Des gestes de lecteurs : sortir du flou
Voyons où la philo mène proposait le 10 février 2018 à Fertans une journée sur « la production de l’ignorance. Entre les trous de savoir et Colombo, j’ai proposé à cette occasion une intervention consacrée à mes travaux autour de la lecture et du rapport à l’écrit.
Claire Aubert [1]
La lecture est une pratique sociale
Quelques points d’ancrage d’abord, pour prendre le contrepoint de ce qui semble être le lieu commun principal : en France, aujourd’hui, la lecture serait une affaire intime et singulière, un peu mystérieuse, dont on scande d’autant plus l’importance qu’on ne la saisit pas très bien. Et pourtant… Et pourtant, la simple proposition de demander à chacun et chacune de lister cinq lectures marquantes et de les ancrer dans des réalités (de temps, d’espace, de relations, de sensations) suffit à nous rappeler que notre mémoire se nourrit d’éléments sensibles, et qu’une lecture est d’abord le point de rencontre entre un texte, un lecteur et un contexte (plutôt que le seul souvenir du contenu « littéral » du texte).
L’autre point d’ancrage très simple tient à l’observation de ce qui nous vient en répondant à cette consigne : des livres, uniquement des livres. L’immense variété de nos lectures (supports numériques, quotidiennes, documents administratifs, travail, relectures, copies, courriers, articles, journaux…) s’efface devant la première équivalence lecture = livre.
Et son corollaire arrive immédiatement : bien que nous soyons dans un repaire de philosophes, les quelques titres évoqués ont été majoritairement des ouvrages de fiction. C’est que livre = littérature.
L’autre rappel serait que les normes varient selon les époques et les contextes : les rencontres avec d’autres lecteurs l’ont rappelé très vite. Le rapport à la bande dessinée ne se construit pas de la même façon dans les années 1980 et dans les années 2010. La « simple » fréquentation de documents écrits pour une enfant des années 1930 en milieu rural est très différente de la surexposition des années 2010 en milieu urbain. Etc.
Enfin, et aux antipodes de cette lecture fantasmée intime, on ne lit jamais seul : d’abord d’un point de vue factuel, nos choix et nos trouvailles de lectures s’inscrivent dans un tissu de relations (conseillé, offert, évoqué par un.e ami.e, recommandé par un.e journaliste ou intellectuel.le, présenté par un.e professeur.e, ou rappelant une figure ou une voix quand on se raconte qu’il ne s’agit que de notre choix propre…). Ensuite parce que l’acte physique de la lecture s’inscrit lui aussi dans des réalités matérielles très concrètes [2] : de temps, d’espaces, de supports, d’interrelations… ou d’organisation de leur « absence » supposée. Nos « identités » de lecteurs se construisent par nos inscriptions successives dans des sphères sociales, les convergences ou contradictions à l’œuvre, et évoluent en permanence. Nous mettons en jeu (physiquement, matériellement) ces mondes sociaux dans nos façons de lire les plus concrètes (position du corps, situation dans l’espace, choix du lieu, rapport aux objets, etc.).
Une première conclusion donc, temporaire : le simple mot de « lecture », au singulier et employé seul, nous enferme dans une idée fantasmée et normative de « la lecture » et nous pousse à nous considérer comme des « lecteurs » au singulier. Employé au singulier, « la lecture » convoque surtout les normes aujourd’hui à l’œuvre autour de cette activité hautement symbolique et bien peu étudiée. La représentation normative de l’activité « lire » pourrait être, caricaturalement : « déchiffrer de la première à la dernière ligne un texte et en saisir le contenu tel qu’il a été pensé par son auteur, puis s’en souvenir de façon à pouvoir le citer ou le mentionner selon les occasions » [3]. Or une observation très rapide de pratiques de lecture nous rappelle que selon les personnes, les occasions, les prétextes, les contextes et les contenus, on peut observer des lectures en diagonale, des lectures buissonnières, des lectures clandestines, des lectures que l’on oublie, des lectures que l’on transforme, des lectures utilitaires, des lectures pour briller en société, et bien d’autres encore – et la même variété des contenus et des supports : recevoir et envoyer des SMS, c’est lire ; tenter de comprendre les attributions des aides de la CAF, c’est lire ; être titulaire d’un contrat de travail ou d’un bail de location, c’est lire ; tout comme prendre connaissance de la presse (numérique ou papier), correspondre, contribuer à des listes de diffusion, s’enflammer en recevant un mail, réclamer des droits, recevoir des compte rendus, et bien d’autres choses encore.
Le pluriel (des situations, des moments, des sens, des enjeux, des intérêts, des façons de faire, des contenus…) nous ouvre des horizons (les lectures, les écrits, les diffusions, les écritures) et nous oblige à la précision : de quoi parle-t-on dans cette situation précise ? De la lecture d’œuvres littéraires, ou d’un apprentissage du déchiffrement des signes écrits ? Ou encore de la manipulation de langage et de la construction d’un esprit critique sur toute forme de discours ?
Le pluriel nous empêche également de nous engouffrer dans le raisonnement binaire qui voudrait qu’il y ait donc des « lecteurs » et des « non-lecteurs » (terminologie utilisée dans la sociologie de la lecture publique, pour les études de publics en bibliothèques, les « non-lecteurs » étant le plus souvent les personnes qui ne fréquentent pas les bibliothèques). Je défie quiconque de définir avec précision de quoi serait faite cette frontière entre « lecteurs » et « non-lecteurs » : de quelle lecture parle-t-on ? De quels contenus ? De quelles façons de lire ? Peut-on rester aussi flous sur la multiplicité (des pratiques, des contenus, des supports, des situations, des contextes) dont je parlais plus haut, et trancher dans l’humanité pour décider qui est concerné et qui ne l’est pas ?
Par rigueur, et pour ne pas enfermer notre pensée dans un système normatif dont nous serions à la fois les gardiens et les prisonniers, tentons donc de penser la lecture de façon très extensive : serait lectrice toute personne en relation avec de l’écrit pour tenter d’y construire du sens. Autant dire que compte tenu de l’omniprésence des écrits (en France, aujourd’hui), les non-lecteurs n’existent pas – et d’autre part que penser « la lecture » en dehors de contextes sociaux précis, d’usages, de fonctions particulières est une mission impossible (ou une aberration).
Des enjeux de société plutôt que sociaux autour de la lecture ?
Là encore, les points de départ sont fort simples : l’affirmation « lire rend citoyen » [4] revient régulièrement – mais on rencontre bien peu son explication : pourquoi et comment lire rendrait citoyen ? Dans quelles conditions ? Et de quels citoyens parle-t-on ? Finalement, interroger la lecture, c’est un peu comme ouvrir le débat sur la vaccination : on s’expose surtout à se faire traiter de dangereux terroriste (mais puisqu’on vous dit que la vaccination c’est bien !) et on a bien du mal à déplier, décortiquer, distinguer, nuancer quelque chose.
Si on rappelle qu’en France, aujourd’hui, l’écrit est omniprésent (dans les situations de la vie sociale, comme condition d’inscriptions sociales),
Si l’on accepte le principe a priori que toute personne (en France, aujourd’hui) se trouve de fait lectrice, en tout cas développe forcément une relation à l’écrit puisqu’elle y est exposée en permanence (cette relation pouvant être compliquée, désagréable, jouissive, déplaisante, lacunaire, et encore plus probablement mouvante),
Si l’on considère que les chiffres de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme, qui estiment à environ 7% la part de la population en grande difficulté avec l’écrit [5], sont plutôt optimistes (en les comparant aux résultats des enquêtes Pisa, ou à des travaux d’autres pays sur une question comparable),
Et si l’on prend en compte l’affirmation de Jean Foucambert [6] « une société ne génère que le nombre de lecteurs autonomes dont elle a besoin », c’est-à-dire le nombre de personnes susceptibles de lire et surtout d’écrire selon des finalités variées, des enjeux variés, dans des situations variées…
Pour mémoire, l’écrit joue un rôle majeur dans l’organisation du pouvoir en France, aujourd’hui :
les documents qui font foi, dans les domaines juridiques ou professionnels, sont des documents écrits,
les supports numériques de communication se sont multipliés, le rythme et la fréquence des informations circulant se sont intensifiés : une partie de la vie politique et médiatique consiste davantage à commenter ces flux qu’à décrire autre chose,
les marqueurs culturels agissent dans toutes les situations sociales (faire mine d’avoir lu telle ou telle chose, écrire, mettre en page, rédiger un courrier électronique, s’adresser de telle ou telle façon à un interlocuteur…)
« Les personnes cultivées le savent, et surtout, pour leur malheur, les personnes non cultivées l’ignorent : la culture est d’abord une affaire d’orientation ». Cette citation de Pierre Bayard [7] nous rappelle que ce qui est en jeu là relève de la capacité d’orientation, de la possibilité de situer un écrit, un discours, dans un ensemble plus vaste, et non de le comprendre en tant que tel pour ce qu’il est. Savoir et pouvoir, vous avez dit ?
On peut alors se demander qui a intérêt à ce que le flou se maintienne tel qu’il est autour de cette histoire de lecture au singulier, plutôt qu’à ce qu’il ne s’éclaire ? Le flou ou l’illusion : persister à envisager la lecture d’abord comme une pratique « unique », ensuite comme une affaire intime et singulière. Le sort de chaque lecteur se jouerait à l’école (puisque c’est l’école qui se trouve aujourd’hui officiellement responsable de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture). Une fois passée cette étape, les « lecteurs » auxquels on fait référence sont ceux qui cherchent à se divertir (point de vue des bibliothèques), ceux qui représentent une manne économique (point de vue des librairies, des éditeurs, des circuits économiques de la « chaîne du livre »), ceux qui sont « non-lecteurs » (il faudrait les soigner puisqu’ils sont le problème de l’illettrisme, qui serait donc une question « sociale », c’est-à-dire de travail social…).
De la recherche appliquée : et la philo dans tout ça ?
Dans ce travail d’élucidation, les sciences sociales telles qu’elles existent aujourd’hui ne répondaient pas à mes questions. Comme évoqué plus haut, la sociologie de la lecture actuelle s’intéresse plutôt aux aspects institutionnels [8] : fréquentation des établissements de lecture publique ou des librairies, éventuellement construction des identités sociales par la lecture [9]… Des études nationales statistiques questionnent les personnes sur le nombre de livres qu’elles lisent par an sans prendre en compte les biais de représentation, pourtant nombreux [10]. Un colloque organisé en 1984 sous la houlette de Roger Chartier et Pierre Bourdieu [11] rappelait pourtant la nécessité d’une approche pluridisciplinaire solide pour aborder les pratiques de lecture. En écho aux rencontres de Fertans, je vais dresser ici une liste des points d’appuis qui m’ont été nécessaires dans le champ de la philosophie.
Comment étudier, nommer ce qui semble invisible ? En prenant le pari que « ça » existe, d’abord, en accordant de l’attention ensuite à ce qu’on n’attendait pas nécessairement, donc en prenant de la distance avec nos propres catégories de pensée. En affirmant un choix éthique de refus de catégorisation des personnes comme le fait Michel de Certeau : « … (des) conquérants de l’espace que sont les médias (…) et (des) foules (à qui) il resterait seulement la liberté de brouter la ration de simulacres que le système distribue à chacun. Voilà précisément l’idée contre laquelle je m’élève : pareille représentation des consommateurs n’est pas recevable [12] ». Refuser donc la représentation massive de non-lecteurs qui ne fréquenteraient pas d’écrit, et chercher dans quelle mesure, dans quelle part, de quelles façons tout le monde lit et chacun lit. Dans le même chapitre consacré à « Lire : un braconnage », Michel de Certeau remet en cause la binarité qui ferait de la lecture une activité de réception ou de consommation, face à l’écriture qui serait une activité d’expression, en considérant la lecture comme une activité créatrice – et en rappelant la dualité nécessaire de ce binôme. Ce point d’appui permet d’interroger les politiques publiques autour de la lecture dans leur rapport même à l’écriture : quelle finalité poursuivent-elles, celle de produire des lecteurs-consommateurs d’industries culturelles, ou celle de contribuer à des « citoyens » en mesure de lire et d’écrire, de comprendre un discours et d’en produire ? De façon encore plus concrète, la proposition de Michel de Certeau dans L’invention du quotidien a constitué un appui méthodologique important dans le travail d’entretiens et d’analyse d’entretiens autour de la lecture.
Autre parti pris ancré dans la philosophie, que j’ai d’abord travaillé dans le domaine pédagogique et qui intervient maintenant ma posture de recherche (sans que je sache très bien comment, à vrai dire) : le postulat de l’égalité des intelligences développé par Jacques Rancière [13]. Pédagogiquement, pour faire travailler des textes théoriques à des stagiaires, étudiants, adultes en formation, l’invitation ressemble à « acceptons de nous appuyer sur les 2 % que nous pensons comprendre dans ce texte plutôt que de nous laisser effrayer par les 98 % que nous pensons ne pas comprendre ». Pédagogiquement, encore une fois, il s’agit d’axer le travail sur ce que les personnes retiennent ou observent en premier lieu, plutôt que de parier sur leur supposée ignorance en tentant de la combler. Jacques Rancière pose bien ce postulat comme un principe, un a priori, un préalable, non comme un but : l’égalité (des intelligences, ici) n’est ni une fin en soi, ni un objectif à atteindre, ni une réalité qui se décrète, elle est un principe qui se pose a priori. Pour la recherche, ce même principe consisterait à considérer a priori que chaque personne rencontrée est bien experte de sa propre situation, situations dont les réalités ne peuvent qu’être inégales (variété des parcours, des études, du rapport au langage, à la situation évoquée, etc.). Choix éthique peut-être, une fois encore : ce n’est pas parce que je tiens le stylo (ou le dictaphone, ou le rapport d’enquête) que je connais « mieux » la situation évoquée que mon interlocuteur. Il se trouve que ma place, à ce moment-là, dans cette situation, me permet d’en rendre compte.
Ce glissement vers la posture de recherche a été décrit en tant que tel par Vinciane Despret et Jocelyne Porcher [14] : elles y évoquent la politesse de la question de recherche. Dans cet essai futé et affuté, la chercheuse-philosophe et la chercheuse-agronome reposent la question de la différence entre l’homme et l’animal. Etudiée depuis des décennies, qu’en est-il si on l’adresse à des spécialistes des animaux, par exemple des éleveurs ? Une réplique parmi d’autres, d’une vieille dame, qui les prend au mot : « comment voulez-vous que je vous réponde, moi je n’ai pas d’homme… », et les enquêtrices poursuivent leur travail en demandant à leurs interlocuteurs de quelle façon il faudrait poser cette question pour qu’elles les intéressent. Concernant les pratiques de lecture, j’ai transposé très littéralement cette posture pour traiter de la question « Mais que se passe-t-il en centres de loisirs autour du livre de jeunesse ? » : le choix méthodologique a été de livrer telle quelle cette question (formulée par des commanditaires appartenant au monde du livre) à des interlocuteurs (professionnels, institutionnels, acteurs de terrain, etc.), en leur demandant de quelle façon ils l’entendent, ce qu’elle évoque, ce qui les y intéresse et ce qui ne les concerne pas. Chercher la politesse d’une question de recherche consisterait à se soucier de l’intérêt qu’elle présente pour les personnes interrogées, en se demandant lors d’un entretien si on leur fait perdre leur temps ou bien ce qu’elles pourraient avoir à gagner dans ce moment. Si je sollicite des animateurs d’accueils de loisirs au sujet de la place du livre de jeunesse, comment puis-je m’y prendre pour qu’ils trouvent un intérêt à cet échange ?
Dans la même ligne éthique, c’est Marielle Macé [15], une autre philosophe, récemment, qui a formulé cette proposition : comment passer de la sidération à la considération, c’est-à-dire à une attention qui retiendrait quelque peu ses jugements habituels, qui prendrait le temps de l’observation, du questionnement du plus simple et naïf ? Point d’appui encore : devant une vaste question paralysante (par son ampleur, par l’émotion qu’elle suscite, par sa complexité, par sa monstruosité, par la somme d’impensés qu’elle véhicule…), comment mobiliser notre considération aux détails, aux faits, aux façons de faire que nous ne soupçonnerons pas si nous demeurons dans nos habitudes de pensée et de jugement ? Si Marielle Macé évoque sa sidération devant les camps de migrants sur les quais d’Austerlitz à Paris, le même terme semble un peu fort concernant la lecture – et pourtant, la plupart des discours concernant la lecture aujourd’hui relèvent davantage de l’incantatoire que de la description ou de la tentative d’étude factuelle de l’affaire…
C’est donc cet ensemble de points d’appui – et d’autres sans doute – qui ont pu charpenter mes façons de faire. Le travail régulier de ces principes (philosophiques, éthiques), de définitions conceptuels et de façons de questionner m’a poussée à adapter mes méthodes (de recherche ou pédagogiques) aux singularités des objets de recherche, des thématiques et des terrains. En ce qui concerne le rapport à l’écrit, il s’agit d’interroger en imposant le moins possible de présupposés, en projetant le moins possible mes propre catégories ou jugements (de ce que serait une « bonne » ou une « mauvaise » lecture), en prêtant de l’attention à ce que génèrent les situations d’entretiens dans les réalités sociales où elles se placent, en gardant enfin en permanence à l’esprit que chaque personne est experte de sa propre situation – et que donc elle seule pourra juger de ce qu’il convient d’y modifier ou pas.