Pour faire suite à "Qui ne dit mot consent"

, par Alain Brossat, Alain Naze, Nathalie Fajal


Nathalie Fajal

Deux remarques après lecture de "Qui ne dit mot consent" :

1 - Effectivement, la question de la sexualité entre un majeur et un mineur a été saisie par le droit depuis longtemps.

En résumé, un adulte ayant une relation sexuelle avec un adolescent de moins de 15 ans peut être puni pour agression sexuelle si ce dernier n’est pas consentant, pour atteinte sexuelle dans le cas contraire. Le discernement du mineur est donc le critère retenu pénalement pour qualifier juridiquement la situation (agression ou atteinte sexuelle).

Si le mineur a plus de 15 ans, le législateur ne dit mot sauf si l’adulte est susceptible d’exercer un ascendant sur l’adolescent (enseignant, éducateur, juge, etc.), dans ce cas, la distinction précédente s’applique.

Il est donc clair que la réforme actuelle qui fixe l’âge d’une sexualité possible à 15 ans, concerne en réalité les relations non encore réglementées, c’est-à-dire la sexualité entre mineurs de moins de 15 ans. Il est étonnant que les protestations pour refuser cette intrusion violente ne soient pas plus nombreuses et notamment du côté des adolescents. La portée de cette réforme est-elle vraiment mesurée ? Le flou volontairement entretenu par le gouvernement quant au champ d’application de cette majorité sexuelle explique sans doute le silence des plus jeunes (et des autres).

2 - Par contre, il me semble qu’il est peu pertinent d’analyser la politique gouvernementale eu égard à la prostitution (en France ou en Suède) avec la même grille Foucaldienne pour l’écrire vite. On est très loin, dans la majorité des cas, dans l’exercice réel de cette activité professionnelle, « d’aventures sexuelles en marge » pour reprendre l’une des expressions du texte proposé. La prostitution est une profession et non une sexualité privée captée par un dispositif gouvernemental, la sexualité des prostituées est ailleurs.

Oui, dans bien des cas, la prostituée est contrainte malgré elle et ce n’est pas infamant de le constater. Les études sociologiques un peu sérieuses sur les prostitutions féminines mettent en évidence des régularités sociales que tout le monde connaît. Pas besoin d’avoir recours à l’état de sidération pour affirmer que très souvent, son consentement n’est pas libre. La référence contemporaine aux « neurosciences », peut se comprendre alors par le fait que les constantes sociologiques existantes sur la prostitution dérangent les uns et les autres pour des raisons différentes.

On nous explique effectivement, dans les rapports « savants » contemporains, que la prostituée n’est pas libre du fait de violences sexuelles subies dans l’enfance, qui ont eu pour effet de créer un état cérébral de sidération. Cette explication est plus acceptable que la veille rengaine des déterminismes sociaux (la vilaine expression), générateurs de libre arbitre plus ou moins libre. On ne veut plus voir les pesanteurs sociales, le « on » rassemble des intellectuels (M. Iacub étant une représentante de cette mouvance acharnée), les hommes/les femmes politiques et évidemment certains groupes sociaux (encore une vilaine expression) dominants. Tous ensemble brandissent le consentement pour justifier des situations injustifiables.

Pourtant, la prostituée est très souvent contrainte (avec proxénète ou non, ce n’est pas la question), l’explication doit être cherchée du côté des inégalités sociales et non du côté des neurosciences. Encore une fois, devoir se taper, au petit matin, une demi-douzaine de routiers très peu soucieux du désir/plaisir de cette « partenaire » qui se trouve là, au bon moment, sur l’autoroute des deux mers, ce n’est pas une aventure privée que le pouvoir voudrait regarder de près. Il s’agit d’une activité professionnelle qui s’exerce dans des conditions souvent très précaires. Les belles de jour sont peu nombreuses.

Le fait de dire que tous les choix de vie ne sont pas de véritables choix n’est pas en soi une position qui signe une compassion, une victimisation ou une négation du sujet.

Il ne faudrait pas oublier non plus que le recours au consentement est l’argument juridique libéral par excellence. La Cour Européenne des droits de l’homme l’invoque très régulièrement pour débouter toutes les demandes de certaines associations féministes qui visent, selon le cas, à abolir, interdire, réglementer, peu importe, cette profession. Le consentement de la dame, selon les juges, n’est pas vicié par le dol, l’erreur, la violence. Circulez, l’affaire est réglée. Le consentement est souvent l’arme de ceux qui veulent masquer des rapports de domination.
Pour finir, la revendication dite féministe « de pouvoir disposer librement de son corps » évoquée dans le texte, n’a pas pour signification d’un point de vue historique, « prostituée si je veux ».

Alain Naze

- Sur le premier point : La prostitution est une profession et non une sexualité privée captée par un dispositif gouvernemental, la sexualité des prostituées est ailleurs.

Il ne s’agit pas de nier que la prostitution puisse être une profession - elle l’est même le plus souvent, c’est indéniable -, mais elle ne l’est pas nécessairement : on peut s’y livrer occasionnellement, et ce, pour des raisons diverses (soit parfois à titre de complément de revenu, et alors on reste dans le cadre d’une profession, mais aussi - même marginalement, cela existe et ne doit donc pas être exclu d’une discussion sur la prostitution - parfois comme expérience sexuelle, où la dimension de jeu n’est certes pas du côté du client).
Par ailleurs, le « dispositif gouvernemental » concernant la prostitution, s’il se contentait d’intervenir sur cette activité comme profession, établirait par exemple des règles permettant de distinguer entre prostitution et traite des être humains, fixerait l’âge minimal pour l’exercice de cette profession, etc. Or c’est bien autre chose qu’il fait : il considère que l’échange marchand de services sexuels ne peut être librement consenti. A partir de là, c’est bien la subjectivité des prostitué(e)s qui est mise en avant, et l’idée qu’il(elle)s puissent choisir de faire commerce de leurs relations sexuelles est d’emblée écartée. En cela, l’État intervient bien sur la sexualité privée, à travers l’idée de ce que, au moins, elle ne pourrait pas être - et son point de vue est moral (mais va s’appuyer sur tout un dispositif lié à la victimologie, concernant les traumatismes pré et post prostitution - alors que les effets néfastes d’autres professions sur qui les exerce n’aboutit pas à l’interdiction d’une profession).

- Sur le second point (qui se sépare en plusieurs arguments, mais qu’on peut résumer comme contestation d’un consentement libre à la prostitution) : Pas besoin d’avoir recours à l’état de sidération pour affirmer que très souvent, son consentement n’est pas libre.

Nous ne faisons pas jouer un rôle central à la notion de « consentement », pour des raisons que nous évoquons, et qui touchent à la logique néo-libérale elle-même. Quand on l’utilise, c’est pour montrer l’éventuelle inconséquence d’une reconnaissance de personnes comme à la fois responsables (les mineurs poursuivis par la justice, les prostituées, même occasionnelles, auxquelles on retire la garde de leur enfant, etc.) et irresponsables (un enfant nécessairement contraint lorsqu’il entretient une relation avec un adulte, une prostituée, nécessairement contrainte à une activité qu’elle ne saurait avoir choisie).
Quant aux déterminismes sociologiques, on ne conteste pas l’évidence, à savoir que l’écrasante majorité des prostitué(e)s provient de milieux pauvres. Nous ne sommes pas du tout sur la ligne de Iacub consistant à en faire une forme d’art, ou quasiment. Mais l’objection demeure : la sociologie des caissières de grands magasins est-elle si différente ? Il entre forcément une part de contrainte dans nos choix, notamment de profession, mais aucune autre profession que la prostitution n’est soumise à ce jugement, ce qui tend bien à indiquer que l’objectif n’est pas de protéger les plus faibles socialement, sans quoi la boxe serait interdite depuis longtemps.
Du coup, je ne crois pas que ce soit seulement pour écarter la voie sociologique d’explication qu’on a recours aux neurosciences. C’est une autre façon de mettre en avant un exceptionnalisme de la prostitution (on ne se demande pas si les caissières ont été traumatisées dans leur enfance), aboutissant à les chosifier de façon paradoxale (victimes inconscientes de la force des traumatismes subis, elles croient choisir la prostitution, quand ce sont ces traumatismes qui les condamnaient à « vendre leur corps » - expression impropre, mais courante).
Donc, oui, bien d’accord avec toi : aucune poésie dans cette douzaine de routiers au petit matin, mais je ne crois pas que ce soit la pénibilité de cette profession que le législateur ait en vue.

- Concernant le 3ème point :Le fait de dire que tous les choix de vie ne sont pas de véritables choix n’est pas en soi une position qui signe une compassion, une victimisation ou une négation du sujet.

On est bien d’accord pour dire qu’un choix contraint ne fait pas de qui effectue ce choix tout relatif une victime, et seulement une victime, mais allons même plus loin : la plupart de nos choix sont des choix contraints. Et la question surgit de nouveau : en quoi la prostitution représenterait-elle, parmi les choix contraints, celui qui le serait de manière hyperbolique ? Bien des transsexuel(le)s, disent qu’il(elle)s ont dû se prostituer pour pouvoir payer l’intervention leur permettant de changer de sexe (avant que l’idée même d’un remboursement ait pu émerger). Dans ce cas, oui, ce choix est contraint, mais résulte malgré tout d’un calcul : il est vital pour moi de changer de sexe, or la prostitution est le moyen de rendre cela possible, donc je décide de me prostituer (avec l’idée que l’essentiel est de se rendre la vie possible, et non pas de camper sur une position morale). Hélène Hazera, en particulier, en témoigne très bien.

- Concernant enfin le dernier point : Le recours au consentement est l’argument juridique libéral par excellence. La Cour Européenne des droits de l’homme l’invoque très régulièrement pour débouter toutes les demandes de certaines associations féministes qui visent, selon le cas, à abolir, interdire, réglementer, peu importe, cette profession.

Oui, bien sûr, j’en ai parlé dans une réponse précédente, le consentement est une notion à manier avec précaution. Mais si l’on entend, à travers cette notion juridique, l’indice d’une non-soumission à un abus de pouvoir, alors, dans ce cas, c’est au moins ce qui permet de distinguer entre prostitution et traite des être humains. Sans cela, je ne vois pas bien où passe la frontière, et c’est même sur cette ambiguïté que jouent certaines associations abolitionnistes, notamment le NID.

Alain Brossat

Il me semble que l’on peut s’accorder sur le fait que la prostitution doive être abordée en premier lieu sous un angle sociologique, consistant à la considérer comme une activité sociale et économique plutôt que comme un art de vivre. Mais en même temps, il faudra bien admettre que toute approche de ce phénomène comme social avant tout est nécessairement normative, constamment infiltrée par des considérations morales lorsqu’on le qualifiera comme « fléau social » par exemple en bien selon que l’on considérera les prostituées comme se rendant coupables d’un certain nombre d’infractions ou vecteurs de risques sanitaires ou bien, au contraire, comme victimes de trafics, d’organisations criminelle, de systèmes de traite.
Il faut sans cesse revenir à une approche sociologique de la prostitution afin d’éviter de s’égarer dans ce genre de glose éclectique qui confond tout, libertinage et abattage sexuel, la sexualité comme terrain d’aventure individuelle et la soumission au client, la liberté dans l’usage de son corps et la réalité de la pratique réelle de l’immense majorité de ceux et celles qui se font prestataires de services sexuels tarifés. Une approche en premier lieu sociologique de la prostitution doit constamment faire valoir ses droits et ses raisons contre ces approches ornementales et ultra-libérales qui ne cessent d’obscurcir la question. En règle générale, dans l’immense majorité des cas, « la prostituée » ou, aussi bien, « le prostitué » n’est pas un sujet individuel qui a fait le choix de ce mode de vie et d’acquisition de revenus, c’est un sujet social précarisé et subalternisé qui se trouve pris dans les mailles d’un système d’exploitation sexuel des plus draconiens. Qu’il suffise de remarquer que le « travail sexuel », à supposer qu’une telle notion fasse sens, est l’un de ceux qui ne s’associent à aucun droit reconnu, à rigoureusement parler.

Mais cette approche de la prostitution comme phénomène social, à laquelle on doit sans cesse revenir, ne suffit pas à fonder une position, notamment politique, à son endroit. A partir de ces prémisses générales, certaines administrations, certains gouvernements sont portés, comme nous le rappelons dans notre texte, à criminaliser et culpabiliser la/le prostitué-e et d’autres à la/le considérer comme une victime et une personne ayant subi des traumatismes. Il existe toute une sociologie policière qui met l’accent sur la lutte contre les réseaux de la traite considérés à l’égal de ceux de la drogue ou autres fléaux globaux, et une autre dont l’horizon est la bienveillance, la prise en charge et la protection des victimes, des prostitué-es – ce n’est pas pour rien qu’une des principales associations qui, en France, aborde la question sous cet angle s’intitule Le Nid... Que ce soit le traitement humanitaire qui l’emporte ou le traitement policier (multiplication des amendes – ou pire), ce qui caractérise la prostitution en tant que domaine d’activité souterraine ou établie dans une zone grise, dans un pays comme le nôtre, c’est sa radicale déliaison d’avec le droit – exercer comme prostitué-e, c’est une activité, pas un métier, et cela ne fait pas des personnes qui y sont établies des travailleuses/travailleurs comme les autres, pouvant se prévaloir d’un certain nombre de droits. Ou alors, cela les rapproche de la nébuleuse toujours plus vaste du travail informel dans laquelle les donneurs d’emploi imposent leurs conditions. Aussi bien, là où la prostitution prospère dans un cadre légal (Eros Centers en Allemagne ou en Espagne), il est bien peu probable que cette légalité contribue à faire des prostituées des « travailleuses » comme les autres.
Ce qui contribue à miner nos débats sur ces questions est que nous les conduisons en recourant à des notions fragiles, mal assurées. Par exemple, la notion d’esclavage sexuel n’est pas une tournure rhétorique destinée à dramatiser la question, elle fait écho à l’intuition largement partagée selon laquelle vendre des services sexuels, ce n’est pas la même chose que vendre sa force de travail dans les conditions les plus défavorable – le paradigme de la caissière de supermarché, donc. C’est ici que les choses se compliquent, car il faut, pour argumenter sur ce point, faire recours à des notions comme la honte, la dignité, le respect de soi, l’intimité... qui ne sont pas très faciles à « mettre en sociologie ». L’idée courante selon laquelle la prostitution entendue comme vente de services sexuels dégrade celui/celle qui s’y livre, comme ne la/le dégrade aucun autre emploi subalterne peut faire l’objet d’une discussion, mais dont les fondements seront toujours fragiles – on y tombe aisément dans une phraséologie un peu flottante où il est question de ce qui constitue une atteinte à l’humanité de l’être humain, etc. - et pourquoi la sexualité plutôt que les maladies professionnelles ou l’épuisement au travail du porteur de briques ou du fellah ?
Chacun/e fait irruption dans cette discussion, moins avec ses préjugés, qu’avec ses petites blessures intimes, son passé, son vécu, comme on dit, ses inclinations et ses phobies, tout ce qui contamine l’argumentation dès lors que le débat se prolonge au delà ce ce que je nommais plus haut comme la reconnaissance du fait social massif comme pré-condition de toute discussion sur cet objet.
Il faudrait peut-être se risquer à dire que prostitution est un mot valise et qu’il en existe des formes infiniment variées, comme il exista, dans le cours de l’histoire et la diversité des formations sociales et culturelles, une multitude de formes d’esclavage. Proposition tentante et qui s’argumente aisément, mais dont le danger politique saute aux yeux : celui d’une relativisation du phénomène envisagé comme « pathologie sociale » – expression elle-même infiniment discutable.
Ce qui pourrait nous porter à énoncer qu’il existe des formes de prostitution très diverses, c’est par exemple ce phénomène très singulier que constitue la prostitution chinoise à Belleville, avec ses « lignes de fuite » insolites – la quête par des femmes issues d’une région du nord de la Chine de retraités français esseulés et d’arrangements matrimoniaux susceptibles de leur permettre de régulariser leur situation, de changer d’activité, etc. On voit prospérer autour de cette prostitution très localisée toute une pragmatique froide qui tranche avec les images répulsives de l’abattage sexuel sur les parkings autoroutiers ou dans les néo-bordels, là où la loi le permet. Mais pour autant, cela ne suffit pas à faire de la prostitution « un métier comme les autres »...