Organisation d’une rencontre sur le thème : PEUPLE, POPULISME ET POPULATION
les vendredi 10 février au soir, samedi 11 et dimanche 12 février 2012 au gîte “le Closet” 25330 Fertans (17-19 grande rue),
Argumentaire :
Le populisme du peuple
Les termes « populisme », « populiste » ont, en français, une connotation souvent péjorative – comme si le fait de se réclamer du peuple, de ses aspirations profondes ou en appeler à sa défense contre les injustices qu’il subit était nécessairement suspect, abusif et prometteur de tous les excès.
Aujourd’hui, ce soupçon s’est considérablement durci et cette tonalité négative pèse de tout son poids sur ces vocables, au point que le qualificatif « populiste », désormais indistinct de « démagogue » est devenu l’ornement rituel d’une incrimination générale : se verra taxé de « populisme » quiconque en appellera d’une façon ou d’une autre au peuple, à un peuple, quelles qu’en soient les déterminations, contre ceux qui le gouvernent mal, l’exténuent, le trompent, le méprisent, etc. De manière passablement ironique, au temps de la démo-cratie globale et planétaire, tout se passe comme si invoquer le nom du peuple, tenter de lui donner du corps et de l’animer était devenu l’opération la plus suspecte qui soit – aux limites de la subversion.
Ce soupçon, constamment entretenu par les gens du sérail politique et les intellectuels en livrée, donne à entendre on ne peut plus clairement que le divorce est consommé entre l’institution démocratique (c’est sa dénomination statutaire) et ce qui, envers et contre tout, en constitue l’indissoluble référent – non pas seulement les gens, les électeurs, les citoyens, même, mais bien le peuple politique, le peuple de la souveraineté proclamée, présumée. Si le populisme est aujourd’hui un spectre qui hante les démocraties occidentales, c’est bien que la démocratie d’institution est devenue, en tant que pouvoir populaire, spectrale.
On rappellera ici que le peuple de la démocratie, dans le principe même de celle-ci, n’est jamais donné, il n’est ni une essence (nationale, ethnique, étatique...) ni même un corps légal et institué. Le peuple de la démocratie n’existe que dans l’opération dynamique qui le constitue, qui en découpe les contours, en fixe le mode d’apparition et l’inscrit dans le réel. Il est à ce titre variable et toujours recommencé pour autant que sa capacité d’agir suppose l’actualité d’une présence – celle de tous ceux/celles qui en constituent le corps commun (Rousseau). Dans les conditions de la modernité, le geste premier de toute politique est bien celui qui consiste à tenter de donner corps à un peuple.
On comprend dès lors mieux le sens ultime de l’incrimination de « populisme », telle qu’elle prospère aujourd’hui : pour ceux qui la propagent, le populisme commence tout simplement là où commence une politique faite de mots, de gestes, de dispositions, de déplacements, de regroupements, de revendications ou de programmes qui se séparent distinctement de la gestion du troupeau humain soumis aux conditions du marché et aux décrets de l’oligarchie financière qui aujourd’hui régente le monde. Le populisme, c’est le désir de réveiller la politique en rompant les digues de ce pastorat mortifère.
Le populisme de population (un « populationisme »)
Mais ne peut-on pas dire aussi que nos sociétés sont des gouvernements de la population ? Aux deux sens du génitif. La population est gouvernée et gouverne, l’un n’allant pas sans l’autre. Et n’est-ce pas sous la modalité de la prise en charge que cette gouvernementalité se décline ? la population veut que l’on s’occupe plus d’elle et nos gouvernements assurent qu’ils le feront, n’est-ce pas ce qu’il faut appeler aussi « populisme » ? Par exemple la population demande encore plus de protections contre telle ou telle supposée menace ou sur l’autre versant les gouvernements promettent qu’il vont changer la vie de leurs populations. Ainsi entendue chaque demande, chaque proposition populiste dirigerait maintenant la politique. N’est-ce pas au nom de ce populisme de population qu’est discréditée toute autre orientation politique, juger dangereuse pour la population ? Certes, nos politiques ne parlent pas de populisme quand ils évoquent les problèmes de leurs populations. L’usage des termes « populiste ou populisme » a cependant lieu quand les propositions ou réclamations de prise en charge de la population sont jugées excessives, irréalistes. Ce serait donc une différence de degrés entre le populisme dénoncé et celui implicitement entretenu qui serait supposée. Donc par le fait même de ces énoncés, ne se découvre-t-il pas que ce populisme dénigré est le prolongement d’un populisme entretenu, d’un populisme de population ? Si bien que le jeu politique actuel ne serait plus que celui de la surenchère populiste et de ses réajustements. N’est-ce pas alors nourrir et même accroître le mécontentement, le ressentiment de la population ? Les remèdes ne risquent-ils pas de devenir plus dangereux que le mal ?
Programme :
Vendredi 10 février : accueil au gîte à partir de 19h30 avec repas en continu.
Samedi 11 février :
Chaque intervention sera suivie d’une discussion.
10h 30 : « Raison et déraison du populisme » par Frédéric Astier.
12h Repas
14h : « Le partage du politique - pour un populisme à venir » par Alain Naze.
Promenade dans les environs.
17h30 : « De la haine de l’homme au mépris du peuple » par Cédric Cagnat.
19h Repas
21h Projection du film « L’homme de la rue » de Franck Capra.
Dimanche 12 février :
10h 30 : « L’homme de la rue comme héros de la masse » par Alain Brossat.
12h Repas
14h Discussion ouverte.
Tarif : 110 euros (hébergement et repas, apéros, petits-déjeuners compris)
Renseignement(s) et inscription auprès de Philippe Roy :
philippe.roy25@gmail.com
Site du gîte (avec plan d’accès) : http://www.gite-lecloset.com
Présentations des interventions :
« Raison et déraison du populisme » par Frédéric Astier.
Dans « La raison populiste », Ernesto Laclau s’intéresse à la construction des identités populaires, à la façon dont « le peuple » émerge comme acteur collectif. Il se livre à un examen critique de la littérature existante sur le populisme en montrant de façon probante à quel point celle-ci demeure généralement sous l’emprise d’auteurs comme Taine, Le Bon et Freud et autres théoriciens de la « psychologie des foules ». Il combine constamment analyse théorique et références empiriques empruntées à des contextes historiques et géographiques très divers. Il démontre la relation existant entre populisme et démocratie et les logiques de la représentation et il situe sa propre approche dans une relation critique aux analyses développées par des auteurs contemporains comme S. Zizek, J. Rancière, A. Negri, etc.
« Le partage du politique - pour un populisme à venir » par Alain Naze.
L’idée guidant cette intervention serait que le « populisme » constitue le symptôme d’une situation politique, plus précisément, le symptôme par excellence des régimes démocratiques, à la fois comme témoignage de l’enracinement de la politique dans le demos, et comme signe du défaut de peuple dans les modalités effectives du fonctionnement des institutions démocratiques. Autrement dit, le « populisme » constituerait à la fois la vérité des régimes démocratiques (voir sur ce point les analyses d’Ernesto Laclau, dans La raison populiste) en tant que prise en compte du peuple dans l’arrêt d’une décision institutionnelle, et l’indice d’un fonctionnement nécessairement défaillant de ces régimes par rapport à leurs principes fondateurs, dans le sens où le peuple n’existant pas à la manière d’une substance, les découpes opérées par le pouvoir, dans son fonctionnement même, laissent inévitablement de côté une partie de la population (ne serait-ce qu’à travers les modalités propres à la démocratie représentative). Dès lors, le « populisme » se manifeste sous l’aspect de réclamations portées par ceux qui se considèrent comme les exclus de la vie sociale et/ou politique, notamment à travers un combat contre les élites, et cette lutte est en effet constitutive d’un peuple, se constituant bien dans ce mouvement de mobilisation, certes sous la forme d’un coup de force rhétorique, en l’espèce le recours à la synecdoque (faisant passer la partie pour la représentation du tout) – mais là encore, de façon homogène au schéma même de la représentation politique. En cela, le « populisme » a beau être dénoncé par le discours politique classique comme une maladie venant gangréner la démocratie, on voit bien que ses ressorts sont pourtant bien les mêmes que ceux qui légitiment l’institution démocratique elle-même. Dans ces conditions, que révèle cette tension entre populisme institutionnel (s’il est vrai que le populisme constitue la vérité de la politique) et populisme dit démagogique ?
Si la réclamation essentielle des mouvements dits populistes est bien la prise en compte d’une partie de la population supposée oubliée par la politique, cela peut recouvrir aussi bien des demandes émanant de minorités opprimées (selon les cas : sociales, sexuelles, ethniques, etc.), que celles qui proviendraient de ce qui se nomme parfois la « majorité silencieuse », et dans ce cas, ce seront des revendications éventuellement racistes, et/ou sécuritaires qui seront mises en avant. Dans ces conditions, on aura tendance à distinguer entre un populisme d’émancipation et un populisme réactionnaire, mais au fond, n’y a-t-il pas un point commun entre les deux, qui ruinerait au moins partiellement les oppositions ? C’est que dans les deux cas il peut s’agir de demandes d’un surcroît de gouvernementalité à l’égard de telle ou telle partie de la population (soit pour leur reconnaissance, soit pour satisfaire telle demande de renforcement de dispositifs sécuritaires). Les conditions politiques actuelles d’une prise en charge pastorale de la population par de multiples dispositifs impliquent qu’on soit attentif à la forme des revendications : envisagées sous le seul angle du populisme, et quelles qu’en soient les modalités, celles-ci risquent bien d’aboutir à un renforcement de cette prise en charge biopolitique, donc à un renforcement de cette forme d’assujettissement, précisément en vue de remédier à une exclusion préalable. Dès lors, il s’agirait peut-être de s’ouvrir à une politique des minorités (avec l’hétérogénéité des revendications que cela suppose), qui viserait moins une participation à un pouvoir qu’une remise en cause et une résistance à ce pouvoir (à toutes les formes de pouvoir ?), à l’opposé, donc, sur ce point, du choix opéré par Ernesto Laclau de réactiver la théorie gramscienne de l’hégémonie, consistant en l’occurrence à viser notamment l’obtention de postes de pouvoir au sein de la culture dominante.
« De la haine de l’homme au mépris du peuple » par Cédric Cagnat.
La catégorie de ceux qui ne détiennent aucun pouvoir a réussi à se persuader que tout recours à la force, dans quelque domaine que ce soit, devait être sanctionné négativement et condamné en tant que violence, s’assurant de cette manière la vanité et l’échec de toutes leurs entreprises contestataires. Evidemment, les détenteurs effectifs de la puissance, qui n’en demandaient pas tant, n’ont de cesse de les conforter dans cette certitude.
La notion de « démocratisme » entend précisément désigner cette autre fonction idéologique, non plus de dissimulation mais d’inversion, consistant à projeter sur une fraction de la société civile la source des divisions qui ne peuvent manquer de perdurer, en dépit des procédures inhibitives, au cœur de tout groupement humain. Potents et citoyens, situés dans l’orbe du droit, les premiers en tant qu’ils l’édictent, les seconds en tant qu’ils s’y soumettent, sont d’emblée immunisés contre les accointances ou compromissions éventuelles avec la violence juridiquement définie. Reste une troisième catégorie, impossible à identifier empiriquement, mais qui peut être nommée de façon ponctuelle chaque fois qu’émerge un type de conduites politiques soustrait aux structures actionnelles légalement prédéterminées. Il s’agit de la catégorie : « peuple ».
Cette catégorie, qui reste indéfinissable aussi longtemps qu’on l’aborde en tant que substance, occupe toutefois dans le système idéologique du démocratisme, une fonction bien précise par laquelle il devient possible de la caractériser.
La fable hobbesienne prenait racine dans une « anthropologie pessimiste » : créature fondamentalement égoïste et belliqueuse, l’homme doit être soumis à une puissance absolue qui l’empêchera de donner libre cours à sa brutalité native, à son inclination naturelle à la nuisance. Tant que Dieu demeurait la source et la garantie de la Loi, l’humanité dans son entier pouvait tenir le rôle de cette matière rétive sur laquelle elle devait s’exercer. « La violence naturelle de l’homme » : il faut que le Droit, toujours, sache nommer son autre, afin d’être en mesure de le conjurer.
Mais dans le cadre démocratique, c’est à cette créature pernicieuse qu’est confié le soin d’élaborer son propre système de législation. Il faut donc lui faire crédit d’une certaine bienveillance, d’un certain attachement à la recherche du juste, tout en conservant la possibilité d’identifier et de situer la source du mal. Cette source pourra être internalisée, logée au sein même de tout sujet, comme Rousseau et Kant s’y sont essayés – et ce seront les passions ou la volonté pathologique. Ce n’est pas cette voie qu’a retenue notre contemporanéité.
Celle-ci a maintenu le sujet de la violence dans son extériorité, mais en le déplaçant : de l’Homme vers l’une de ses parties, à savoir le peuple. L’humanité telle que Hobbes la concevait s’est réfugiée dans une catégorie anthropologique dès lors exclue de la pastorale démocratique, humanité de nature dont le peuple est devenu la métonymie, nature barbare et grossière, telle qu’elle s’exprime précisément dans les explosions de violence insurrectionnelle.
Toute la modernité s’est nourrie de ce mépris à l’égard de la populace : des Sans-culottes aux foules de Le Bon, en passant par la canaille communarde et le Lumpen marxien, jusqu’aux masses hypnotisées de Freud et aux « populistes » d’aujourd’hui. Le dénigrement chrétien de l’homme s’est condensé en haine du peuple.
« L’homme de la rue comme héros de la masse » par Alain Brossat.
Dans « L’homme de la rue » (Meet John Doe), film sorti en 1941, Frank Capra propose, sous les apparence d’une aimable comédie de quiproquo, une fable très politique. Il y est question d’un « homme en trop », laminé par les effets de la Grande Dépression, et qui, au bout du rouleau, est prêt à se suicider. Mis en scène par des journalistes retors, ce suicide en trompe-l’oeil va métamorphoser ce « quelconque » désespéré en héros de la foule, au temps de la démocratie du public naissante. Le film montre comment cet atome social perdu, sans valeur ni consistance se transforme en catalyseur d’un peuple - cette masse des gens ordinaires frappés par la crise et qui vont s’identifier à son désespoir, sa révolte, son aspiration à un monde plus juste, plus égalitaire. Simplement, jusqu’à quel point ce peuple rassemblé autour de ce héros paradoxal est-il appelé à retomber sous la tutelle des journalistes véreux et des politiciens sans scrupules ? C’est ici que surgit en pleine lumière l’enjeu populiste... De film en film, Capra n’a jamais cessé de se poser cette question : comment un individu peut-il donner corps à un peuple ? Mais aussi bien : comment ce peuple du « bas », des gens ordinaires, peut-il résister aux prises qui tentent de s’exercer sur lui pour le transformer en alibi des jeux de pouvoir mettant aux prises les élites ?