La majorité ou l’acceptation d’un conflit sans fin
[nde : première publication, Les Cahiers de Philomène, 3, 2012.]
L’histoire récente des sociétés occidentales a suffisamment démenti les espoirs des Lumières pour qu’il soit permis de les partager sans questionnement critique. C’est là une tâche immense ayant mobilisé l’énergie de nombreux penseurs contemporains et qu’il ne saurait être question d’envisager ici ; tout au plus pouvons-nous revenir sur ce qui permettait à Kant d’espérer possible l’émancipation de chacun : l’usage public de la raison que les gouvernants doivent permettre et les institutions garantir.
Le problème est en effet que la situation ne semble pas avoir beaucoup changé depuis deux siècles et que l’on peut continuer à s’interroger sur le fait que beaucoup restent toujours mineurs, c’est-à-dire sous tutelle, incapables qu’ils sont de penser par eux-mêmes. Comment le comprendre ? S’agit-il d’un défaut de publicité comme semble le penser Habermas pour qui les Lumières restent un projet inachevé ? Ne faut-il pas plutôt y voir les effets d’une dynamique dont Kant n’a pas eu conscience ? La considération de ce que furent les régimes totalitaires plaide en faveur de cette deuxième hypothèse. N’est-ce pas en effet un désir sourd d’unité devant l’angoisse occasionnée par la reconnaissance de l’indétermination foncière du social qui a suscité l’adhésion massive à l’ordre revendiqué, sinon imposé, par un chef charismatique, véritable égocrate, et permis son accession au pouvoir ?
Si Kant a bien saisi la nécessité de penser son époque, d’en saisir la spécificité, il n’aurait donc pas perçu que celle-ci relevait d’une mutation de l’ordre symbolique conduisant à la dissociation du pouvoir, de la loi et du savoir. Ce qui signe pourtant l’avènement de la démocratie, régime dont la fragilité tient à sa nature même, qui veut qu’elle reconnaisse que le pouvoir n’est de personne. Faut-il le préciser ? cela n’est pensable qu’à partir d’une indétermination foncière conduisant un conflit indépassable à propos de l’ordre social qu’il convient de promouvoir. Un tel régime ne peut durer que dans la mesure où les individus sont à même de supporter de vivre dans une société dont l’unité ne s’appréhende qu’à partir de sa division. Exprimé dans les termes de la question qui nous occupe, cela signifie que le rapport « majeur / mineur » renvoie davantage à une exigence pratique qu’à l’idée d’une société pacifiée.
I. Retour sur un texte de Kant et ses limites
1) Les perspective d’une sortie de l’état de minorité
Dans un texte bref mais fort célèbre, Kant assure que « Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité où se maintient par sa propre faute ». Une telle remarque procède du constat critique que beaucoup d’hommes « restent volontiers, toute leur vie durant mineurs », alors même que « la nature les a depuis longtemps affranchis de toute direction étrangère » [1]. Notons que Kant ne s’interroge pas sur l’existence de disparités sociales dans l’ordre politique et l’ordre culturel – la dimension économique n’étant pas ici envisagée – puisque la réponse est d’évidence. Il s’attache à saisir les raisons d’une situation qui lui paraît d’autant moins acceptable qu’elle n’est aucunement naturelle.
Dans la mesure où l’on admet, depuis Descartes au moins, que les structures de l’esprit sont les mêmes en chacun [2], la minorité, qu’il faut comprendre comme un état de tutelle c’est-à-dire comme « l’incapacité de se servir de son propre entendement sans être dirigé par un autre », ne peut relever d’un défaut de capacité. Elle tient, assure Kant, à deux traits de caractère que sont la paresse et la lâcheté, à savoir le manque de courage devant l’effort et devant le danger. À bien y regarder, cette vue est moins aristocratique qu’il n’y paraît. Certes, Kant souligne que les mineurs sont eux-mêmes responsables de leur condition dans la mesure où ils manquent de résolution, mais ceux qui les dirigent ne sont pas dédouanés pour autant puisque le texte démonte la mystification qu’ils opèrent : ils abrutissent les individus qu’ils entendent guider pour mieux leur faire admettre que l’émancipation est risquée. Or si « le pas qui conduit à la majorité » est effectivement « pénible », puisqu’elle requiert une ouverture d’esprit supposant un changement d’habitudes, il n’est pas vrai qu’il soit dangereux comme « la plupart des hommes finissent par [le] considérer ». Prenant acte de l’efficacité de la manipulation des tuteurs, Kant reconnaît alors qu’il est « difficile pour l’individu de s’arracher tout seul à la minorité, devenue pour lui presque un état naturel ».
La tonalité pessimiste de ce propos se trouve corrigée par la suite du texte, qui insiste sur la dimension collective du mouvement émancipatoire que représentent les Lumières. Loin de relever d’un simple exercice solitaire de l’esprit, celles-ci doivent être envisagées comme une dynamique liée à la publicité, c’est-à-dire au débat public supporté par la presse. La liberté d’expression et de communication des opinions permet, en effet, la diffusion des positions défendues par les plus éclairés, ceux qui, « après avoir secoué personnellement le joug de leur propre minorité, répandront autour d’eux un état d’esprit où la valeur de chaque homme et sa vocation à penser par soi-même seront estimées raisonnablement ». Ainsi, comme Kant le souligne ailleurs, grâce au progrès des Lumières, « commence à se fonder une façon de penser qui peut avec le temps transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés » [3]. S’il suppose une attitude résolue de la part de certains, le processus d’émancipation que représentent les Lumières ne saurait donc se comprendre comme dépendant d’une simple éthique individuelle : il résulte bien de l’affirmation d’un espace public de discussion [4]. Kant pense en effet que la liberté se conditionne elle-même et qu’une fois affirmée, elle ne peut que s’imposer davantage ; ce pourquoi il insiste sur le fait que « l’usage public de la raison doit toujours être libre » : « lui seul peut répandre les Lumières parmi les hommes ».
Mais dans la mesure où cet usage public de la raison consiste, pour un citoyen, à communiquer les raisons qui le poussent à critiquer l’ordre social ou les opinions de son temps [5], on perçoit qu’il suppose un ordre politique éclairé. Il y a donc ici un cercle vicieux, que Kant repère parfaitement, puisque la pensée libre de tout préjugé, qui est le seul fondement possible d’une constitution libre, ne s’affirme que dans et par un espace public de discussion. Autrement dit, alors qu’une république n’est envisageable que par des individus majeurs ou des citoyens responsables, elle est nécessaire à l’éducation de ces derniers. Assurant qu’« un public ne peut qu’accéder que lentement aux lumières », il indique que sortir de ce cercle suppose un temps long.
La manière dont Kant pense le rapport majorité / minorité relève donc à la fois d’un discours critique qui dénonce un certain type de rapport social maintenant sous tutelle une grande partie des hommes, et d’une indication quant au devenir de cette situation. Aussi inscrit-il clairement sa réflexion dans une perspective historique permettant de saisir l’évolution morale de l’homme qui doit le conduire à atteindre « une société civile administrant universellement le droit » [6] ; ce qui lui permet de souligner, dans la dernière partie de son texte, que son temps n’est pas encore vraiment éclairé, étant plutôt celui d’« une époque de propagation des lumières ».
2) Des espoirs déçus
Il semble inutile d’insister sur le fait que l’histoire a largement démenti les espoirs de Kant. Certains l’ont vite pressenti du reste, comme Tocqueville qui s’inquiétait du fait que la liberté ne retourne en servitude en raison du règne de l’opinion : « En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir » [7]. Ainsi, comme le remarque Claude Lefort, « un écrivain qui a cru pouvoir exprimer librement ses idées suscite, plus que la critique, une exclusion telle que, privé de la mesure de son opposition, il perd jusqu’au désir de penser par lui-même » [8]. De même Edgard Quinet a-t-il éprouvé le risque de ce qu’il nomme « le phénomène de l’engourdissement de l’esprit », le conduisant à chercher « par quelle transformation un peuple peut être conduit à renoncer à penser ». Il fut alors amené à dénoncer le sophisme comme « première altération de l’intelligence » : « La pensée n’est plus autorisée à se produire qu’à la condition de soumettre à des maximes imposées. Plutôt que de se taire et de s’évanouir, elle fait un effort immense pour se plier à cette servitude. Elle se déforme, se déprave dans cet effort ; à la fin elle y périt » [9]. Lefort, qui mentionne ce texte, assure qu’« en un sens, Quinet s’avance plus loin que Tocqueville ». C’est qu’il considère le conformisme, « non seulement comme un caractère de la masse, mais aussi comme une caractéristique des cercles intellectuels qui cherchent à s’en distinguer », et s’en prend ainsi tout à la fois à « la croyance qui s’investit dans un maître et la croyance qui s’investit dans une théorie » [10].
Il est difficile ici de ne pas penser aux remarques de Castoriadis concernant l’état d’esprit qui régnait en France au lendemain de Mai 68, notamment chez les militants. Il dénonçait fermement « la confusion idéologique sans précédent qui a suivi les événements, – où l’on a vu des gens se réclamer de Mao au nom d’idées qui les feraient fusiller séance tenante s’ils se trouvaient en Chine, cependant que d’autres éveillés à la vie politique par le mouvement essentiellement antibureaucratique de Mai allaient vers les micro-bureaucraties trotkistes ». S’interrogeant sur la portée de ce qui ne devait pas être compris comme « un phénomène simplement conjoncturel », Castoriadis y voyait le signe de ce que « la visée, volonté, désir de vérité, telle que nous l’avons connue depuis vingt-cinq siècles, est une plante historique à la fois vivace et fragile » dont la survie n’est en rien assurée [11]. Une telle considération, énoncée au début des années 1970, ne surprendra que ceux qui n’ont pas vraiment pris la mesure de ce que fut le totalitarisme, lequel n’a pu exister qu’en raison d’une adhésion aveugle à un chef ou à un parti.
Rapportant une scène de L’Archipel du Goulag qui manifeste comment des cadres du régime, victimes des purges staliniennes, ne pouvaient admettre la réalité de ces dernières et continuaient de vénérer Staline, Lefort assure qu’elle illustre parfaitement « jusqu’où peut conduire l’emportement dans la croyance en l’infaillibilité du Guide suprême ou de la théorie » [12]. Ayant beaucoup médité sur l’expérience totalitaire, il n’hésite pas à parler de la « foi communiste », même si à la différence de la foi religieuse, elle « requiert la constante démonstration que ce qui arrive porte la marque d’une nécessité ». Le communiste assure Lefort est un « homme qui sait », mais pas d’un savoir critique bien sûr : « le communiste s’identifie, à ses propres yeux, à l’homme qui sait, en raison de son appartenance au Parti », lequel « n’est responsable que devant l’histoire : ce qui signifie qu’il n’est responsable devant personne [et qu’] il n’est de critique à son endroit qui puisse venir d’un autre que lui-même », note Lefort. On comprend alors que « la foi dans le Parti est la foi dans son unité, dans son indivisibilité », et que, « du même coup, elle est foi dans le dirigeant suprême qui donne figure, dans sa personne, à l’unité et à la volonté du corps collectif ». Soulignant qu’il serait vain de prétendre rechercher ce qu’il y a de plus fondamental entre la foi dans la science, la foi dans le Parti et la foi dans le Guide, Lefort précise que l’on « retrouve les trois composantes dans tous les régimes totalitaires, de type communise ou fasciste, du moins dans la période de leur formation et de leur expansion » [13].
Force est donc de reconnaître que, deux siècles après Kant, les Lumières ne sont pas venues à bout de l’obscurantisme, et que la raison n’a toujours pas réussi à dominer la croyance. La question n’est toutefois pas ici de savoir si cette survivance attestée de la foi tient au fait qu’elle se trouve à la racine même de la rationalité, comme le suggère Nietzsche [14]. Cela relève de la métaphysique quand nous entendons nous en tenir à des considérations d’ordre social et nous interroger sur la perpétuation de l’état décrit par Kant.
Il nous paraît tout à fait remarquable, qu’alors même qu’il stipule à trois reprises que les « mineurs » sont eux-mêmes responsables de l’état de tutelle dans lequel ils se trouvent, Kant ne fasse nullement mention de l’idée de « servitude volontaire » avancée par La Boétie vers 1550. C’est que, malgré les apparences, ce dernier dit tout autre chose que l’auteur de Qu’est-ce que les Lumières ?, mais qui pourrait bien rendre compte de ce que Kant échoue à penser.
3) Le désir de l’Un
Commençons par rappeler avec Lefort que « l’énigme que cherche à sonder La Boétie est celle du renversement de la liberté en servitude » [15]. Il ne se demande donc pas simplement pourquoi tant d’hommes « restent volontiers leur vie durant mineurs », mais « comment il peut se faire que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un Tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent ». Ce qui ne laisse d’étonner La Boétie, « c’est de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable » [16] alors même qu’ils n’y sont nullement contraints. Le nombre même d’individus en cause interdit de penser que leur soumission dépend de leur lâcheté [17] ; d’autant qu’ils sont capables de braver « à chaque instant la mort » dans une guerre au service de leur prince [18]. Ce point est d’importance dans la mesure où il manifeste l’originalité des vues de La Boétie, pour qui la soumission à un maître n’est pas le fait de la peur de la mort comme diront chacun à leur manière Hobbes et Hegel.
À quoi donc sacrifient les hommes en se soumettant ? Non à un maître [19], mais à ce qu’il représente à leur yeux. S’ils cèdent à un tyran, c’est « qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul » [20]. Lefort, qui souligne justement que « le corps du prince, du tyran, délimité comme le corps de chaque homme, n’est pas vu tel qu’il apparaît », et que « le peuple projette au-dessus de lui-même un corps immense, un corps qui voit tout, possède le don de l’ubiquité et détient la toute-puissance », se demander si ce corps n’est pas « le corps imaginaire du peuple dans lequel se condense toutes les forces des individus » [21].
Nous percevons que l’attrait de l’Un procède d’un fantasme de toute puissance, lequel s’affirme encore, une fois que le maître s’est imposé, par une volonté d’identification à lui. Ce que Lefort indique clairement en signalant que « La Boétie dévoile successivement deux phénomènes : d’une part l’enchantement que procure le nom d’un et qui implique la soumission ; d’autre part l’identification de proche en proche à qui représente ce nom et la volonté d’imprimer sa volonté aux autres » [22]. La remarque est importante en ce qu’elle restitue la portée véritable de l’analyse, laquelle tient à sa dimension politique. C’est en effet le peuple qui est essentiellement en cause comme il apparaît à la lecture du Discours sur la servitude volontaire, qui assure que ce sont « les peuples qui se laissent, ou plutôt se font garrotter, puisqu’en refusant de servir, ils briseraient leurs liens », que « c’est le peuple qui s’assujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir d’être sujet ou libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse » [23].
La profondeur de la pensée s’exprime ici pleinement, et ce n’est pas sans raison si Lefort la salue en demandant « quel génie l’inspire, La Boétie, qui lui donne vue sur le passé le plus lointain et sur notre siècle peuplé par des égocrates (suivant le mot de Soljenitsyne) et les cohortes de leurs serviteurs » [24]. Mais peut-être est-elle si profonde qu’il fallait la retrouver depuis notre époque marquée par l’expérience totalitaire pour en saisir la véritable portée. Pourquoi sinon Kant ne lui a-t-il pas prêté l’attention qu’elle mérite ?
Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi Lefort perçoit le totalitarisme comme « le fait majeur de notre temps, posant une énigme qui appelle à réexaminer la genèse des sociétés politiques » [25] ; nous pouvons également envisager que tout en prétendant à bon droit réfléchir sur son temps, Kant n’en a pas saisi la spécificité : celle-ci ne tient de la pensée critique, mais d’une transformation bien plus profonde affectant la représentation que la société a d’elle-même.
II. L’indétermination de la société moderne
Nous venons de le voir, Lefort est assuré « qu’on ne saurait faire un pas dans la connaissance politique de notre temps sans s’interroger sur le totalitarisme » [26]. Il déclare, en outre, que ce dernier ne s’éclaire « qu’à la condition de saisir la relation qu’il entretient avec la démocratie » [27], laquelle à son tour ne se comprend « qu’à se souvenir de ce que fut le système monarchique sous l’Ancien Régime » [28]. Nous sommes ainsi conduits à opérer une comparaison successive de trois types de régimes. C’est dire qu’il convient de reconnaître sa pleine dimension à l’ordre politique, que Lefort refuse de rapporter, d’une manière ou d’une autre, à l’ordre économique.
Il faut dire que très tôt, et en plein accord avec Castoriadis, il contesta l’analyse que Trotsky avait proposé de la bureaucratie dont l’enjeu était autant politique que théorique. L’auteur de La révolution permanente soutenait en effet que la nationalisation des moyens de production représentait un acquis incontestable de la révolution, qui justifiait que l’on défendit l’URSS dans un contexte d’une guerre l’opposant à l’impérialisme capitaliste. Ce faisant, il refusait de voir dans la bureaucratie stalinienne l’émergence d’une nouvelle classe sociale pour la réduire à une simple couche parasitaire appelée à disparaître avec la reprise de la dynamique révolutionnaire. L’important pour notre propos est le déni de l’ordre symbolique à l’œuvre dans cette approche, laquelle continue à postuler que l’ordre politique doit être perçu comme une superstructure dont le fondement véritable se situerait au niveau économique : quelle que soit l’autonomie relative qu’on lui accorde, on refuse de l’envisager comme procédant de lui-même pour le rapporter à un niveau autre, duquel il relèverait. Une telle vue manifeste clairement le souci d’objectiver la société, d’en proposer une approche scientifique, puisque « l’état social s’avère en dernière analyse une combinaison de termes dont l’identité […] ne saurait faire question » [29].
À l’encontre d’un tel positivisme, Lefort nous enjoint de reconnaître que « l’humanité s’ouvre à elle-même en étant en prise avec une ouverture qu’elle ne fait pas » [30]. Cela signifie que l’accès au social ne peut se faire qu’à partir d’un ordre symbolique, qu’il faut comprendre comme l’univers de significations en vertu de quoi le monde social se spécifie. Refuser de penser que celui-ci dérive d’une source qui lui serait étrangère, qu’il n’est pas le fait du divin ou l’expression directe de la nature, conduit à affirmer qu’il s’auto-institue, qu’il se donne lui-même forme. Cela signifie que l’institution de l’espace social représente l’avènement d’un monde mis en forme par l’ordre symbolique [31] ; ce qui se perçoit aisément dès qu’on précise que « la notion de mise en forme, implique celle d’une mise en sens et d’une mise en scène des rapports sociaux » [32]. Un espace social, explique Lefort, « se déploie comme espace d’intelligibilité, s’articulant suivant un mode singulier de discrimination du réel et de l’imaginaire, du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du licite et de l’interdit, du normal et du pathologique » [33]. La « mise en sens » désigne ainsi un certain ordonnancement de significations qui, pour chacun, commande le rapport à soi et au monde. Quant à l’idée de « mise en scène », elle suggère que la société s’identifie à travers une image ou une représentation – une « quasi-représentation » comme dit Lefort pour souligner qu’elle ne peut s’objectiver – qu’elle se fait d’elle-même ; ce qui se passe au lieu du pouvoir.
Nous voyons que le pouvoir tel que Lefort l’envisage n’est nullement réductible à un simple moyen. S’il possède une dimension instrumentale, celle-ci présuppose toujours une dimension symbolique sur laquelle les détenteurs du pouvoir ne peuvent avoir prise puisque leur compréhension d’eux-mêmes et du social en dépend.
C’est dire que le pouvoir est comme en extériorité vis-à-vis de la société et que les principes organisateurs de la société qui s’y manifestent ne sont de personne [34].
C’est au lieu du pouvoir, en effet, qu’il est possible de saisir la mise en forme de la société : il est pôle symbolique qui fait qu’une société existe, qui assume « la fonction de garant de son intégrité ». Autrement dit, le pouvoir fournit à la société « la référence à partir de laquelle elle se fait virtuellement visible pour elle-même, à partir de laquelle les articulations multiples deviennent déchiffrables dans un espace commun, et du même coup, à partir de laquelle les conditions de fait apparaissent au registre du réel et du légitime » [35]. Il est donc à la fois ce qui spécifie la société et qui permet son déchiffrement.
La question qui se pose au penseur du politique n’est donc pas d’analyser un système donné, mais plutôt de déchiffrer les significations qui s’expriment en ce lieu spécifique du pouvoir et qui manifestent tout à la fois l’unité de la société et sa division interne. Ce qui suppose un travail d’interprétation qui, partant des formes explicites et apparentes du pouvoir, doit en chercher l’origine au niveau de la matrice symbolique organisatrice, ainsi qu’un travail comparatif, afin de pas se laisser abuser par un seul type de pouvoir, qui pourrait alors facilement passer pour “naturel”.
Nous voilà revenu à notre tâche consistant à saisir les mutations d’ordre symbolique ayant affecté les sociétés occidentales modernes. Saisir la nature du totalitarisme suppose, disions-nous, l’intelligence de la singularité démocratique, laquelle demande qu’on tienne bien compte de ses origines. Pour le dire autrement, il s’agit de cerner ce qui caractérise le lieu du pouvoir démocratique et de préciser quel est le sens de la mutation à la faveur de laquelle il advient, avant de comprendre en quoi il peut autoriser l’advenue du totalitarisme.
1) La désincorporation du pouvoir dans les sociétés modernes
Ce qui émerge avec les sociétés modernes, Lefort ne cesse de le répéter, c’est « la notion nouvelle du pouvoir comme lieu vide ». C’est là la caractéristique essentielle du régime démocratique qui va de pair avec toute une série de conditions : d’une part, s’opère ainsi « une désintrication entre la sphère du pouvoir, la sphère de la loi et la sphère de la connaissance » [36] ; d’autre part s’affirme alors une société civile prenant conscience d’elle-même à partir de ses divisions.
Précisons les choses. Dire qu’en régime démocratique le lieu du pouvoir est vide, c’est dire qu’il n’est pas appropriable : « ceux qui exercent l’autorité politique sont désormais de simples gouvernants, ils ne sauraient s’approprier le pouvoir, l’incorporer ». Cela suppose que « cet exercice est soumis à la procédure d’une remise en jeu périodique », laquelle implique des élections qui sont à comprendre comme « une compétition réglée » entre des hommes, des groupes ou des partis « censés drainer des opinions dans toute l’étendu du social ». Une telle compétition, poursuit Lefort, « signifie une institutionnalisation du conflit » [37]. N’est-ce pas là affirmer la légitimité d’un débat sur la meilleure façon d’ordonner le social ? et par là même reconnaître que celle-ci ne relève nullement d’un savoir positif et que personne ne saurait l’énoncer de manière définitive ?
Le régime démocratie, parce qu’il est le régime où le pouvoir « s’avère n’être le pouvoir de personne » [38], s’affirme ainsi comme le régime de la liberté ; liberté qui n’est nullement comprise comme un attribut naturel mais plutôt comme la forme des rapports entre individus au sein d’un espace social autorisant les conflits de valeurs et la mise en cause de l’ordre établi. Ce qui n’est évidemment le cas ni dans la société médiévale puisque l’ordre royal est intangible [39], ni dans les sociétés totalitaires où l’autonomie de la société civile vis-à-vis du pouvoir est clairement refusée [40]. Le propre de la démocratie, c’est que son unité s’appréhende à partir de la reconnaissance de sa division.
Pour que la liberté politique s’exprime, il a donc fallu que s’efface la conception monarchique du pouvoir s’appuyant sur la représentation d’un roi, compris comme le médiateur entre le divin et les hommes, censé garantir l’harmonie de l’ordre social en assignant à chacun sa place [41]. Il a donc fallu la perte de croyance en un fondement transcendant du social et la reconnaissance que rien, dans l’être, ne détermine la société à prendre une forme définie. Il est d’autant plus important d’insister sur le fait que la société démocratique ne peut émerger qu’avec la reconnaissance de l’indétermination du social, que là se trouvent les raisons de son basculement dans le totalitarisme.
2) Les leçons d’une analyse du totalitarisme
Lefort résume fort bien sa position quant à la démocratie en soulignant qu’elle lui apparaît « comme cette société où le pouvoir, la loi, la connaissance se trouve mis à l’épreuve d’une indétermination radicale, société théâtrale d’une aventure devenue immaîtrisable, telle que ce qui se voit institué, n’est jamais établi, le reste connu reste miné par l’inconnu […] ; une aventure telle que la quête de l’identité ne se défait que par l’expérience de la division » [42]. Ce qui relève d’une épreuve, terme auquel il faut donner tout son poids ici, c’est bien que « la démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude », comme il dit encore ailleurs [43].
Ainsi, non seulement la société ne se reconnaît plus comme un élément de la création, non seulement elle ne se représente plus son unité comme relevant d’une totalité organique, mais aucune règle naturelle ne la régit : s’ordonnant à partir d’elle-même, la société démocratique refuse tout aussi bien les formes préétablies que les formes qui se voudraient définitives. Autant dire qu’elle ne saurait prétendre être une réponse à la question de la société juste ou bonne ; elle est en effet plutôt ce qui ouvre à cette question, toujours à reprendre. « Autrement dit, précise Lefort, à la notion d’un régime réglé par des lois, d’un pouvoir légitime, la démocratie moderne nous invite à substituer celle d’un régime fondé sur la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime – débat nécessairement sans garant ni terme » [44].
La fragilité de la démocratie apparaît ici pleinement. En effet, comme Lefort l’indique, « dans une société où les fondements de l’ordre social se dérobent, où l’acquis ne porte jamais le sceau de la pleine légitimité, où la différence des statuts cesse d’être irrécusable, où le droit s’avère suspendu au discours qui l’énonce, où le pouvoir s’exerce dans la dépendance du conflit, la possibilité d’un dérèglement de la logique démocratique reste ouverte » [45].
Pour peu qu’une crise fasse sentir ses effets, que les dirigeants politiques élus s’avèrent incapables de manifester une hauteur de vue suffisante à même de donner forme sens et à la division sociale, pour apparaître partisans, alors « la référence à un lieu vide cède devant l’image insoutenable de d’un vide effectif » [46] et le conflit social est vécu comme une menace pour le lien social. « Dans ces situations limites, s’effectue un investissement fantastique dans les représentations qui fournissent l’indice d’une identité et d’une unité sociale, et s’annonce l’aventure totalitaire », assure Lefort [47]. Ainsi le totalitarisme apparaît-il en raison de la difficulté des individus à accepter les conflits dont l’exacerbation peut laisser craindre une destruction de l’unité de la société : « il s’agit, d’une manière ou d’une autre, de donner au pouvoir une réalité substantielle […] ; de dénier la division sociale sous toutes ses formes ; de refaire à la société un corps » [48].
Insistons sur le fait que Lefort pense la genèse du totalitarisme sur fond des ambiguïtés de la démocratie [49]. C’est la « difficile liberté » qu’elle impose qui devient insupportable à beaucoup : l’individu moderne « est voué, écrit Lefort, à demeurer sourdement travaillé par l’incertitude » [50]. Cette incertitude, relevant d’une société « insaisissable » [51] et toujours en quête de sa définition, peut devenir insupportable au point de susciter un désir d’ordre religieux si l’on entend par là le désir d’unité. Dans la mesure où la religion a fondamentalement la forme de l’Un, on peut comprendre, aussi paradoxal que cela paraisse, qu’elle se soit « révélée capable de survivre à la destruction de ses instruments explicites » pour « hanter les esprits les plus […] antireligieux à travers tout le XIXe et jusque durant le premier XXe siècle » [52].
Au terme de cette analyse, il semble bien que la paresse et la lâcheté ne suffisent aucunement à rendre compte de l’état de minorité où beaucoup se tiennent encore. A moins d’entendre par lâcheté l’incapacité à supporter l’indétermination foncière du social et les conflits que celle-ci suscite quant aux valeurs ; ce qui conduit à réorienter l’approche du texte de Kant dans le sillage de la lecture qu’en a proposée Michel Foucault.
III. Autonomie et finitude
Éclairée par l’analyse de Lefort, la démocratie s’est avérée un régime ouvrant à une interrogation sans fin quant à son ordre, imposant donc aux individus une remise en cause permanente de leur approche de ce qui est juste ou non, de ce qu’il convient de défendre et de ce qu’il faut éviter. Ce qui pousse à entendre la devise des Lumières, qui demande à chacun d’avoir le courage de penser par lui-même, comme une exigence d’ordre pratique dégagée de toute perspective téléologique ; cela même que propose la lecture foucaldienne de Qu’est-ce que les Lumières ?
1) La modernité comme attitude
L’intérêt de cette lecture, avancée à différentes reprises par Foucault, tient à son angle d’approche. Ne tenant guère compte du point de vue téléologique, dont nous avons souligné la présence à l’arrière-plan du texte kantien, il insiste sur l’idée que l’interrogation qui s’y déploie vise le temps présent de l’auteur : elle porte sur l’actualité afin d’en dégager la spécificité. Avec Kant, la philosophie interroge son actualité « comme un événement dont elle a à dire le sens, la valeur, la singularité philosophiques, et dans lequel elle a à trouver sa propre raison d’être et le fondement de ce qu’elle dit » [53].
Autant dire que la question des Lumières est alors perçue comme détachée de toute tentative de périodisation. Il faut certes convenir qu’elles représentent un événement historique, mais c’est parce qu’elles inaugurent une interrogation nouvelle qui met le philosophe en demeure de préciser son appartenance en propre à un monde défini duquel il ne saurait s’extraire. La philosophie devient ainsi une « surface d’émergence de l’actualité », une interrogation portant tout à la fois « sur le sens philosophique de l’actualité » à laquelle le penseur appartient, et sur le « nous » auquel il est rattaché et à l’égard duquel il doit se situer [54]. Nous voyons que la question ne porte pas sur la relation du présent au passé, qu’elle ne s’inscrit pas « dans un axe longitudinal aux Anciens » avec lesquels les Modernes devraient se mesurer, mais « dans ce qu’on pourrait appeler un rapport sagittal » au temps présent ; ce qui signifie une reprise, par la philosophie, de sa propre actualité.
Avec Kant, qui se sait contemporain des Lumières dont la devise manifeste l’exigence pour l’individu de penser par lui-même, la modernité ne désigne donc plus une période, mais bien une interrogation. À suivre Foucault, on est amené à reconnaître que s’inaugure là une nouvelle approche de la modernité comme attitude. Il faut comprendre que la réflexion kantienne ne relève pas ici d’une « analytique de la vérité », visant à définir les conditions de possibilité d’une connaissance assurée, mais bien plutôt d’une « ontologie de l’actualité » engageant un rapport à soi dans la conscience de son inscription dans un temps déterminé. Cela relève d’une attitude critique qui ne s’entend plus comme visant à préciser les limites assignées à l’esprit humain en quête de savoir, mais qui permet un nouveau rapport à soi comme sujet autonome.
La dimension pratique de l’attitude de modernité que Foucault décèle chez Kant la rend précieuse pour ce qui nous occupe : l’accession à la majorité comprise comme capacité à accepter l’indétermination foncière du social, seule manière comme nous savons de garantir la liberté. Il nous semble toutefois qu’elle n’est pas suffisante dans la mesure où elle ne tient pas vraiment compte de la dimension collective, ou qu’elle le fait selon une orientation difficile à suivre.
2) Capter le présent dans ce qu’il est
Partant de son analyse de Kant, Foucault envisage la critique à partir d’une approche historique qui la relie à la question de la « gouvernementalisation », caractéristique selon lui « de ces sociétés de l’Occident européen au XVIème siècle ». Elle s’exprime alors, à partir d’une « grande inquiétude autour de la manière de gouverner », comme « l’art de n’être pas tellement gouverné ». Il faut comprendre que la critique est un jeu avec les arts de gouverner desquels elle est à la fois « partenaire et adversaire » : elle est ainsi une « manière de s’en méfier, de les récuser, de les limiter, de leur trouver une juste mesure, de les transformer, de chercher à échapper à ces arts de gouverner ou, en tout cas, à les déplacer, au titre de réticence essentielle » ; manière qui est « aussi et par là même » une « ligne de développement des arts de gouverner » [55]. Foucault fait donc de la critique un art de « contre-conduite » par quoi les individus témoignent de leur résistance, de leur insoumission, de leur volonté d’échapper à la conduite des autres, de définir une manière de se conduire [56].
Le problème est que cette approche ne tient aucun compte de la dimension symbolique du pouvoir : elle reste sur un même plan, articulant la critique à ce quoi elle s’oppose ou se démarque. Pour Foucault, la résistance, qui « n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir » [57], s’envisage dans l’immanence pure de la vie. Comment est-il possible dès lors d’être moderne au sens où il l’entend à partir de sa lecture de Kant ?
Tentant de préciser l’attitude moderne, Foucault assure qu’elle ne conduit pas à suivre et à adhérer au moment présent, comme fait la mode, mais suppose bien plutôt de cerner, dans ce présent, ce qui en quelque façon le dépasse : « volontaire, difficile », elle « consiste à ressaisir quelque chose d’éternel qui n’est pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui ». Cela ne signifie nullement « sacraliser l’instant qui passe pour essayer de le maintenir ou de le perpétuer » : « Pour l’attitude de modernité, la haute valeur du présent est indissociable de l’acharnement à l’imaginer, à l’imaginer autrement qu’il n’est et à le transformer non pas en le détruisant, mais en le captant dans ce qu’il est » [58]. Mais comment comprendre cet acharnement à imaginer autrement, dont Foucault fait état ? Ne suppose-t-il pas « l’instauration d’une distance avec ce qui est, laquelle implique la conquête d’un point de vue au-delà du donné », comme dit Castoriadis ? [59]
Comprenons bien que ce point de vue au-delà du donné, ne renvoie à aucun “ailleurs” : il est ce qui, dans le présent, le transcende ; il est cet éternel dans l’instant comme dit Foucault [60]. L’emploi du même terme « au-delà » ne doit pas nous égarer : le point de vue dont Castoriadis parle est bien « au-delà du donné » sans être « au-delà de l’instant » ; c’est bien pourquoi il permet d’imaginer le présent autrement qu’il n’est. Ce qu’évoque Castoriadis relève d’une signification émanant du social et qui le structure, mais qui, comme le pouvoir selon Lefort, est comme en extériorité par rapport à lui. Ce que Lefort pense comme symbolique, Castoriadis le réfère à une dimension imaginaire pour des raisons qui ne peuvent être exposées ici [61]. L’important est de préciser que, pareillement à l’ordre symbolique évoqué par Lefort, cet imaginaire, qui structure le social, échappe à notre emprise : il est la dimension instituante de la société comprise comme collectif anonyme. Instituer une société, c’est lui fournir des significations imaginaires qui lui donnent sa cohérence et permettent de la définir comme une société particulière. Ces significations, qui ne sont de personne, mais dérivent de l’imaginaire social, spécifient ce qui est juste et ce qui est injuste, indiquant par là ce qu’il convient de faire ou non et établissant des types d’affects sous-tendant les actions qu’elles valorisent [62]. Ainsi, toute action individuelle renvoie-t-elle à une signification imaginaire, sans quoi elle serait impossible parce qu’impensable.
3) L’horizon d’un monde commun
Nous commençons à saisir ce que Castoriadis éclaire, et qui n’est pas pris en compte par Foucault : capter le présent dans ce qu’il est, l’imaginer autrement qu’il n’est à partir de lui-même, revient à repérer ce qui en lui renvoie à la signification que nous entendons promouvoir. Dans la mesure où, comme l’indique Castoriadis, les sociétés modernes sont animées « depuis des siècles par deux significations imaginaires sociales », l’une incarnant le projet d’autonomie portant les luttes pour l’émancipation ; l’autre le projet capitaliste, l’attitude critique va consister à dégager ce qui, dans le présent, relève du projet d’autonomie [63].
C’est donc une attitude de modernité qui l’a conduit à porter tant d’attention à tous ces moments historiques – de la Commune de Paris à Mai 1968, en passant par les conseils ouvriers – au cours desquels se sont exprimées des orientations nouvelles. Même s’ils sont brefs, ces moments manifestent la possibilité concrète d’autres rapports sociaux. Et si, vingt ans après les événements hongrois de 1956, Castoriadis n’hésitait pas à assurer que les quelques semaines qu’ils durèrent « ne sont pas moins importantes et significatives pour nous que trois mille ans de l’histoire de l’Égypte pharaonique » [64], c’est parce qu’il y voyait les ferments d’une nouvelle organisation sociale. Il se rapproche en cela d’Hannah Arendt pour qui « ces quelques rares moments heureux de l’histoire », où liberté et politique sont allés de pair, sont « normatifs » ; « non que leurs formes d’organisations internes puissent être reproduites, notait-elle, mais dans la mesure où les idées et les concepts déterminés qui se sont pleinement réalisés pendant une courte période déterminent aussi les époques auxquelles une expérience du politique demeure refusée » [65].
L’importance de ces approches conduisant à dégager d’un temps défini ce qui, en lui, le transcende, tient donc dans l’affirmation d’une situation exemplaire, l’affirmation d’une orientation possible pour nous. Cela suppose que nous soyons en mesure de reconnaître l’horizon d’un monde commun. Ainsi, l’attitude de modernité, ressaisie comme expression du projet d’autonomie, semble la seule voie pour qui entend vivre en majeur.
Conclusion
Nous nous étonnions de ce que, plus de deux siècles après, la situation sociale envisagée par Kant n’avait guère évoluée. Nous savons maintenant qu’elle tient, pour une part essentielle, au tragique de la condition humaine ou, plus exactement, à la difficulté de vivre cette condition en pleine conscience. La majorité, telle que nous l’entendons, qui consiste à reconnaître pleinement sa finitude, c’est-à-dire à se savoir mortel vivant dans un monde qui n’est tenu par aucun sens prédéterminé, tout en évitant de verser dans un cynisme désabusé, est-elle envisageable ?
Selon Castoriadis une telle question qui est celle de l’autonomie, revient à se demander « jusqu’à quand l’humanité aura-t-elle besoin de se cacher l’Abîme du monde et d’elle-même derrière des simulacres institués ? ». Il précisait qu’une réponse « ne pourra être fournie, si elle l’est, que simultanément au plan collectif et au plan individuel » [66].
C’est en assumant la tâche de saisir et de promouvoir ce qui dans notre actualité relève de l’aspiration à l’autonomie que nous pouvons, que nous devons nous assurer que c’est possible.
C’est bien, nous semble-t-il, ce qui permet de voir dans la Révolution Française le signe d’un progrès possible.
Philippe Caumières
(Les Cahiers de Philomène, n°3)