Sade malgré tout ? Une subversion toujours à venir, intempestive Atelier de philosophie plébéienne à Fertans - octobre 2018
« Ne pas croire qu’en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir »
(Michel Foucault, La volonté de savoir, p.207)
Entre sexualité et pouvoir, les rapports ne sauraient être que complexes, et ce, d’abord parce que le pouvoir ne présente aucunement un visage unique, et ensuite également parce que, entre les deux pôles – sexualité et pouvoir –, le rapport n’est nullement univoque. Comme le montre clairement Foucault, contestant « l’hypothèse répressive » dans La volonté de savoir [1], on ne doit pas envisager la sexualité comme un objet possiblement hors-pouvoir, qu’il s’agirait simplement de libérer de ses chaînes (« à demain le bon sexe », en quelque sorte). C’est qu’il ne faut pas perdre de vue que « la sexualité » elle-même constitue un « dispositif », constitué de techniques de pouvoir spécifiques. La conséquence évidente en est que la sexualité vécue ne peut être envisagée que comme un certain rapport, parfois même un certain jeu, avec le pouvoir.
Pour préciser déjà les choses, indiquons que la forme de pouvoir constituée par le dispositif de sexualité relève essentiellement de la norme (on parlera alors d’une « analytique de la sexualité »), se distinguant par conséquent d’une forme de pouvoir souverain, pour laquelle on évoquera alors une « symbolique du sang » [2]. Cela ne signifie pas pour autant que ces deux types de pouvoir soient absolument exclusifs l’un de l’autre, et c’est ce qui permet de justifier la présence de Sade, dans le titre de cette intervention – Sade étant pour Foucault celui qui reverse « l’analyse exhaustive du sexe dans les mécanismes exaspérés de l’ancien pouvoir de souveraineté et sous les vieux prestiges entièrement maintenus du sang » [3]. Ce chevauchement entre ces deux types de pouvoir, exemplaire chez Sade, permet déjà d’envisager une certaine forme possible de jeu avec le pouvoir spécifique de la sexualité – dans l’idée, par exemple, de réinjecter les notions de loi, de mort, de transgression, dans le cadre d’un dispositif fonctionnant essentiellement à la norme, au savoir, à la vie. Bien sûr, notre époque n’étant plus celle de Sade, il s’agirait plutôt d’envisager, sous ce rapport, les potentialités propres à ce qu’on pourrait peut-être appeler une orientation néo-sadienne, c’est-à-dire les lignes de fuite paradoxale involontairement ouvertes dans cette direction par les formes actuelles empruntées par le dispositif de sexualité.
Dans cette optique, les différentes formes de sexualité n’échapperaient donc pas au pouvoir, mais pourraient ainsi opérer un décollement vis-à-vis des formes actuellement dominantes du dispositif de sexualité. Mais c’est aussi par rapport aux normes actuellement dominantes que des pratiques sexuelles peuvent chercher, de façon cette fois immanente, à jouer avec l’actuel dispositif normatif. Si, dans ces deux cas de figure, on peut y voir une tentative visant à gagner en liberté dans le domaine des pratiques sexuelles, au moins perçoit-on dès à présent que, ni dans un cas, ni dans l’autre, on ne cède à l’illusion selon laquelle de telles pratiques pourraient s’affranchir de tout rapport de pouvoir. Et ne pas céder à cette illusion, c’est peut-être déjà ne pas céder à la norme actuelle dessinant l’horizon de pratiques sexuelles strictement égalitaires, démocratiques.
Si l’on ne cède pas à l’illusion d’en finir avec toute forme de pouvoir dans le domaine des sexualités, alors pourquoi chercher à résister à telle ou telle forme de pouvoir ? D’abord, rappelons cette évidence que là où certaines pratiques sexuelles sont interdites par la loi (la pratique de la sodomie par exemple dans certains états des Etats-Unis), lutter contre un pouvoir d’interdiction apparaît comme une nécessité. Il sera possible, ainsi, de gagner en liberté, par exemple à travers l’autorisation de ces pratiques. Cela dit, une levée d’interdiction légale de ce type n’équivaut aucunement à une vacance de toute forme de pouvoir, comme on l’a vu notamment dans le cas de l’autorisation accordée aux couples de même sexe de se marier, mais où on le verrait tout autant, bien que sur un autre plan, dans le cas d’une autorisation accordée aux rapports de sodomie, là où ils étaient interdits. En effet, si la dimension normative de la légalisation du mariage entre personnes de même sexe est évidente (adoption d’une forme sociale hétérocentrée par des homosexuel(le)s, reconnaissance sociale d’une sexualité gay en couple, non prise en compte des trans, etc.), c’est aussi dans le cas où des formes souveraines de pouvoir sont vaincues que le pouvoir normatif va étendre son emprise sur la pratique sexuelle cessant d’être interdite (en opérant des classifications, et en dévalorisant, par exemple, la sodomie en groupe dans l’exemple envisagé).
Qu’il n’y ait pas de sens à parler d’une sexualité hors-pouvoir, cette remarque semble devoir être élargie aux pratiques sexuelles elles-mêmes, dans le sens où il paraît difficile d’envisager des relations sexuelles sans rapports de pouvoir. Qu’on m’entende bien : je ne défends pas du tout l’idée selon laquelle les rapports sexuels ne pourraient qu’être des rapports de domination, autrement dit, que des formes d’abus de pouvoir. C’est seulement l’idée de rapports sexuels fondés essentiellement sur une base contractuelle, sur une sorte de « contrat sexuel » qui m’apparaît comme une forme de dés-érotisation de la relation. Autrement dit, continue-t-on à être « citoyen » (en appelant à un rapport strictement égalitaire à l’autre) lors d’actes sexuels ? Qu’il y ait abus de pouvoir, lorsqu’on contraint l’autre à des rapports sexuels, c’est une chose entendue, mais une fois le consentement donné, de façon tacite le plus souvent, attend-on de l’autre qu’il nous demande une autorisation pour tout ce qu’il nous fera ou dira ? Ne peut-on être sensible, bien plutôt, à l’idée de n’être qu’une chose dans les bras de l’autre, ou des autres ? Ne peut-on être excité par le fait de jouer le rôle de la pute, par exemple dans le cas d’une pratique sexuelle de groupe ? On dira qu’en tout cela, il ne s’agit que d’un « jeu de rôle ». En est-on si sûr ?
Si l’excitation est susceptible de dériver du fait d’être dominé par l’autre, ou par les autres, dans le cadre de relations sexuelles, cette excitation ne pourra se produire qu’à la condition de croire réellement au fait que l’autre/les autres me domine(nt). Si jeu sur et avec le pouvoir il y a, il faut alors le considérer autrement que comme un simple jeu avec l’idée de pouvoir. Pour qu’une forme de jouissance puisse dériver de rapports de pouvoir dans une relation sexuelle, il faut bien que le pouvoir fonctionne comme pouvoir, loin d’en être le simple simulacre. Autrement dit, s’il y a bien jeu avec le pouvoir, il est bien plutôt dans la réciprocité du plaisir : l’un jouit de sa réduction à l’état de chose, quand l’autre jouit d’user de l’autre comme d’un moyen (sans écarter la possible réciprocité : le sexe pénétrant envisagé comme moyen de sa jouissance par le/la pénétré(e)).
Dans ces conditions, c’est l’idée même d’une réversibilité « objective » des rôles qui, envisagée comme garantie du caractère « démocratique » de la relation, pourrait être remise en question. Cette notion de réversibilité est également un argument parfois utilisé, concernant les relations gays, en vue de faire la preuve que les rapports entre individus dits de même sexe échapperaient à la dualité sexuelle. Ces deux indications vont en partie dans le même sens, à savoir que la pénétration est ainsi classée du côté féminin, et que ce classement emporte une hiérarchisation des sexes, le fait d’être pénétré (classé du côté féminin, vu comme subordonné, dominé) demanderait en quelque sorte à être racheté par le fait de pénétrer (classé du côté masculin) à son tour. Or, d’une part, on peut contester que l’acte de pénétrer soit nécessairement du côté masculin (ne serait-ce que parce qu’une dite femme peut sodomiser un homme), et donc en même temps que l’acte d’être pénétré soit nécessairement du côté féminin, ce qui implique que le rapport de pouvoir, dans le cadre de la sodomie, ne saurait recouper purement et simplement une hiérarchisation impliquant la subordination du féminin au masculin. Dans ces conditions, c’est la reconduction du dualisme sexuel à travers l’acte de sodomie que l’on peut aisément contester, tout comme on doit remettre en cause l’idée selon laquelle les rapports de pouvoir jouant dans l’acte de sodomie reconduiraient les règles de la domination masculine. C’est parfois une telle confusion qui a pu conduire notamment à la revendication d’une sexualité sans pénétration, en vue de lutter contre le supposé fascisme phallocrate qui informerait les relations sexuelles avec pénétration – et c’est la même confusion qui a abouti à faire de la pénétration réciproque une pratique gay désirable en soi, en tant que moyen de ne pas reproduire les stéréotypes sexuels.
Sans réactiver pour autant les prestiges de la souveraineté, résister à la norme actuelle voulant introduire un rapport contractuel, strictement égalitaire, jusque dans les relations sexuelles, et y résister d’abord parce qu’il en irait de la possibilité même d’un érotisme, cela peut demander d’en passer par des formes de transgression – non, certes, sur un mode sanglant, mais au minimum de manière performative, y compris au moyen d’énoncés formellement en rupture avec la norme démocratique généralisée, ou renouant formellement avec un vocabulaire machiste, etc. Au fond, instaurer une forme de régime généralisé du consentement, dans le cadre de relations sexuelles, c’est envisager les rapports sexuels sur un mode essentiellement personnaliste. Que les choses se passent en fait à un tout autre niveau, c’est aussi ce qui permet de comprendre l’efficacité de certains énoncés, qu’on n’accepterait pas d’entendre de la part d’une autre personne, mais qui peuvent fonctionner comme facteur érogène à un niveau moléculaire. Ce serait au fond du côté des énoncés sadiens que pourrait se définir une orientation néo-sadienne, entendue comme transgression performative (en acte et en parole) susceptible de peser sur les normes, éventuellement de les contrarier, ou d’en redessiner les contours – là serait aussi détectable une forme de plaisir pris à jouer avec le pouvoir.
Une tendance contemporaine de fond nous portant à lutter contre toutes les formes de domination sexuelle, cette norme globale tend à se propager à l’ensemble de nos pratiques. Or, si l’on peut défendre politiquement, par exemple, les principes d’une égalité entre les personnes, comme entre les sexes, il est en revanche délicat de juger pertinent le fait de transférer cette revendication dans le domaine des rapports sexuels proprement dits. Dès lors, endiguer l’avancée de cette norme « démocratique » dans les relations sexuelles, cela ne peut guère s’effectuer qu’au moyen d’énoncés et de pratiques formellement a-démocratiques, voire anti-démocratiques – des énoncés et des pratiques énergumènes en quelque sorte, en ce sens que si l’on y retrouve les transgressions présentes dans l’œuvre (et parfois la vie) de Sade, il ne s’agit pas pour autant de renouer avec les crimes sanglants d’un érotisme sadien, mais seulement de performer le crime. Autrement dit, si la transgression se conçoit aisément par rapport à la loi (qui nous reste extérieure), elle est beaucoup plus problématique du côté de la norme (celui qui la subit est aussi partiellement celui qui en est le prescripteur), et c’est la raison pour laquelle subvertir une norme est d’abord affaire d’actes performatifs. Anticipant le mouvement des gays vers la normalisation, Brassens soutenait déjà (en 1962) que « le crime pédérastique aujourd’hui ne paie plus » [4] - entendons le dans le sens où ce « crime » aurait perdu sa vertu transgressive, autant dire sa qualité de crime.
La difficulté propre aux formes de résistance qu’il serait possible de nommer immanentes, du moins en ce qu’elles se situeraient cette fois sur le terrain même des normes, et n’en passeraient donc plus par le détour néo-sadien qu’on vient d’envisager, cette difficulté, donc, résiderait dans le risque de sécréter de nouvelles normes, en résistant à celles actuellement en vigueur. Autrement dit, le fait de lutter par exemple contre le binarisme sexuel, au regard des formes d’exclusion, d’invisibilisation qu’il entraîne, peut parfois conduire à ériger en nouvelle norme le rejet de tout acte ou même de toute forme d’existence paraissant reconduire cette binarité sexuelle. C’est le cas, en l’espèce, lorsqu’au nom du rejet du 2 de la différence sexuelle, on privilégiera les pratiques transgenres, au détriment de pratiques effectives de transition sexuelle. C’est le cas, également, lorsqu’on fera la promotion de rapports sexuels (homos comme hétéros) réversibles en termes de pénétration, à travers l’idée qu’une non-réversibilité signifierait nécessairement une relation sexuellement binaire, avec reconduction des pôles masculin et féminin, entraînant des effets de domination, auxquels ce partage binaire serait intrinsèquement lié. Sur ce dernier point, on a vu tout à l’heure l’ensemble de confusions qu’un tel jugement, par ailleurs, charrie. C’est bien là qu’on retrouve la dimension prescriptive dans laquelle se trouve pris, sur son autre versant, un sujet soumis aux normes de son temps. Une attention particulière doit donc être portée au fait de considérer l’écart existant entre une lutte contre une norme, visant à une forme de destitution de celle-ci, et la promotion d’une nouvelle norme, relevant, elle, d’une pratique d’institution (instituer une nouvelle norme), au moins en creux. Cette volonté de ne pas transformer des formes de résistance aux normes en nouvelles injonctions normatives, autrement dit, ce refus de participer le moins du monde à la gestualité d’un pouvoir normatif, ne doit cependant pas être interprété comme l’aveu du refus d’être porteur de quelque pouvoir que ce soit. Simplement, il s’agirait d’être attentif au fait de développer des formes d’empowerment, qui n’ont rien à voir avec un pouvoir prescripteur en termes de normes.
Une norme contemporaine en matière de sexualité, essaimant dans plusieurs champs, s’avère particulièrement propice à des formes de résistance immanentes, telles qu’on vient de les définir rapidement. Il s’agit de cette norme faisant de la sexualité une affaire strictement privée, que ce soit à travers le repli sur le foyer (inclusion des gays dans le cercle matrimonial, avec la revendication d’un droit à se marier entre personnes dites de même sexe), ou à travers le rejet des actes sexuels qui se déploieraient dans la sphère publique. En effet, sans constituer les actes sexuels dans des lieux publics en nouvelle norme, ce qui reviendrait à stigmatiser qui n’est pas attiré par ces formes de sexualité, des actions peuvent cependant être réalisées, aboutissant au moins à faire de cette question de la distinction privé/public une question proprement politique, et non pas de simple police, dans le sens d’une administration des mœurs, qui irait en quelque sorte de soi. Cette norme recoupe très largement la tendance actuelle à dénier aux mineurs toute sexualité, en ce que nombre d’arguments contre le sexe en public vont dans le sens d’un risque que courraient les enfants d’être mis en présence d’actes dits indécents. Une tendance de plus en plus nette existe actuellement en France, et qui vise notamment, pour les forces de l’ordre, à verbaliser les actes de nature sexuelle réalisés dans un lieu public, comme une plage, un buisson, ou encore à l’intérieur d’une voiture garée dans un espace public, mais aussi la pratique du « racolage public », pour la prostitution. Pour s’en tenir aux seules pratiques sexuelles dans un lieu public, l’article 222-32 du Code pénal les assimilera à des formes d’exhibition sexuelle, c’est-à-dire les considérera comme un acte « imposé à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public » (que, de fait, on ait été vu, ou non). Cela, c’est ce que dit la loi, mais il est bien évident qu’elle peut être appliquée avec une tolérance plus ou moins grande. C’est le renforcement de la norme faisant des relations sexuelles une chose réservée pour des lieux privés qui peut entraîner une verbalisation croissante de ce type d’actes, voire la modification d’une législation. C’est notamment parce que des usagers d’une plage vont se plaindre massivement de relations sexuelles ayant lieu en public dans cet espace que la répression pourra se renforcer localement ; de même, ce sont, au moins en partie, les plaintes des riverains qui ont entraîné la mise en place d’un délit de racolage passif sur la voie publique.
Dans ces conditions, une résistance à cette norme de privatisation du sexuel ne devra pas viser d’abord à faire évoluer la loi, mais bien davantage à peser sur cette norme. C’est que si le sexe en public peut être recherché, le plaisir qu’on en tire n’est pas exempt d’un certain jeu avec l’interdit. Il s’agirait donc de peser avant tout sur la norme visant à domestiquer le sexe, non certes en vue d’y gagner une quelconque respectabilité (le sexe en public ne se conçoit qu’en opposition avec la respectabilité propre au sexe privé), mais au moins pour pouvoir continuer à pratiquer ce type de sexualité – le nombre de partenaires possibles pour une sexualité en public risque bien de se restreindre avec les progrès de la norme faisant du sexe une affaire strictement privée. Par ailleurs, le repli de la sexualité sur le domaine privé correspond à une soustraction des enjeux spécifiquement sexuels traversant la sphère publique. Ce point est important, qui conduit à ne pas assimiler toute forme de sexualité dans des lieux publics à une forme de résistance à la norme du sexe privatisé. Il est évident, par exemple, que le sexe dans des lieux apparemment publics, comme au Cap d’Agde, tend à reproduire la logique de la privatisation et, indéfectiblement, celle d’un consumérisme sexuel. En effet, bien des lieux de pratiques sexuelles qu’on identifierait trop vite comme publics se révèlent en fait des lieux privatisés, susceptibles de faire l’objet d’avis d’internautes dans un registre touristique, notamment sur le site de Tripadvisor. C’est ainsi que sur ce site Internet, le lieu nommé « Cap d’Agde Naturist Village » est évalué, et fait l’objet de certains commentaires, qui en disent long sur ce lieu : « Lieu atypique naturiste le jour avec une “transformation” en soirée. Ce site devient un véritable lieu du sexe libertin. Lieu à éviter avec enfants » [5]. Il s’agit ici d’une logique d’inclusion sociale, avec la recherche de respectabilité que cela implique : nous sommes certes « libertins » (euphémisme évacuant le terme de « sexe »), mais responsables, et prévenons que ce lieu n’est pas à fréquenter par les enfants. La privatisation du lieu (y compris la plage) est confirmée par le fait qu’ « il faut s’acquitter d’un droit d’entrée », ce qui rassure un autre internaute : « cela permet d’éviter des intrusions ou des personnes mal intentionnées » [6]. On est si loin ici d’une contestation de la norme du sexe privatisé qu’on s’assure de pouvoir filtrer les accès au lieu – façon de s’en tenir à l’entre soi, d’éviter le surgissement de l’inattendu, du danger peut-être, autrement dit, façon de supprimer tout ce qui fait la spécificité du sexe dans un lieu public. On retrouve là une limite propre aux sexe-clubs, à savoir que la forme publique de sexualité qui s’y déploie s’inscrit malgré tout dans un lieu privatisé (là aussi il faut s’acquitter d’un droit d’entrée, et l’on peut également y opérer un filtrage de la « clientèle »). Au fond, seuls les adeptes de la sexualité exclusivement en couple sont susceptibles de s’offusquer des pratiques sexuelles se développant dans ce lieu du Cap d’Agde. Mais aussi, n’ont-ils pas commis une erreur dans le choix de leur lieu de villégiature, comme on peut le croire en lisant cet autre internaute, parlant de ce lieu : « Il est difficile de vivre facilement et discrètement. La plage est un petit foutoir dans lequel la majorité semble se complaire » [7]. Il est tout de même significatif que ce « Cap d’Agde Naturist Village » puisse attirer ce type de touristes – c’est bien le signe que ce lieu valide des formes de sexualité privées, et que la discussion, au fond, n’a lieu qu’à propos des modalités effectives de sexualité pouvant logiquement s’y déployer. Au fond, cet internaute apparemment égaré au Cap d’Agde, mais finalement pas tant que ça, révèle en quelque sorte la logique profonde de ce lieu, en aucun cas susceptible de valoir comme forme de résistance envers l’hégémonie des formes privatives de sexualité.
Dans cette optique, une résistance contre la reprivatisation du sexuel (au regard des années 70) et, parallèlement, au profit de la constitution d’un espace public réinvesti par une dimension queer, pourrait s’envisager à partir d’actes performatifs, pouvant s’avérer intéressants et dotés d’une certaine efficacité. Sam Bourcier évoque, à cet égard, « [l]e post-porn » comme « ressource précieuse et inattendue pour résister à la reprivatisation libérale du sexuel dans ses dimensions spatio-temporelles et corporelles » [8]. Iel [9] ajoute : « Créer une zone queer dans l’espace public urbain est une façon de visibiliser et de contrer les politiques néo-libérales dans la ville telles que la ségrégation urbaine, le zoning et la gentrification. Beaucoup de choses intéressantes ont été écrites sur la façon dont l’homonormativité est complice de la spéculation immobilière et de l’expropriation au sens premier du terme » [10]. De cette façon, il s’agit donc de rendre visibles les logiques sexuelles à l’arrière-plan d’une reconfiguration d’un espace, voire d’une ville. Ainsi, la sexualisation des lieux publics peut cesser d’apparaître comme une intrusion illégitime du sexe dans l’espace public : il s’agit seulement de décrypter les logiques sexuelles qui y sont à l’œuvre, éventuellement pour pouvoir y résister. Cette visibilisation de la normativité sexuelle en acte dans les espaces publics peut prendre bien des formes, et Sam Bourcier nous décrit ce type d’action, à travers l’exemple du Cruising Queer Collective ayant eu lieu, en 2013, à Madrid :
« On y voit des queers arpenter la rue avec assurance, où iels se déshabillent et se rhabillent, en utilisant des accessoires de la masculinité et de la féminité (boucles d’oreilles, rouge à lèvres, baskets, robes) ou en ayant recours à des technologies queer de la production de la masculinité (moustache, binding de drag king [le binding étant une technique de bandage des seins pour obtenir un torse plat]) qu’iels trouvent littéralement sur leur chemin. Les différents accessoires sont disséminés par terre par chacu* d’entre iels et le technicien drag king va à leur rencontre. Le lien s’établit entre les protagonistes lorsqu’iels ramassent pour le porter un vêtement ou un accessoire de genre que l’autre a laissé tomber dans la rue pour qu’il soit récupéré. La caméra leur fait face quand elle les filme, ce qui accentue la sensation d’empowerment et d’occupation critique de l’espace public straight : la rue, les boulevards, mais aussi la devanture de commerces comme H&M ou McDonald’s ou encore un sex shop gay, devant lequel un garçon endosse la masculinité gaie commerciale et normative face au corps parfait, jeune et musclé figurant sur l’affiche dans la vitrine du magasin » [11].
Le sens de la performance est évident, qui vise à rendre perceptibles les agencements genrés et sexuels qui ont prévalu dans l’organisation de l’espace public – le seul fait que la présence de queers dans cet espace le reconfigure montre assez que cet espace ne s’est constitué que sur l’évidence de leur invisibilité. Mais ce processus performatif ne se contente pas de rendre possible le constat de cette invisibilisation – il entre dans une logique d’empowerment des présences queer. Autrement dit, cette performance ne se contente pas d’enregistrer le caractère dominé et vulnérable des queers, elle permet d’ouvrir à ces corps rétifs une sorte d’empouvoirement, de capacitation, de capabilisation, de pouvoir d’agir, autant de néologismes et d’expressions cherchant à traduire le terme d’empowerment, dont la signification, néanmoins, apparaît clairement. Dès lors, les pratiques de destitution des normes dont on parlait plus tôt ne se confondent certes pas avec des pratiques visant à instaurer de nouvelles normes, mais il ne s’agit cependant pas d’en conclure que l’acte de destitution serait lui-même hors pouvoir. Si l’acte de destitution est effectif, c’est bien alors qu’une forme de pouvoir a pu venir s’opposer efficacement à la norme – un pouvoir de destitution, certes, anti-normatif par conséquent, et toute la différence est là.
Si, à présent, on veut en venir à la question des pratiques sexuelles en public, une performance, ayant eu lieu cette fois à Barcelone, en 2010, et relatée également par Sam Bourcier, s’avère hautement significative. Voici la relation en question :
« En 2010, Quimera Rosa, Post-Op, Mistress Liar et Dj Doroti ont fait une performance collective à Barcelone intitulée Oh Kana du nom du poète espagnol Ocana qui se promenait nu et bien folle dans les rues de Madrid pour braver la dictature de Franco. Avec cette performance qui a reçu des fonds publics de la mairie de Barcelone qui cherchait des projets artistiques pour meubler la rambla, ce collectif post-porn a pris la rue […] en affichant des corps cyborg, prothétiques, sexuels, autrement dit des subjectivités monstrueuses et anti-néolibérales produites par les subcultures queer. Les passant’e’s ont vu arriver sur une place de marché couvert une meute tenue en laisse par une domina cagoulée. Puis, par deux, les corps torse nu et bardés d’accessoires SM et cyborg (chaînes, grosses bottes, genouillères, un gode fiché dans le front, des tuyaux translucides, une tête de cheval) effectuent des pratiques en public : sexe avec une ventouse, cutting, fist-fucking, baise avec des tuyaux, flagellation, avant de converger à quatre pattes vers la chatte du corps à tête de cheval qui s’est posté jambes écartées en haut d’un escalier, le tout sous les regards des badaud’e’s qui regardent ou filment la scène. Puis la meute part sur la rambla, tirée par la domina, et tout se termine avec du sexe en groupe assez informel » [12].
En effet, comme l’indique Sam Bourcier, « [c]ette performance dit entre autres choses que la subjectivation et les corps queer produisent une culture du pouvoir différente et elle la montre » [13]. Dans le fait même de choquer, il est évident que si cette performance vise une forme d’empowerment, les formes de pouvoir dont il est question ici n’ont rien à voir avec celles qui caractérisent un pouvoir normatif, avec la dimension néolibérale qu’elle emporte avec elle : les formes de normativité contre lesquelles s’inscrivent ces performances queer sont effectivement telles qu’elles aboutissent à de nombreuses exclusions, en particulier selon l’axe du genre et de la race.
De telles performances visant à réaffirmer la dimension politique et publique du sexe ne sont pas sans rapport avec le film de Tod Browning Freaks. On peut notamment relever que, vers le début du film, une partie des membres de cette « Parade monstrueuse » jouant au milieu d’un espace de verdure, près d’une rivière, se voient signifier une injonction à déguerpir, en raison du caractère « privé » du lieu qu’ils occupent. Or on comprend bien que s’il leur est demandé d’évacuer les lieux, ce n’est pas en raison d’un motif de propriété privée, mais en fonction de leur monstruosité (leur assimilation à des enfants – irresponsables, donc, vis-à-vis desquels le rapport de domination n’est pas inquiété – leur permettra de rester malgré tout, mais non sans contracter une dette à l’égard de la supposée bienveillance du propriétaire). Dès lors, c’est de la même façon qu’ils pourraient se voir rejetés de l’espace public, précisément au nom de ce caractère public, en ceci que n’importe qui pourrait les voir, et en être choqué. Le parallèle avec la performance Oh kana devient dès lors évidente : c’est le spectacle de la monstruosité, ou de ce qui est considéré ainsi, qui est rejeté, que ce soit à partir d’un espace privé (risque d’intrusion du monstre, du pervers dans l’espace immunisé du privé), ou d’un espace public (cette monstruosité demanderait à être cachée, réservée au privé). Les monstres de Freaks ne sont acceptés qu’aussi longtemps qu’ils restent à leur place, c’est-à-dire au sein du cirque, où les spectateurs viendront les voir, comme des bêtes curieuses.
Pour conclure, signalons que les performances espagnoles qu’on vient d’évoquer font signe, à l’inverse du film de Tod Browning, où les dits monstres cherchent seulement à être tolérés (à l’exception de Hans, aspirant à un rapport égalitaire avec les « normaux »), vers une occupation revendiquée d’un espace, qui ne leur est pas dédié, par des corps (avec les pratiques qui leur sont liées) n’obéissant pas aux canons esthétiques, de genre et de sexe promus par la norme dominante. On saisit bien que c’est là que se réfugie la possibilité même de la transgression, dans un monde (soumis au pouvoir normatif) où la transgression est devenue chose si difficile : dans le fait d’imposer une présence non comptée, monstrueuse, choquante – en ce que ce choc n’est que l’envers d’une exclusion, le plus souvent inaperçue d’ailleurs, du fait des mécanismes d’invisibilisation à l’œuvre, et qui permettent de garder bonne conscience en participant pourtant, de facto, à ces processus d’exclusion, à travers la reconduction, le plus souvent aveugle, d’une norme. Pour entendre encore plus profondément les résonances qui existent entre le film de Tod Browning et les performances qu’on vient d’évoquer, on n’oubliera pas d’envisager la classification du côté des monstres de « Joséphine Joseph, mi femme, mi homme ! », avec ces répliques qui lui sont adressées successivement : « Un cigare, Joseph ? », « Ton rouge à lèvres, Joséphine ? ». Il est vrai que la fin du film réinscrit la résistance dans le champ de la souveraineté, la vengeance des dits « monstres » consistant seulement à renverser le rapport de forces (ce que Hans ne souhaitait pas, ne l’oublions pas), sans modifier les caractéristiques propres au pouvoir dont ils ont été les victimes.