la fameuse exhortation de Jésus : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». En mettent l’accent sur le caractère irrémissible du péché originel, Saint Augustin opéra un renversement radical des prolongements politiques de la théologie chrétienne : la « “tentative orgueilleuse d’Adam d’établir son propre gouvernement autonome” marque le commencement de la servitude de l’homme. Depuis la chute, sa volonté est esclave, impuissante à commander la chair. De là la nécessité de la coercition. La justification augustinienne d’un pouvoir répressif s’inscrit dans une vision globale de la déchéance du genre humain » et retrouve, faut-il ajouter, les injonctions pauliniennes restées dormantes jusqu’alors : « Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu. Et les rebelles se feront eux-mêmes condamner. »
Des sombres considérations de l’anthropologie antique telles que les formule Thucydide au thème chrétien du péché originel se tisse donc la trame idéologique qui débouchera sur les formes de gouvernement propres aux monarchies absolues. Au sein d’une telle configuration, l’homme, turpide et dangereux, s’avérant par nature incapable de poursuivre le bien ; et Dieu étant l’unique source du droit, la vocation des sujets du souverain, hétéronomes par destination, ne saurait être que d’obéir. Si l’assise anthropologique de Hobbes et les conclusions absolutistes auxquelles il aboutit le situent clairement dans cette même lignée, le contractualisme qu’il articule, en faisant l’économie de la dimension théologique, inaugure une séquence de la pensée politique dont la période post-révolutionnaire, et dans une certaine mesure notre propre présent, représenteront l’achèvement – séquence au cours de laquelle vont être définies à nouveau frais la notion de peuple, sa véhémence et la grossièreté qui caractérise sa nature. J’examinerai ces mutations sous l’angle du phénomène contestataire qui, participant du chapitre de la violence politique, est riche d’enseignements concernant notre sujet.

Ayant extirpé la violence, en droit, du sein de la société civile pour en réserver l’usage au seul Léviathan, la théorie hobbesienne de l’Etat ne laisse évidemment aucune place aux manifestations populaires, lesquelles constitueraient une rupture de contrat et le retour corrélatif à l’état sauvage. Ce n’est qu’avec la période révolutionnaire, non sans controverses, qu’apparaît en Europe la possibilité – juridique – pour un peuple de s’élever contre un pouvoir despote. La définition purement négative du pouvoir étatique – soustraire le citoyen aux dangers des conflits interindividuels – ne suffit plus à sa légitimation ; il faut encore qu’il réponde à une détermination positive : poursuivre et réaliser un idéal de justice. D’où la nécessité d’une configuration politique dans laquelle soient rendues compatibles la condamnation de la violence et « la résistance à l’oppression », désormais consignée à l’article II de la Déclaration de 1789, en tant que « droit naturel et imprescriptible de l’homme », aux côtés de la liberté, de la propriété et de la sûreté.
La solution ne pouvait aller de soi : comment un système législatif peut-il, sans se contredire lui-même, consigner un droit dont l’usage équivaudrait à la transgression des lois qu’il promulgue ? Et comment soumettre à des lois, sans la désarmer, l’expression ultime de la liberté du citoyen face au scandale d’un droit qui s’avère injuste ? Le système démocratique contemporain résulte en grande partie de cette corrélation entre les visées pacificatrices de la pensée politique moderne et l’instauration révolutionnaire d’un droit des peuples à exprimer ses éventuelles doléances. La contestation régulée, c’est-à-dire légale et non-violente, est considérée comme partie intégrante du fonctionnement normal d’un régime à prétentions démocratiques. Si l’une des fonctions de l’Etat démocratique est la préservation de la société contre la violence, la protestation légale définit utilement, en négatif, une violence alors juridiquement circonscrite : du point de vue politique sera considérée comme violente toute action qui ne s’inscrit pas dans les dispositifs de contestation institués. Une équivalence s’établit entre violence et insurrection, à l’exclusion de tout autre déploiement de force d’origine étatique ou syndicale, par exemple, ou encore des contraintes sociales et économiques. Détenteurs du pouvoir et citoyens, situés dans l’orbe du droit, les premiers en tant qu’ils l’édictent, les seconds en tant qu’ils s’y soumettent, sont d’emblée immunisés contre les accointances ou compromissions éventuelles avec la violence juridiquement définie. Reste une catégorie résiduelle, impossible à identifier empiriquement, mais qui peut être nommée chaque fois qu’émerge un type de conduites politiques soustrait aux structures actionnelles légalement prédéterminées. Il s’agit de la catégorie : « peuple ». Cette catégorie, qui reste indéfinissable aussi longtemps qu’on l’aborde en tant que substance, occupe toutefois une fonction bien précise par laquelle il devient possible de la caractériser : dans la fable hobbesienne, l’homme doit être soumis à une puissance absolue qui l’empêchera de donner libre cours à l’agressivité et la bassesse de ses instincts, à son inclination naturelle à la nuisance. Tant que Dieu demeurait la source et la garantie de la Loi, l’humanité dans son entier pouvait tenir le rôle de cette matière rétive sur laquelle elle devait s’exercer. Le Droit savait nommer son autre – la violence naturelle de l’homme – afin d’être en mesure de le conjurer. Mais dans le cadre démocratique, c’est à cette créature pernicieuse qu’est confié le soin d’élaborer son propre système de législation. Il faut donc lui faire crédit d’une certaine bienveillance, d’un certain attachement à la recherche du juste, tout en conservant la possibilité d’identifier et de situer la source du mal. Celle-ci dut alors faire l’objet d’un déplacement : de l’Homme vers l’une de ses parties, à savoir le peuple. L’humanité telle que Hobbes la concevait s’est réfugiée dans une catégorie anthropologique dès lors exclue de la pastorale démocratique, humanité de nature dont le peuple est devenu la métonymie, nature barbare et grossière, telle qu’elle s’exprime précisément dans les explosions de violence insurrectionnelle. Toute la modernité s’est nourrie de ce mépris à l’égard de la populace : des Sans-culottes aux foules de Le Bon, en passant par la canaille communarde et le Lumpen marxien, jusqu’aux masses hypnotisées de Freud et aux « populistes » d’aujourd’hui. Le dénigrement chrétien de l’homme s’est condensé en mépris du peuple.
Catégorie anthropologique perçue comme la dépositaire des attributs propres à l’humanité présociale, le peuple brutal, ivre et jouisseur, est dépourvu des propriétés morales et des facultés rationnelles dont bénéficie le citoyen-électeur intégré ; ce qui préside aux comportements de l’homme-peuple, c’est le ventre. Tels sont les présupposés du mépris que l’élite lui réserve et de l’effroi qu’il lui inspire. Présupposés qui jadis n’avaient nul besoin d’emprunter les détours et précautions oratoires qu’on leur connaît aujourd’hui. Chez Platon, déjà, « l’opposition entre l’âme rationnelle éduquée et l’âme désirante naturellement insatiable est le reflet intériorisé de la même opposition entre la loi et l’égoïsme naturel » . Cette opposition renvoie explicitement à une partition sociale. L’élite de la cité idéale, les « gardiens », est l’unique dépositaire de cette vertueuse rationalité : « La sagesse de ces gardiens, leur vertu et leur modération était censée leur permettre de contenir les désirs pervers de la masse. La maîtrise de soi leur permet de se protéger de la variété bigarrée des appétits, des plaisirs et des douleurs que Platon attribue aux femmes, aux enfants, aux esclaves, et à “la foule de ceux qui ne sont libres que de nom” » . Un schéma identique se révèle de nos jours à travers le règne des « experts » et des politiciens de métier. D’un côté : la sphère de la civilisation, où règne une rationalité qu’a reçue en partage une caste d’élite ; de l’autre : les bas-fonds de la foule demeurée prisonnière de son animalité, mue par les impulsions anarchiques de ses passions.
C’est en ce sens que j’ai évoqué précédemment la « figure scindée du peuple », expression qui renvoie à la césure opérée à l’intérieur de cette notion : par contraste avec la plèbe indécrottable, le « peuple » axiologiquement valorisé, désignant grosso modo le « citoyen », avec les attributs d’ordre moral qu’on lui adjuge, principalement la rationalité et la « responsabilité » par lesquelles se manifeste son allégeance aux idéaux démocratiques, et qui reviennent entre autres à bannir toute forme de violence de son champ d’action. La distribution des rôles au sein de cette césure n’est pas, en outre, établie sur la base des seules conduites : s’y ajoute un élément de destination par naissance qui s’apparente à un déterminisme social très proche de celui qui avait cours sous l’Ancien régime. Faire partie du peuple-citoyen, c’est adapter son comportement aux procédures politiques pacifiées de la délégation démocratique, mais c’est aussi pouvoir exciper de certaines origines et appartenances aux classes économiquement et culturellement dotées, si bien qu’un quelconque mouvement social se verra interprété soit à l’aune de critères politiques, soit comme simple explosion chaotique d’instincts populaciers littéralement a-signifiants, selon qu’il sera le fait d’un groupe nativement désigné comme citoyen, ou d’une masse émeutière brutale et inculte.
Dans un tel cadre idéologique, il devient aisé de mettre au jour les attendus que recèlent les condamnations rémanentes à l’endroit du « populisme » et de certains de ses discours : sera stigmatisé comme populiste tel qui refuse de souscrire à cette bipartition anthropologique entre le peuple juridique – les citoyens correctement informés, ou qui savent raisonnablement s’en remettre à l’expertise de leurs représentants décisionnaires – et la plèbe réfractaire qui, ne s’en laissant pas conter, oscille sans cesse entre désertion des mécanismes de la délégation parlementaire et turbulences insurrectionnelles.
Aussi serait-il bienvenu, afin d’échapper à certaines confusions stérilisantes, de défaire la parenté lexicale qui assimile le populisme ainsi caractérisé à ce que l’on a coutume de désigner sous le terme de « démagogie ». Le démagogue parle au peuple, au nom du peuple, mais s’il adopte sur ce dernier un discours positif, c’est dans un but strictement électoraliste qui ne met donc nullement en cause la confiscation politique propre au parlementarisme. Pour faire parvenir son parti au pouvoir, non seulement se présentera-t-il comme une figure tutélaire ou paternelle formulant à la place du peuple ce qu’il est incapable d’articuler, mais il gagera sa réussite sur la séduction et le charisme auxquels la foule sera censée se laisser prendre, ainsi que sur les ressentiments qu’elle nourrit à l’encontre des élites. Dans cette perspective, le « populisme de parti » ne laisse pas d’opiner aux pétitions de principes de l’anthropologie pessimiste à laquelle il appartient de plein droit.
Populisme, démagogie : c’est en raison de cette regrettable synonymie que le blâme adressé légitimement à l’opportunisme politicien rejaillit sur tout discours ou toute action entendant faire du peuple le véritable sujet de son histoire.