Howard Zinn, face au déni de l’histoire populaire

, par Christiane Vollaire


Howard Zinn, historien américain (1922-2010) a traversé l’histoire du XXème siècle américain à partir de ses marges : exclusion qui a suivi l’extermination des Indiens, lutte pour les droits civiques, mouvement ouvrier. Issu lui-même d’une famille ouvrière, engagé dans l’armée de l’air pendant la Deuxième Guerre mondiale, c’est seulement grâce au GI Bill (loi de 1944 permettant aux vétérans de s’inscrire gratuitement à l’Université) qu’il a eu accès à l’enseignement supérieur. Devenu en 1956 directeur du département de sciences sociales du Spelman College d’Atlanta, il en est renvoyé en 1963 pour ses prises de position politiques, et intègre un an plus tard le département de sciences politiques de l’Université de Boston, où se déroulera le reste de sa carrière.
Il offre ainsi le paradigme d’une pensée historique non seulement consciente qu’il ne saurait exister de « neutralité » de l’information (1), mais soucieuse de faire du savoir un élément déterminant de la mobilisation. De même que la Plèbe, dans la Rome des débuts de la République, a dû revendiquer la part de l’espace politique qui lui était refusée, pour que cet espace devienne véritablement public, de même Une Histoire populaire des États-Unis, qu’il publie entre 1980 et 2000, fait émerger une réalité du conflit, de la lutte et de la revendication qui traverse aussi bien les problématiques post-coloniales que les conflits inter ou intra-nationaux. Il s’agit pour Zinn de faire exister et vivre un espace public réapproprié par ses véritables acteurs, pour que les discours dominants (ceux, en particulier, des manuels d’histoire tels qu’ils transmettent la tradition officielle) soient pris pour ce qu’ils sont : non des produits de l’ « objectivité scientifique » qu’ils prétendent mettre en oeuvre, mais au contraire des effets de ce que la pensée foucaldienne imputait au contrôle social, et des sources de sa reconduction.
Recentrer l’histoire sur ses marges est ainsi pour Zinn une entreprise de reconquête : il s’agit de se réapproprier son véritable centre, dans une logique dont l’historien ne peut pas se prétendre seulement témoin, mais dont il doit se reconnaître acteur. Si l’histoire doit produire du commun (fonction que lui assignait déjà Hérodote, au Vème siècle av. JC, en écrivant ses Enquêtes), alors elle participe nécessairement, à un degré ou à un autre, des jeux de pouvoir qu’elle met en scène dans le récit.
Les jeux de double langage que Zinn explicite, les conflictualités latentes qu’il met au jour, les mobilisations dont il produit le récit, participent de cette Histoire populaire des Etats-Unis qui n’est pas seulement celle d’un pays, mais celle d’une configuration politique de la modernité, dont il offre une interprétation aussi bien de ses origines que de ses logiques internes. Cette configuration interroge la notion même de « populaire » en posant, par l’histoire, la question d’un espace commun de l’action politique dont la connaissance du passé puisse poser les fondements.
Le titre originel de l’ouvrage, A People’s History of the United States, est plus éloquent que sa traduction : il ne dit pas que l’histoire vise un public « populaire », mais que c’est l’histoire du peuple américain, dans toute la diversité de ses composantes et les clivages de ses classes. Zinn vise à montrer que la construction d’une centralité historique, sa prétention à la neutralité et son affectation de scientificité n’ont pas seulement abouti à légitimer des formes d’usurpation, mais à les produire, en posant un déni sur les puissances de revendication dont son récit se veut porteur. Il ne s’agit de rien moins pour lui que de reconstruire un peuple par ses marges, en renvoyant la centralité du pouvoir aux périphéries de l’histoire.

1 Voir à ce propos son ouvrage L’impossible neutralité, Autobiographie d’un historien et militant, Agone, 2006.