« Jouer au chat et à la souris avec soi-même »
Texte présenté lors de l’Atelier de philosophie plébéienne organisé par l’association « Voyons où la philo mène », « La part du jeu », le 22 juin 2019.
Merci à tous les membres de l’association « Voyons où la philo mène » pour leur invitation, et pour leur magnifique énergie déployée lors de ces belles rencontres. Si je suis ici, c’est pour vous parler du livre L’art comme jeu de François Zourabichvili, paru en 2018 aux Presses de Nanterre dans la collection du Collège international de philosophie. Ce livre me semble très particulier tant du point de vue de son contenu, que du point de vue de sa forme et de son histoire. Je vais donc commencer par vous présenter l’histoire de ce livre, en premier lieu parce que cette histoire dit beaucoup de choses, me semble-t-il, sur ce que signifie faire de la philosophie aujourd’hui. Puis, dans un second temps, je m’emploierai à mettre au jour les aspects les plus novateurs de cette esthétique du jeu portée par François Zourabichvili. Enfin je conclurai en énonçant quelques enjeux concernant la question de la musique, car c’est cette question qui m’obsède le plus intimement – et c’est avec elle que je me sens, véritablement, « jouer au chat et à la souris avec moi-même ».
1/ Histoire et origine du livre L’art comme jeu
François Zourabichvili était un jeune philosophe d’origine géorgienne, il a laissé derrière lui une œuvre courte, mais une œuvre ayant marqué la philosophie contemporaine en tant spécialiste de Deleuze et Spinoza [1]. Ses derniers travaux de recherche, et plus particulièrement sa pensée de l’art et du jeu, François Zourabichvili les a déployés lors d’un cours de Licence à l’Université Montpellier Paul-Valéry, durant l’année 2005-2006. J’ai souvent l’habitude de décrire ce cours auquel nous avons assisté comme un véritable « laboratoire philosophique », car c’est cette image qui me semble la plus juste : nous avions l’impression qu’il préparait, qu’il testait, qu’il faisait des assemblages, parfois réussis, parfois ratés… À tâtons, il était en train de construire sa propre réflexion philosophique, ce qui constituait pour ses étudiants l’occasion rare de pouvoir observer une pensée en train de se construire.
J’ai donc très rapidement ressenti comme une nécessité de parvenir à faire publier ce cours : d’abord parce que cette pensée de l’art et du jeu n’existait nulle part ailleurs (ou presque [2]), et ensuite parce que comme François Zourabichvili le disait lui-même, il ne s’agissait pas pour lui de présenter d’un cours classique d’histoire de la philosophie, mais de nous faire expérimenter ce que signifie « faire » de la philosophie :
« L’histoire de la philosophie est une maladie, et vous en souffrez. Malheureusement, après deux années d’études, vous en êtes gravement atteints. Ce n’est pas votre faute, l’enseignement que vous suivez est organisé de manière à vous inoculer ce poison. Tout comme l’enseignement de la musique dans les conservatoires est organisé de façon à perpétuer un certain idéal romantico-bourgeois de la musique, qui implique que le musicien soit un pur exécutant, que l’exécutant soit un funambule inspiré, et que la musique soit avant tout sentimentale, au sens large du terme ; ce qui est complètement décroché du devenir de la musique, et c’est pourquoi l’enseignement de la musique forme des oreilles qui continuent d’entendre plus facilement Schubert que Varèse, Schumann que Berio. Nous vivons au XXIe siècle, et pourtant la plupart des musiciens professionnels ont des oreilles du XIXe siècle, du temps d’avant le chemin de fer, l’aéronautique, l’électronique, les moyens de reproduction du son, etc. Mais au moins ça s’appelle “conservatoire” et ça dit bien ce que ça veut dire : c’est le même mot que pour les musées. […]
Moi je fais de la philosophie parce que je la crois vivante, parce que je n’ai pas du tout le sentiment en en faisant de me promener dans un musée mais plutôt dans une jungle où il n’est jamais sûr qu’on ne va pas croiser un jaguar ou déboucher sur un « monde perdu », comme dans le roman de Conan Doyle. La philosophie n’est pas déjà faite, nous ne ferons pas mieux que Platon ou que Kant, ce n’est pas un problème de progrès, mais nous ne pouvons pas nous satisfaire de Platon et de Kant, cela ne peut plus nous convenir tel quel, et nous avons à penser autre chose. […]
Seulement, pour que la philosophie palpite, il faut vouloir en faire : il faut s’attaquer à poser les problèmes d’aujourd’hui. Je voudrais donc vous enlever le poison que vous avez ingurgité bien malgré vous – ce sera dur et je ne suis pas sûr d’y arriver, car si vous êtes malades de l’histoire de la philosophie, c’est à cause de l’enseignement que vous subissez, qui pour ainsi dire martèle en permanence ce message subliminal, “il n’y a pas de philosophie, il n’y a que l’histoire de la philosophie ; penser appartient au passé, ne vous occupez pas de penser mais de regarder comment d’autres ont pensé”. Ainsi le moment de la philosophie proprement dite est toujours remis à plus tard [3]. »
Face à un tel parti-pris, il était évidemment possible pour les étudiants de ne pas s’y retrouver – et d’ailleurs certains se sont exclamés, dès la sortie de ce cours d’introduction : « mais ce n’est pas de la philosophie » ! Cette éventualité, François Zourabichvili l’assumait pleinement, car tout comme Deleuze, il revendiquait le droit à être dérangé par la pensée. Le but de son propos était donc, sans aucun doute, de nous bousculer, de rompre notre rapport scolaire avec la philosophie, tout simplement parce qu’il considérait cette attitude scolaire comme étrangère à la philosophie elle-même. Enseigner la philosophie, signifiait pour lui faire de la philosophie, et faire de la philosophie, ce n’était pas présenter un musée d’idées « mortes », « muettes » [4], c’était construire une pensée. Plus précisément encore, faire de la philosophie, signifie pour François Zourabichvili créer une relation entre deux concepts que l’on n’a pas souvent l’habitude d’associer (l’art ; le jeu), pour en faire émerger une « curiosité » (l’art comme jeu).
2/ En quoi l’esthétique du jeu de François Zourabichvili me semble absolument décisive aujourd’hui
L’art comme jeu se présente donc comme la traduction en acte de ce que signifie « faire de la philosophie » pour François Zourabichvili : ce cours propose de mettre en rapport deux termes (art et jeu), de telle sorte que chacun des termes puisse éclairer le sens de l’autre, et réciproquement. Art et jeu ne sont donc jamais travaillés isolément, car leur relation doit être comprise comme littérale (l’art est jeu). Mais alors, pourquoi cette relation entre art et jeu peut, à prime abord, sembler curieuse ? François Zourabichvili l’explique : parce que penser l’art comme un jeu, revient à première vue à dévaluer l’art, à le rabaisser au niveau du jeu. En effet, le jeu est traditionnellement décrit comme un pur divertissement, un amusement, un loisir, quelque chose qui vise seulement à combler l’ennui ; et surtout il repose sur le principe de gratuité (le jeu ne produit rien en ce sens qu’il n’impacte pas notre vie, il la met en suspens : une fois le jeu fini, nous retrouvons le cours des choses tel que nous l’avions laissé – ou alors si c’est le cas, et bien c’est justement que ce n’est plus un jeu). À l’inverse, l’esthétique traditionnelle dépeint l’art comme une affaire hautement sérieuse, comme une activité noble, qu’il ne faudrait surtout pas abaisser à un simple divertissement purement gratuit. Ainsi par exemple Hegel, affirme dans un texte canonique de l’Esthétique : « Dans l’art, nous n’avons pas affaire à un simple jeu utile ou agréable, mais à la libération de l’esprit s’affranchissant de la teneur et des formes de la finitude [5] ». Mais alors même que Hegel croit pouvoir écarter aussi rapidement le modèle du jeu pour penser l’art, François Zourabichvili met en évidence que le jeu revient dans le texte de Hegel – sans doute à son insu – dans l’exemple qu’il prend pour décrire l’origine de l’œuvre d’art :
« On saisit déjà cette tendance dans les premières impulsions de l’enfant : il veut voir des choses dont il soit lui-même l’auteur, et s’il lance des pierres dans l’eau, c’est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans laquelle il retrouve comme un reflet de lui-même. Ceci s’observe dans de multiples occasions et sous les formes les plus diverses, jusqu’à cette sorte de reproduction de soi-même qu’est une œuvre d’art [6]. »
Dans ce texte, Hegel choisit l’exemple d’un enfant qui fait des ronds dans l’eau en lançant un caillou (le jeu des ricochets) comme image de l’origine de l’art. Or, que cherche à montrer Hegel par cet exemple ? Que l’homme se reconnaît lui-même en tant qu’esprit dans la production d’une œuvre d’art. François Zourabichvili s’interroge : qu’est-ce qui fascine l’enfant dans ce lancer de caillou ? Est-il fasciné, comme le dit Hegel, par son « œuvre » en tant qu’esprit ? N’est-ce pas plutôt l’effet produit par son lancer, à savoir les cercles concentriques qui se forment sur l’eau, mais qui ne sont pas formés directement par l’enfant, qui le fascine ? L’enfant apparaît certes comme le déclencheur du processus, mais ce qu’il contemple, c’est quelque chose comme un mystère de la nature (la formation des ronds dans l’eau). Mais alors, qu’est-ce qui permet d’affirmer que ce jeu des ricochets est bien, à proprement parler, un jeu ? François Zourabichvili montre que ce lancer de caillou, comme tous les jeux, procède d’une règle : cette règle consiste à répéter le lancer, à faire revenir encore et encore son effet, à faire varier le lancer pour voir ce que ça donne… Voilà qui constitue, selon François Zourabichvili, le « déni suprême de Hegel [7] », qui « a introduit l’art sous la figure d’un enfant joueur, tout en taisant absolument qu’il joue [8] ». Et Hegel, à ce titre, apparaît dans l’esthétique du jeu de François Zourabichvili comme le symptôme d’une difficulté inhérente à toute l’esthétique traditionnelle : « enlisée [9] » dans le paradigme de l’expression, celle-ci a toujours refusé de prendre au sérieux l’hypothèse de l’art comme jeu.
a/ Critique du paradigme de l’expression
Selon François Zourabichvili, si l’esthétique en général a autant de réticences à penser l’art comme un jeu, c’est parce que la notion d’expression ne cesse de hanter la philosophie esthétique traditionnelle, pour la simple et bonne raison qu’elle repose sur la manière spontanée dont le sens commun comprend aussi bien la création artistique en tant que telle, que notre manière de nous rapporter à l’art. Selon lui, cette conception de l’art-expression est si profondément enracinée dans notre manière de penser l’art que toute tentative d’interrogation critique se heurte à des résistances théoriques profondes. C’est pourquoi, François Zourabichvili va proposer une réflexion critique du paradigme de l’expression pour penser l’art, à partir de deux arguments principaux :
1/ Dans son sens le plus commun, la notion d’expression désigne le procédé par lequel l’artiste s’exprime par son art (au sens littéral d’« exprimer un citron », c’est-à-dire l’action de presser un citron pour lui extraire son jus), et extériorise de la sorte son intériorité, ou encore, comme le dirait Deleuze, sa « petite affaire privée [10] ». François Zourabichvili montre que cette conception de l’expression artistique est extrêmement pauvre, en ce qu’elle dépeint les artistes comme des « Narcisse » se contemplant eux-mêmes objectivés par leur œuvre comme s’ils se regardaient dans un miroir ; et suppose réciproquement que les spectateurs seraient des voyeurs se rendant au théâtre dans le seul but d’apercevoir l’intimité des artistes mis à nus sur la scène. Cette manière de comprendre l’art comme « expression de soi » est certes simpliste, mais elle donne déjà un premier aperçu des difficultés qui pourraient être portées par le paradigme de l’expression.
2/ Mais François Zourabichvili montre ensuite qu’il y a une seconde manière plus complexe de penser le rapport d’expression porté par l’art, qui consiste à supposer que le sens exprimé par l’œuvre est un sens immanent. Cette hypothèse – qui correspond selon lui à la position « phénoménologique au sens large [11] » – suppose que le contenu de l’œuvre n’est pas détachable de sa forme, et par conséquent que le sens de l’œuvre n’appartient pas au domaine du signifiant. Tout en reconnaissant que cette conception immanentiste de l’expression dans l’art est plus subtile et complexe que celle défendue par le sens commun, François Zourabichvili condamne aussi pourtant cette théorie qu’il trouve « suspecte, en ce qu’elle attribue un sens profond à l’œuvre, mais je ne peux rien en dire [12] ». Cette difficulté commune à toutes les théories défendant un sens supposément ineffable de l’œuvre est ce qui les conduit (toujours selon les mots de François Zourabichvili), « à tomber dans des généralités, car elle ne peut pas parler du sens qu’elle attribue à l’œuvre [13] ».
b/ Retrouver la dimension pratique et désirante de l’art
Mais si le paradigme de l’expression est si difficile à remettre en cause, c’est aussi et surtout parce qu’il dépend d’un second paradigme lui aussi profondément ancré dans l’esthétique traditionnelle, à savoir l’idée selon laquelle l’art manifesterait un sens et une vérité, dont la tâche essentielle de l’esthétique consisterait à se saisir. Une telle conception de l’esthétique, toujours selon François Zourabichvili, oublie la dimension pratique et vitale de la création artistique, car elle suppose de penser l’art dans un rapport exclusivement théorique (l’artiste exprime une vérité, le spectateur n’a plus qu’à contempler cette vérité révélée). En s’appuyant sur la psychanalyse de Freud et Winnicott, François Zourabichvili met en rapport la création artistique et l’activité de jeu, qui apparaît comme une pratique essentielle et vitale chez les jeunes enfants. Par le jeu du « Fort/da » par exemple, ce jeu décrit par Freud et qui consiste à jeter au loin une bobine et à la ramener près de lui, l’enfant retrouve une maîtrise sur ses angoisses et ses désirs : il entre en possession de ses affects, qu’il expérimente et qu’il active. Ce jeu n’a rien à voir avec l’expression ou avec l’exhibition, l’enfant ne joue pas à un tel jeu pour « dire » sa propre hantise (voir sa mère s’éloigner de lui) : il met en scène cette hantise et, ce faisant, opère une conversion active, par le jeu, de l’angoisse ressentie d’abord passivement. Ce qui permet à François Zourabichvili d’en conclure que l’artiste, tout comme l’enfant qui joue, ne cherche pas à s’exprimer, mais il cherche littéralement à toucher à « ce qui le touche [14] », à toucher à ses désirs et à ses hantises, pour en retrouver une forme de maîtrise. Ainsi clarifié, le pouvoir de l’art ne réside donc pas dans ce qu’il dit, mais bien dans ce qu’il fait.
Voilà ce que François Zourabichvili appelle « jouer à la souris avec soi-même » : par l’art, chacun joue avec ses désirs et ses hantises, sur un mode à la fois d’approche et de dérobade. « Jouer à s’attraper, comme c’est peut-être le propre de tout jeu [15]. » Car nos désirs et nos hantises ne peuvent être appréhendés directement, sans médiation : jouer au chat et à la souris avec soi-même, c’est tenter de « toucher à ce qui nous touche » (et nous obsède le plus intimement…)
3/ Enjeux pour la musique
Dans un dernier temps, je souhaiterais mettre en évidence quelques enjeux de l’esthétique du jeu de François Zourabichvili concernant le champ de la musique. Il va de soi que l’on pourrait faire tout à fait la même chose avec le théâtre par exemple ! Mais comme je le disais dans l’introduction, si j’ai choisi la musique, c’est tout simplement parce qu’il s’agit là de ma propre obsession. Or, je crois que dans la pratique philosophique aussi, il y a quelque chose qui tient lieu de cette répétition obsessionnelle, constitutive de tout jeu : plus les années passent, plus je me rends compte que je ne fais que travailler, toujours et encore, la même question (même si je me plais à varier les angles d’approche). Ce faisant, j’ai donc véritablement l’impression de « jouer au chat et à la souris avec moi-même », de ne cesser d’explorer une seule et même question – dont le sens exact m’échappe sans doute –, de la retourner dans tous les sens, et de la faire aller et venir, dans un geste de dérobade.
La musique, donc. Commençons par énoncer un constat : je suis intimement convaincue que la notion d’expression, lorsqu’elle intervient pour rendre compte du sens de la musique, témoigne là aussi d’un certain nombre d’impasses théoriques, qui correspondent peu ou prou aux apories révélées par François Zourabichvili. Pourtant, j’ai bien conscience qu’il peut sembler aller de soi que la musique « exprime » quelque chose. Mais qu’exprime-t-elle exactement ? Sur quels fondements théoriques et philosophiques repose cette conviction du sens commun ? Et surtout, quelles sont les conséquences concrètes de cette idée apparemment simple selon laquelle la musique exprime bien quelque chose ?
1/ Susciter n’est pas exprimer
Commençons par clarifier ce qui m’apparaît constituer une confusion fondamentale entre deux termes, et pourtant lourde de conséquences concernant la dimension supposément expressive de la musique. S’il va de soi que la musique suscite des émotions, il semble en revanche beaucoup plus contestable qu’elle puisse les exprimer. La différence entre ces deux énoncés (procurer/exprimer) est capitale, car ces deux énoncés ne décrivent pas du tout la même chose : dire qu’une musique procure des émotions chez celui ou celle qui l’écoute signifie qu’elle engendre un effet sur l’auditeur, ce qui est, de manière générale, indéniable. En revanche, dire que la musique exprime une émotion, ne consiste plus à décrire l’effet produit – qui peut être fortuit ! – sur le spectateur ou l’auditeur, mais cela implique de caractériser une qualité intrinsèque à la musique elle-même. Le rapport d’expression suppose en effet l’extériorisation d’une émotion contenue par la musique elle-même (et non uniquement par l’auditeur qui peut être ému), et donc que cette émotion était bien déjà une qualité interne à la musique avant d’être déversée à l’extérieur (de même qu’un citron, qui contenait son jus avant qu’on puisse littéralement l’exprimer, c’est-à-dire l’extérioriser). Or, si la musique peut susciter des sentiments ou des émotions chez l’auditeur, cela n’implique pas que ces émotions résident dans la musique elle-même, et encore moins dans l’âme du compositeur ou de l’instrumentiste qui s’exprimerait ainsi par son art. C’est d’ailleurs la conscience de cette distinction qui va conduire Stravinsky à affirmer que « la musique, par essence, [est] impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique [16] » ; et Eduard Hanslick à défendre que « la représentation d’un sentiment ou d’une émotion déterminés ne relève absolument pas du pouvoir même de la musique [17] ».
2/ La musique est un langage (dont je ne peux rien dire)
Mais prenons au sérieux l’hypothèse selon laquelle la musique exprimerait quelque chose : celle-ci suppose que la musique possède, intrinsèquement, un sens. Mais comment alors rendre compte de ce « sens » de la musique, sachant que ce dernier ne saurait être déterminé comme signifiant ? Pour répondre de cette difficulté, le musicologue Boris de Schlœzer va proposer la solution suivante : la musique est certes un langage, mais ce langage ne signifie rien d’autre que lui-même. En faisant cette proposition, Boris de Schlœzer prend acte du fait que le langage musical ne saurait être pensé comme un équivalent du discours, étant donné qu’il est impossible, dans le cas de la musique, d’isoler le contenu de la forme par laquelle il s’exprime :
« Si je n’ai pas compris ce qui m’a été dit, je demande qu’on me l’explique, qu’on me le dise autrement, d’une façon plus claire, plus simple si possible, en ayant recours à un système de signes qui m’est plus familier. Or on ne peut soumettre une phrase musicale à des opérations de ce genre ; si la phrase a un sens on ne peut le détacher de cette série de sons pour l’examiner à part ou lui prêter une autre forme, plus accessible. Au cas où je ne comprendrais pas le Prélude en ut, il n’y aurait qu’un moyen de m’éclairer : le jouer encore et le rejouer [18]. »
Ce principe d’inséparabilité de forme et du contenu apparaît en effet consubstantiel à la spécificité de la musique, qui ne pourrait supporter qu’on lui attribue un sens extérieur à la matière sonore par laquelle elle s’actualise dans le sensible. Ainsi donc, pour continuer à parler de « sens » musical, ce sens ne pourra qu’être immanent à l’œuvre musicale elle-même, et il devra par conséquent rompre définitivement avec le signifiant. D’où la proposition de Boris de Schlœzer, qui repose sur une conception immanentiste du sens de l’œuvre musicale :
« L’œuvre musicale en effet n’est pas le signe de quelque chose mais “se signifie elle-même” ; ce qu’elle me dit elle l’est, son sens lui étant immanent [19]. »
Bien que Boris de Schlœzer ne soit jamais directement cité dans L’art comme jeu, on remarque à quel point sa description du sens et du langage musical correspond à ce que François Zourabichvili caractérise comme la « position phénoménologique au sens large », et en quoi celle-ci se révèle extrêmement problématique. Car comme le souligne François Zourabichvili, que reste-t-il à dire du sens de la musique si ce dernier ne relève pas de l’ordre du signifiant ? La position de Boris de Schlœzer ne revient-elle pas, au fond, à « jouer sur deux tableaux à la fois [20] », en maintenant le modèle de l’expression d’un sens, mais qui se passerait de tout rapport au signifié et au signifiant ?
Et dans ce cas, à quoi bon continuer à concevoir la musique comme un langage si le langage dont il est question n’a plus rien à voir avec ce qui peut être dit ?
3/ La musique comme expression des émotions
Explorons maintenant une seconde hypothèse : la musique n’exprimerait pas un « sens », mais elle exprimerait des émotions. Cette position correspond à la manière dont le sens commun se figure le plus souvent l’expressivité de la musique, et elle a l’avantage de se départir du problème de la signification linguistique de la musique, puisqu’elle considère l’expressivité émotionnelle comme ne relevant pas du champ de la sémantique. Mais cette thèse n’est-elle pas tout aussi problématique que la précédente ? En effet, comment considérer qu’une musique en tant que telle puisse être absolument triste, ou absolument gaie ? Et d’ailleurs, de quelles émotions parle-t-on exactement ? Ces émotions sont-elles les mêmes pour toutes les musiques, ou bien doit-on considérer qu’elles sont spécifiques à certains genres musicaux ? Et enfin, cette hypothèse ne revient-elle pas, en dernière instance, à considérer la musique comme un « code couleur », dont à chaque note, chaque hauteur, chaque intensité, chaque mode, correspondrait une émotion spécifique et particulière ?
Pour mieux prendre la mesure des enjeux de cette thèse relativement simple d’apparence, intéressons-nous plus particulièrement au cas spécifique de l’expressivité du jazz, interrogée et analysée par le philosophe analytique Jerrold Levinson dans un article intitulé « L’expressivité du jazz [21] ». Qu’entend-il ici par « expressivité du jazz », et plus précisément encore, quelle est la nature de ce rapport d’expression qu’il suppose inhérent au jazz ? Jerrold Levinson l’explicite très clairement dans son article, en précisant d’emblée qu’il faut comprendre ce rapport d’expression de manière littérale, en tant que la musique exprime un état d’esprit :
« Je dois maintenant dire quelques mots de la manière générale dont je comprends l’expressivité musicale, c’est-à-dire l’expression par la musique d’émotions, de sentiments, d’attitudes et autres états d’esprit. […] La musique exprime une émotion quand elle sonne comme quelqu’un exprimant cette émotion – comme lorsque quelqu’un extériorise cette émotion – par des gestes proprement musicaux, par l’activité que nous percevons effectivement dans la musique [22]. »
Une musique expressive serait donc une musique qui sonne comme quelqu’un qui extériorise une émotion particulière : le rapport d’expression tel que Jerrold Levinson le conçoit ne correspond pas exactement au sens premier de l’expression déterminé par François Zourabichvili (à savoir : l’artiste exprimant son intériorité par son art), néanmoins il fonctionne avec lui de manière analogique : la musique exprime une émotion comme un artiste exprime ce qu’il ressent. Il s’agit donc, là encore, de penser l’expressivité de la musique en tant que telle : l’expressivité de la musique est autonome, mais elle fonctionne de manière similaire aux individualités qui s’expriment (par leur art ou n’importe quel autre moyen). Une fois ce premier principe défini, on peut donc supposer que ce qu’exprime la musique n’est rien d’autre que des états d’âme ou des comportements correspondant à ceux qui peuvent être ressentis par les individus. Ce qui va conduire Jerrold Levinson à bâtir une classification des émotions types véhiculées par la musique en différentes catégories, qui seront ensuite désignées à l’aide de sigles : PHI (émotions positives de haute intensité) / PNI (émotions positives de faible intensité) / NHI (émotions négatives haute intensité) / NFI (émotions négatives de faible intensité). Une fois ces catégories explicitées, Jerrold Levinson va s’attacher à montrer que le jazz est par essence inapte à exprimer certaines émotions, et en particulier les NHI (émotions négatives de haute intensité) et les PFI (émotions négatives de faible intensité), au motif que les « émotions de ce genre impliquent un élément de resserrement, de répression ou d’obstructions psychologiques que le sentiment global du jazz, sa sonorité ou sa gestalt tendent à prévenir ou à exclure [23] ». Dès lors il conclut, de manière assez définitive :
« La musique ne peut pas – ou ne peut pas facilement – à la fois sonner clairement comme du jazz, et exprimer de manière convaincante l’angoisse, le désespoir, la déploration, etc [24]. »
Mais sur quoi repose cet « argument-massue » selon lequel le jazz serait inapte à exprimer certaines émotions, et qu’il n’exprimerait que des émotions positives ? Cette thèse n’est-elle pas en contradiction avec l’histoire du jazz, dont la filiation avec le blues et les chants des esclaves ne fait pas doute ? Jerrold Levinson anticipe cette objection, et tente de la contourner en déployant une stratégie argumentative reposant sur une série de poncifs sur le jazz censée nous convaincre de son inaptitude à exprimer authentiquement les émotions négatives. En effet, selon Jerrold Levinson, c’est parce que le jazz est composé d’éléments de groove procurant l’envie de danser (puisque comme chacun le sait, la danse exprime la joie) ; d’instruments de musique aux timbres chantant la gaîté (et la trompette de Chet Baker ? Et la guitare électrique dans la musique rock ?), et enfin d’éléments harmoniques représentant la béatitude (car la tonalité majeure sonne de façon heureuse, contrairement à la tonalité mineure qui respire la tristesse) ; qu’il est jugé inapte à l’expression de toutes formes de passions tristes. Et, si parfois il tente de s’aventurer hors de sa sphère de prédilection et s’aventure sur le terrain des émotions négatives, il y parviendra sans doute, mais toujours d’une manière « douce et délicate » – contrairement au rap, qui (on le sentait arriver) est lui simplement condamné à ne rien pouvoir exprimer d’autre que le sentiment de rage :
« Le rap par exemple ne peut pas exprimer un état serein, un sens de la résignation, un sentiment de mélancolie, tout en continuant à sonner comme du rap [25]. »
Et qu’entend-il conclure d’un tel déferlement de clichés sur le jazz (et ses genres comparses) ? Cette classification des émotions types qu’exprime la musique ne produit pas de véritable bouleversement théorique, puisque que Jerrold Levinson en tire la conclusion fort peu originale selon laquelle jazz, à cause de la restriction de son expressivité aux émotions positives, ne se tient pas à la hauteur de la musique classique, qui elle apparaît comme apte à exprimer un éventail plus large d’émotions :
« La palette expressive de la musique classique est plus large que celle du jazz, bien qu’on ne puisse évidemment pas quantifier précisément cette différence [26]. »
Si dans cet article Jerrold Levinson met au service du jazz une méthode classificatoire et rigoureuse, il est clair néanmoins que celle-ci n’apporte pas grand-chose de nouveau à la connaissance sur le jazz, aux vues des propositions qu’il défend et qui se conforment aux clichés sur le jazz. Car s’il est certain que certaines musiques sont parfois produites en vue de véhiculer une émotion particulière qui a été déterminée à l’avance (ainsi par exemple certaines musiques de films, qui proposent un usage spécifique des instruments à cordes pour faire couler quelques larmes), cette instrumentalisation possible des émotions par la musique ne doit jamais nous faire oublier la possibilité que l’auditeur peut à chaque instant ressentir une émotion contradictoire avec celle qui avait été envisagée par le musicien/producteur (une situation qui peut d’autant plus se produire si le film manque de crédibilité, et que la tension dramatique mise en scène par la musique vire au comique). Dès lors, déterminer le régime d’expressivité d’une musique indépendamment des conditions subjectives et collectives de sa réception, comme le fait Jerrold Levinson, semble vouer à comprendre les éléments intrinsèquement musicaux comme des « émoticônes » jouant le rôle de critère de distinction et de hiérarchisation des musiques entre elles.
Conclusion : les limites de l’esthétique du jeu
Après avoir explicité mes réserves à l’égard d’une conception de la musique comme expression, il reste à nous demander que peut l’esthétique du jeu de François Zourabichvili pour faire avancer la réflexion sur la musique.
1/ Premièrement, remarquons que la proposition portée par François Zourabichvili permet de mettre en évidence que la notion d’« expressivité musicale » ne constitue pas, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, un horizon indépassable de l’esthétique. Tout au long de nos développements consacrés à la question de l’expressivité musicale, nous avons tenté de mettre en lumière les difficultés posées par cette notion, qui hélas ne sont pas toujours conscientisées par les différentes théories actuelles de l’expression. La critique portée par François Zourabichvili, à ce titre, doit nous inviter à faire preuve de prudence à l’égard d’une notion aussi problématique, mais aussi à ne pas restreindre la réflexion philosophique sur la musique à l’analyse de son expressivité.
2/ Deuxièmement, si l’esthétique du jeu zourabichvilienne permet indéniablement de renouveler la question de l’intimité du lien entre le créateur et son œuvre, ainsi qu’entre le spectateur et l’œuvre qui le touche, force est de constater que celle-ci ne permet pas de rendre compte de la dimension politique en jeu par exemple dans le cas du jazz, ou plus précisément encore du free jazz. En effet, les musiciens et musiciennes de jazz ont presque toujours revendiqué le caractère interdépendant de la dimension esthétique et politique en jeu dans leur musique [27]. Or, le jeu dont il est question chez François Zourabichvili est nécessairement le jeu « d’un seul », en ce qu’il est créé pour toucher à nos désirs les plus intimes : il est donc un « jeu ad hoc, toujours singulier, taillé à la mesure d’une vie et d’un individu [28] ». Autrement dit, le concept de jeu zourabichvilien, en se substituant à l’expressivité musicale, a aussi replié le processus de création sur l’intimité du désir de celui qui joue à ce jeu essentiel que constitue la musique pour lui. Dès lors, nous touchons ici à une limite de la conception zourabichvilienne du jeu : celle-ci ne semble pas permettre de rendre compte de la dimension politique de la musique en général, et du jazz en particulier.
Reste alors la possibilité de réfléchir à une manière de prendre en compte la portée politique du jazz, en tentant de dépasser l’horizon de l’expressivité. Ma conviction, à ce titre, est que le rapport entre musique et politique est bien plus profond que ce que permet de décrire le mode d’expression. C’est donc de l’intensité du lien entre art et conditions matérielles d’existence qu’il s’agit de penser, une intensité dont la notion d’expression apparaît comme impuissante à rendre compte, comme en témoigne François Zourabichvili, à propos de la musique de Beethoven :
« Quand on dit “Beethoven s’exprime dans ses symphonies”, qu’entend-on par là ? La plupart du temps, c’est une manière de signifier que l’on peut reconnaître le caractère du compositeur dans son œuvre, en partant de ce qu’on sait de lui. […] On dira alors que Beethoven s’exprime dans sa musique en ce sens qu’il avait un esprit explorateur, destructeur, bâtisseur, conquérant, puisqu’il n’a fait que ça… […] N’est-ce pas là un sophisme ? Beethoven a-t-il exprimé un esprit d’explorateur, un esprit d’aventurier ? Non ! Il n’a pas exprimé son esprit d’exploration, il a exploré tout court ! Son œuvre n’est pas le miroir de son esprit explorateur, son œuvre est une série d’explorations : c’est tout à fait autre chose… [29] »
Dire que Beethoven par ses œuvres ne se contente pas d’exprimer un état d’esprit (avec l’esprit explorateur), mais qu’il fait quelque chose avec son art (il explore), est d’une importance capitale pour penser le jazz. Car peut-être que comme Beethoven, les jazzmen et jazzwomen ne se contentent pas se « plaindre » et de donner à voir leur condition d’existence, peut-être que leur musique n’est pas la simple expression élégiaque de la souffrance africaine-américaine – comme on a trop souvent tendance à le lire, et spontanément à le penser. En jouant du jazz, les musiciens et musiciennes font quelque chose qui a sans doute à voir avec leurs conditions socio-politiques spécifiquement africaine-américaine. Renoncer à penser ce rapport en termes d’expression, revient uniquement à affirmer que leur musique n’est pas la transposition en notes de leur état d’esprit, mais cela ne requiert en aucun cas de remettre en cause le rapport d’interdépendance entre les conditions d’existence et la musique, bien au contraire ! Il s’agirait plutôt de chercher à penser ce rapport comme plus actif, plus pratique, plus essentiel que lorsqu’il est caractérisé par l’expression…