Perforation culturelle clandestine

, par Estelle Chauvey


Les carrières parisiennes ont toujours été le lieu de commémorations, rassemblements et ce depuis la période gallo-romaine.
La protection des carrières date de Louis XVI, avec la création en 1777 de l’IGC (Inspection Générale des Carrières).
1793 les révolutionnaires ont voulu les reboucher en signe d’opposition au roi. Lieu de messes noires, contrebande…au XIXème siècle. 1944, soulèvement d’insurrection de Paris organisé depuis l’abri des Forces Françaises de l’Intérieur.
Durant les années 50-60, les catas furent le théâtre de nombreuses fêtes estudiantines. Interdiction d’y aller depuis l’arrêté du 2/11/1955 qui prohibe donc la fréquentation des carrières.
Forte expansion dans les années 70 (personnes marginales, plébéiens ?), en 1983 une étude réalisée par une sociologue Barbara Glowczewski « la cité des cataphiles » donnera donc le nom de cataphiles aux personnes se rendant dans les carrières.
Fin des années 90 une vague venue d’outre-atlantique va renommer les cataphiles, Urban Explorers soit les Explorateurs Urbains en Français.
Nous allons donc nous pencher sur ces Urban Explorers (UX), principalement par le biais du livre de Lazar Kunstmann « La Culture en clandestins. L’UX ». Lazar a été le porte-parole de la Mexicaine de Perforation en 2004 et des Untergunther de 2006 à 2008, deux branches parmi d’autres de l’UX.
A noter que selon Kunstmann la généralisation des termes cataphiles et UX est une erreur. Il différencie les simples visiteurs de friches et les explorateurs urbains. Les premiers qu’il nomme les Raviolis (en lien avec la boîte de raviolis, composant indispensable du paquetage des campeurs, spéléologues et autres alpinistes) apprécient les lieux sans pour autant chercher à les utiliser en quoi que ce soit sauf y faire la fête. Les visites se suffisent à elles-mêmes, ils aiment se balader dans les souterrains : les Bodzaux, Bodzal au singulier pour bottes-sales (ceux qui se rapprocheraient le plus du terme cataphiles) ou sur les toits : les Toubalous (pour tube alu, élément de base des échafaudages). Les virées des Raviolis sont souvent opportunistes, à la faveur d’un accès de souterrain ouvert ou d’un échafaudage sur un bâtiment. Le Ravioland est pour lui principalement constitué d’adolescents masculins issus de la classe moyenne ayant des difficultés à communiquer avec leur entourage, en bref presque nos geeks actuels. Le Ravioli est « mollement clandestin, une sorte de fonctionnaire en devenir ». Ayant défini ce qu’est un visiteur de friches, on peut se poser la question de ce que serait un véritable explorateur urbain…

L’UX

A l’origine de l’UX (début des années 80) se trouve une bande de jeunes collégiens qui pour certains comme leurs aînés sont descendus dans les carrières. Trop jeunes pour boire, ils ont commencé à explorer réellement ces réseaux souterrains et à y faire des repérages. En parallèle d’autres ont débuté en s’introduisant dans des musées la nuit. Nécessité fût pour eux de se regrouper pour continuer d’avancer, d’aller plus loin, avec comme principe « à nous tous on sait tout…ou du moins plus que chacun dans son coin ». De là est née l’envie de faire de ces lieux, de ces délaissés urbains le théâtre d’expériences nouvelles. Ils entendent par délaissés urbains les parties non-visibles du Patrimoine, ni accessibles au public ni même souvent à l’administration qui en a la charge et ce tout ou partie du temps (exemple les monuments la nuit). Au bout de 2 ans, ils avaient presque tous les plans des sous-sols de Paris (accès par les sous-sols au ministère des télécommunications entre autre).
L’idée de faire naître une culture parallèle n’a jamais été la motivation initiale. Elle n’est que la conséquence de l’existence d’une vie urbaine clandestine et ne s’est développée que parce qu’il avait un milieu propice à la voir croître « Les envies ne découlent que des possibles et non le contraire ». Développement aussi favorisé par la diversité importante de ses membres (au niveau de leurs aspirations, leurs méthodes…) et par leur engagement commun quant au patrimoine, qu’ils considèrent comme celui de tous et donc pas uniquement des gestionnaires qui en ont la charge. C’est le désengagement du plus grand nombre de tous pour notre patrimoine qui n’est pas normal, « le renoncement à conserver ce qui nous définit culturellement ne vient que de l’impression de fatalité qu’il y a à le voir disparaître ». Engagement commun aussi sur leur rapport à la mémoire et au politique, ils ne veulent pas se laisser dicter par l’Etat ce qui mérite ou non d’être conservé, réactivé dans la mémoire de chacun. On retrouve aussi tout un rapport à l’esthétique très présent dans leurs diverses actions (tant au niveau des Untergunther que de La Mexicaine de Perforation, j’y reviendrai brièvement plus tard), on pourrait d’ailleurs presque les renommer les nouveaux guerriers esthètes underground, en lien avec l’intervention de José Ignacio Bénito Climent « Les nouveaux guerriers technologiques underground : les hackers ».
Selon Lazar leur clandestinité n’est pas le fruit d’une réflexion philosophique, ce n’est pas l’interdit qui est recherché mais l’affranchissement de toute notion d’autorisation si souvent fatale aux démarches novatrices et créatives. Organisation de terrain, d’actions concrètes et réelles qui rejette tout concept dès lors qu’il n’a pas d’application immédiate. Un chantier est viable s’il répond aux possibilités des membres de l’UX, tant humaines (nombre, investissement requis dans le temps…) que matérielles (pour assurer leurs projets les diverses branches de l’UX achètent leur matériel à leurs frais, s’entraidant matériellement ou humainement entre elles, activité « bénévole » réalisée en plus de leur emploi respectif). Ses règles sont apparues au fur et à mesure de leur nécessité pratique. Si l’on a vu dans l’intervention de Philippe Roy « Pirates versus limites » que le désir des pirates ne passe pas par un rapport aux limites, il n’en est pas de même pour celui des urbans explorers, simplement il s’agit des limites qu’ils se posent eux ( leurs trouées) et non celles établies par l’administration, l’Etat ou tout autre tiers extérieur. En somme des perforations membraniques autant que des perforations culturelles (Philippe Roy « Trouer la membrane »).
Puisqu’ils avaient pris l’option de la clandestinité toute activité (notamment sous-terraine) se devait d’être invisible aux yeux des autorités mais aussi à ceux du ravioland. Par invisible il faut entendre en 1er lieu inaccessible temporairement ou définitivement. Les réseaux souterrains communiquant entre eux chaque site utilisé voit son accès camouflé par divers stratagèmes. A noter qu’au fil de leurs actions ils avaient acquis toutes les cartes des différents concessionnaires des réseaux souterrains, RATP, EDF, France Télécom ou IGC ainsi que les clés de nombreux bâtiments. Leur facilité à les obtenir étant en partie expliquée par l’incurie administrative. Nombre de monuments ne sont pas surveillés ou en tout cas de manière non efficace (gardien qui dort quand il y en a un, télésurveillance HS ou piratable, verrous inexistants ou falsifiables…), on peut entrer et se balader dans toutes sortes de bâtiments publics en toute impunité sans problème. La compartimentation des carrières mise en place par l’IGC fin des années 80 pour réduire la fréquentation raviolique, va alors créer des angles morts, espaces inaccessibles pour tous sauf pour l’UX qui va en faire des QG, des espaces de rangement, stockage…facilitant donc leurs actions.
Clandestinité favorisée aussi par leurs actions de brouillage, de désinformation, de confusion, au niveau de l’administration et du ravioland. Utilisation de pseudonymes, d’un vocabulaire propre à eux donc non-récupérable (ravioli, bodzaux…mais aussi surface, étanchéité, mise à jour…), de formatage de ce qu’ils appellent « la super antenne d’intoxication », personne propageant à son insu une fausse mais rassurante image de la situation, d’associations-écran telle que la SERPAS (Société d’Etude et de Réhabilitation du Patrimoine Archéologique Souterrain)…
Travail pro-clandestinité efficace puisqu’à ce jour les 2 branches de l’UX connues le sont du fait d’une dénonciation pour la Mexicaine de Perforation, et plus ou moins d’un choix de leur part pour les Untergunter (j’y reviendrai plus tard).

La Mexicaine de Perforation

Branche s’occupant d’organiser des manifestations artistiques clandestines dans les délaissés urbains. Projections de films dans des salles préexistantes ou représentations de théâtre (au Panthéon notamment) cela la nuit, ou projections de film dans des lieux créés par eux (dans les carrières), festivals, expos photos…Manifestations se déroulant principalement dans le quartier « latino-américain » (16ème, place de Mexico, place du Trocadéro) cœur de la ville pour nos « mexicains ».
L’Urbex Movies pour Urban Experiment movies est le festival cinématographique phare de la Mexicaine, il s’est déroulé plusieurs étés de suite aux Arènes Chaillot, véritable cinéma de quartier sous-terrain entièrement aménagé par la Mexicaine (avec bar, salons multiples pour discuter après les projections…) accueillant généralement 20 spectateurs maximum. Situé sous le Palais de Chaillot, ses bancs en pierre en arc-de-cercle lui confèrent son nom d’arènes. Le principe était de passer en moyenne 2 films (plus si courts et moyens métrages) regroupés par intention et non par thème, qui partageaient le même regard sur le tissu urbain, une même expérience même si leur scénario, genre ou traitement d’une manière générale pouvaient différés. Films mettant en scène souvent des aspects cachés de la ville. Les analogies n’étaient pas présentées au spectateur, à lui de les découvrir, ressentir sans concept bêtement pré-pensé. Expérience enrichie par le franchissement de nombreux espaces urbains, ce qui étoffait donc cette vision détaillée sur les aspects les moins apparents de la ville. Arènes construites en couches superposées, de manière organique telles les fonctions vitales de la ville avec ses réseaux, artères… (on retrouve bien là, entre autre, le rapport à l’esthétique évoqué plus avant). Le programme du festival était placardé dans toute la ville mais dans les recoins donc non accessible à tout le monde, seuls les plus initiés pouvaient apercevoir le logo de la Mexicaine.
Août 2004, un coup de fil anonyme dénonce l’occupation des souterrains du palais de Chaillot à la police (BICS, brigade d’intervention en carrières souterraines). Les médias s’emparent alors de l’affaire et devant les inepties racontées la Mexicaine de Perforation décide de sortir de la clandestinité en choisissant Lazar en tant que porte-parole. « A partir du moment où un fait est révélé par une source extérieure à l’UX et devient connu du public nul n’est besoin de le nier. Au contraire il est préférable de s’en expliquer face à quiconque nous le demanderait. » Entre temps grâce à un des angles morts créé par l’IGC, le matériel de visionnage avait été récupéré et la salle vidée de tout passage de l’UX. Pour information il y eut une question sur la Mexicaine cette année-là à l’examen de français de l’université de Rio De Janeiro.
Le 2ème festival de l’été organisé était « la Sesion Comoda » séance confortable en espagnol. Il se déroulait à la cinémathèque Chaillot la nuit, également appelée cinémathèque Henri Langlois (pionnier de la conservation et de la restauration de films, créateur de la cinémathèque en 1936 avec Georges Franju et Jean Mitry), ce lieu était plus qu’un symbole, véritable temple du cinéma. La salle existant déjà, apport de multiples décors pour plonger le spectateur dans l’ambiance des films. Utilisation aussi des réseaux souterrain pour créer un univers ou amplifier celui du film, par exemple passage dans le dépôt des plâtres lors de la projection de La Jetée de Chris Marker, dépôt ayant servi de décor au film. Le spectateur ne quittait jamais le film. Evidemment toute trace de leur passage était effacée au petit matin. Exception parfois de leur programme qu’ils pouvaient laisser parfois histoire de voir si la cinémathèque allait l’utiliser comme idée de projections, en vain…les films étaient projetés mais l’ordre n’était pas respecté ce qui changeait le sens du message qui devait passer. Ils continuèrent donc leurs actions de sauvegarde cinématographique dans l’ombre.

Les Untergunter

Il s’agit de la branche restauration de l’UX. Tout comme pour la Mexicaine de Perforation, leur nom est apparu bien après la création de la branche. Unter-gunter noms donnés aux deux bergers allemands aboyant sur une bande son passée en boucle lorsqu’ils s’absentaient de leur chantier, ce afin de repousser les curieux.
Les membres des UG choisissent un lieu, un objet à restaurer et le font sur 1 an de septembre à septembre. Cela nécessite donc une réflexion quand à l’ampleur du travail à effectuer, compétences techniques, moyens, temps…ils peuvent faire appel aussi à des membres extérieurs à leur branche, qu’ils soient de l’UX ou non. Une autorisation quelconque de l’administration n’est pas une condition pour agir.
Ce qui est restauré reste invisible, inaccessible. Paradoxalement si la non-visibilité les condamne à disparaître faute d’entretien, d’attention, c’est également ce qui les protège après leur remise en état. La pensée que peut-être ces parties aujourd’hui délaissées feraient un jour l’objet de toutes les attentions de la part d’une société moins superficielle n’anime pas les UG. C’est une démarche au présent pour la satisfaction immédiate de voir qu’une infime part du Patrimoine délaissé continue à exister grâce à leurs actions. Ils ont davantage un rapport au passé, à sa mémoire qu’au futur. Ils procèdent à une restauration tant que c’est possible, ils ne veulent absolument pas avoir à tout refaire, ce serait un fac-similé pour eux.
Comme expliqué dans la partie sur l’UX, ils agissent sans autorisation car ils ne l’auraient pas ou trop tard, l’administration ne dépense pas d’argent pour ce qu’elle ne peut ou ne veut pas montrer. Exemple Du CNAM Conservatoire National des Arts et Métiers qui a proposé au CMN Centre des Monuments Nationaux de prendre en charge à ses frais l’entretien et la restauration des éléments d’horlogerie de tous les monuments nationaux, au bout de nombreuses années il n’avait toujours pas de réponse.
On a entendu parler des UG suite à la restauration et la remise en état de marche de l’horloge du Panthéon. Ils ont commencé à la restaurer, ce qui était l’idée première et se sont surpris eux-mêmes à pouvoir la faire fonctionner à nouveau. Ils ont alors décidé de rencontrer l’administrateur du Panthéon afin que celui-ci assure le remontage de l’horloge nécessaire à son fonctionnement. En réponse l’administration a porté plainte contre eux mais devant le peu de charges recevables ils ont été acquittés.
Les membres de l’UX ont réalisé un court-métrage sur leurs actions « Panthéon User’s Guide », en parallèle à l’écriture du livre de Kunstmann (tous deux sortis en 2009). Vu le climat dans lequel ils ont été réalisés (découverte des arènes Chaillot, procès de l’horloge du Panthéon) on peut se poser la question de l’intention réelle de l’UX sur cette mise en lumière…soucis de vérité ou campagne de brouillage…info ou intox ? A vous de voir…« rien n’est vrai, tout est permis » (Burroughs, cf intervention de Marco Candore)
« La Culture en clandestins. L’UX » Lazar Kunstmann. Editions Hazan 2009.
« Panthéon User’s Guide »

https://vimeo.com/51365068