Scandale du hasard. Contribution à la question du tirage au sort
Du soulèvement des Gilets jaunes a rapidement émergé, peu après les revendications liées à la justice fiscale ou au problème de la subsistance, une mise en cause radicale du régime parlementaire et du « gouvernement représentatif ». Cette défiance à l’encontre du fonctionnement des institutions politiques ne date évidemment pas d’aujourd’hui, et a débouché sur une réactualisation de problématiques récurrentes dans l’histoire de la pratique et de la théorie démocratiques, parmi lesquelles figure en bonne place la procédure du tirage au sort.
L’objectif du texte qui suit n’est pas de prendre résolument parti, pour ou contre, une telle procédure, mais de tenter, à partir des réflexions de Jacques Rancière sur le sujet, de cerner les significations philosophiques dont elle est porteuse, en la confrontant aux présupposés idéologiques et politiques sur la base desquels lui est déniée sa légitimité : l’émancipation du quelconque comme demande populiste ; les mœurs démocratiques comme règne de l’anarchie des passions ; et la nécessité, pour tout décisionnaire, de posséder un « titre à gouverner ».
Le spectre du populisme
Jacques Rancière relève trois traits par lesquels le populisme se voit condamné par le « discours dominant », médiatique et politicien :
1- Le discours populiste court-circuite les instances lieutenantes propres au régime parlementaire et « s’adresse directement au peuple par-delà ses représentants et ses notables » [1]. On pourrait ajouter que le même discours, surtout lorsqu’il émane de « la rue », prend la parole en tant que peuple, en opérant le même raccourci, mais en sens inverse : il interpelle directement le pouvoir en laissant de côté les fameux « corps intermédiaires ». Par contraste, le discours conforme au parlementarisme est celui qui, escamotant les divisions sociales, réalise fantasmatiquement ces deux opérations en une seule et même occurrence : l’élu s’adresse au peuple comme représentant du peuple ; un discours de parlementaire, c’est le peuple qui prétend se parler à lui-même…
2- Le discours populiste se caractérise également par sa dénonciation de l’élite politicienne corrompue, ou du moins de ses manquements aux devoirs qui lui incombent et aux tâches en vue desquelles elle se trouve au pouvoir : « Gouvernements et élites dirigeantes se soucient de leurs propres intérêts plus que de la chose publique ».
3- Enfin, le populiste est xénophobe, voire raciste : il s’appuie sur « une rhétorique identitaire qui exprime la crainte et le rejet des étrangers ».
Cette caractérisation s’avère abusive à la fois dans chacun de ses traits et dans la relation nécessaire qu’on veut leur faire entretenir : « Qu’il existe une entité appelée peuple qui est la source du pouvoir et l’interlocuteur prioritaire du discours politique, c’est la conviction qui animait les orateurs républicains et socialistes d’antan. Il ne s’y lie aucune forme de sentiment raciste ou xénophobe. » Quant au second trait, Rancière ne peut qu’en constater l’effectivité, qui publie son article en 2011, au moment où la dénonciation des concussions et des connivences malsaines du gouvernement Sarkozy battait son plein : « Que nos politiciens pensent à leur carrière plus qu’à l’avenir de nos concitoyens et que nos gouvernants vivent en symbiose avec les représentants des grands intérêts financiers, il n’est besoin d’aucun démagogue pour le proclamer. La même presse qui dénonce les dérives “populistes” nous en fournit jour après jour les témoignages les plus détaillés ».
Reste toutefois à expliquer la rémanence de l’usage d’un terme aussi inconsistant, dont la connotation infamante doit bien occuper une certaine fonction : « Il sert simplement à dessiner l’image d’un certain peuple. » Derrière l’acharnement vertueux des dignitaires politico-médiatiques contre le populisme se poursuit la vieille entreprise de dépréciation d’un peuple inventé de toutes pièces. Les contempteurs des masses doivent construire l’objet ad hoc sur lequel pourra s’exercer leur œuvre de dépossession. Il s’agira d’isoler sélectivement dans la multiplicité hétérogène des « figures diverses, voire antagoniques du peuple […], certains modes de rassemblement, certains traits distinctifs, certaines capacités ou incapacités ». Sera ainsi créée l’image terrifiante d’une entité, baptisée « peuple », définie à la fois par la « puissance brute du grand nombre » et « l’ignorance attribuée à ce même grand nombre ». L’acharnement révulsé qui s’étale sur les pages de nos quotidiens est le plat réchauffé de la psychologie des foules de Le Bon dont la terreur bourgeoise du XIXe, inspirée par la Commune et l’émergence du mouvement ouvrier, avait fait sa science reine.
Les tendances racistes attribuées au peuple ne font en cela que remettre au goût du jour la brutalité et l’ivrognerie innées de la canaille barricadière : « Il s’agit de montrer à des démocrates toujours suspects d’“angélisme”, ce qu’est en vérité le peuple profond : une meute habitée par une pulsion primaire de rejet qui vise en même temps les gouvernants qu’elle déclare traîtres, faute de comprendre la complexité des mécanismes politiques, et les étrangers qu’elle redoute par attachement atavique à un cadre de vie menacé par l’évolution démographique, économique et sociale. »
Ce dont il est ici question en fait de racisme, est une véritable projection, sur une entité fictive, de tendances bien réelles propres à la fois à certaines instances étatiques et au système entrepreneurial : « Ce sont d’abord des formes de discriminations à l’embauche ou au logement qui s’exercent parfaitement dans des bureaux aseptisés. Ce sont ensuite des mesures d’Etat […] qui ont pour but essentiel de précariser une partie de la population quant à ses droits de travailleurs ou de citoyens, de constituer une population de travailleurs qui peuvent toujours être renvoyés chez eux et de Français qui ne sont pas assurés de le rester. » Il ne s’agit évidemment pas pour Rancière de nier le fait que le sentiment raciste puisse exister au sein de la population, mais ce racisme-là ne donne pas lieu à des « manifestations populaires de masse » et surtout n’a pas les conséquences institutionnelles directes qu’occasionne le racisme en col blanc des organes dirigeants de l’économie et des structures étatiques.
C’est un trait récurrent de l’histoire politique, que l’ignorance et l’épaisse brutalité du peuple soient désignées comme les fauteurs de « troubles du consensus » [2]. Populisme [3] est l’un des termes où se condense aujourd’hui toute la détestation et le mépris dont la plèbe a toujours fait l’objet :
Sous ce terme on veut ranger toutes les formes de sécession par rapport au consensus dominant, qu’elles relèvent de l’affirmation démocratique ou des fanatismes raciaux ou religieux. Et l’on veut donner à l’ensemble ainsi constitué un seul principe : l’ignorance des arriérés, l’attachement au passé, qu’il soit celui des avantages sociaux, des idéaux révolutionnaires ou de la religion des ancêtres. Populisme est le nom commode sous lequel se dissimule la contradiction exacerbée entre légitimité populaire et légitimité savante, la difficulté du gouvernement de la science à s’accommoder des manifestations de la démocratie et même de la forme mixte du système représentatif. Ce nom masque et révèle en même temps le grand souhait de l’oligarchie : gouverner sans peuple, c’est-à-dire sans division du peuple ; gouverner sans politique. Et il permet au gouvernement savant d’exorciser la vieille aporie : comment la science peut-elle gouverner ceux qui ne l’entendent pas ?
Si la dénonciation d’un populisme introuvable sert à la dépréciation d’un peuple fantasmé, quel est finalement l’objectif dernier de tels discours ? Ne s’agit-il pas de consolider la démission et la passivité de ceux qui pourraient dangereusement se redécouvrir les sujets de leur propre histoire, en nous persuadant qu’il n’est d’autre choix que la délégation si l’on entend se préserver « de la foule dangereuse […], que nous devons nous en remettre à ceux qui nous gouvernent et que toute contestation de leur légitimité et de leur intégrité est la porte ouverte aux totalitarismes » ? [4]
La « populace » exposée aux rejets
Le premier mouvement critique à l’encontre de la démocratie, qui est né avec la démocratie elle-même, est contemporain de la période révolutionnaire. (On adopte ici le point de vue moderne en délaissant par convention la période antique, où l’on pourrait d’ailleurs retrouver les mêmes arguments contre la démocratie).
Ces critiques sont le fait des penseurs contre-révolutionnaires, antirépublicains, monarchistes, et traditionalistes, Burke en Angleterre, De Maistre en France, parmi d’autres exemples. Ces auteurs s’appuient sur un postulat théologico-politique, auquel ils souscrivent en vertu de l’appartenance à l’Eglise catholique – ou anglicane, pour Burke – qui les caractérise : tout pouvoir vient de Dieu, l’autorité ne peut être que de droit divin et seule la classe héréditaire représentante et détentrice d’un tel droit est habilitée à exercer ce pouvoir. Le peuple, race des fils d’Adam et de Caïn, a de tous temps obéit à une noblesse désignée par Dieu et favorisée de Lui, et vouloir changer cet état de choses est une pure et simple monstruosité. Il est clair que ce type de critiques n’est plus d’actualité, tout au moins en Europe, même s’il reste sans doute, égarés dans notre siècle, quelques tenants de cette conception.
Le deuxième type de critiques provient des républicains eux-mêmes, ceux qui ont initié et organisé les révolutions de France et d’Amérique. Il s’agissait d’assigner ses limites constitutionnelles à la démocratie et d’instituer les garde-fous capables d’endiguer l’intempérance naturelle des masses populaires et d’extirper à la racine les aspirations déraisonnables que le nouveau régime pouvait faire naître en leur sein : « La rédaction de la constitution des Etats-Unis est l’exemple classique de ce travail de composition des forces et d’équilibre des mécanismes institutionnels destinés à tirer du fait démocratique le meilleur qu’on en pouvait tirer, tout en le contenant strictement pour préserver deux biens considérés comme synonymes : le gouvernement des meilleurs et la défense de l’ordre propriétaire » [5]. C’est le corps doctrinal qui a eu la plus tenace postérité et nous en sommes encore largement tributaires. Il est ce qui se rapproche sans doute le plus du régime oligarchique auquel sont soumises les dites « démocraties occidentales » : une forte pente à la proclamation ininterrompue de grands principes voisinant avec la méfiance à l’encontre des foules incompétentes, au profit d’une latitude décisionnelle quasi exclusive octroyée aux garants de l’expertise politique et gestionnaire.
Le troisième type de critiques renvoie évidemment à la constellation marxiste, qui est née d’une opposition aux théories de la bourgeoisie révolutionnaire et à leur application : « Le jeune Marx n’a eu aucun mal à dévoiler le règne de la propriété au fondement de la constitution républicaine. Les législateurs républicains n’en avaient fait nul mystère » [6]. Sous la déclaration des « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » gisait en fait la prise de pouvoir de la classe bourgeoise qui, en se substituant à la noblesse, laissait le prolétariat dans son état de soumission et maintenait selon d’autres voies les conditions de son exploitation. Mais loin de favoriser enfin l’entrée des « déclassés » sur la scène de l’Histoire, le marxisme a lui aussi produit son « rebut ». Les prolétaires, strictement définis par la fonction productive et la place qu’ils occupaient au sein de l’infrastructure économique, mais aussi par la conscience qu’ils acquéraient progressivement d’eux-mêmes, eurent eux aussi leur repoussoir : le lumpenprolétariat. Dans cette catégorie des innommables vinrent se catalyser toutes les tares immémoriales de la populace : inactif, abject, crasseux et stupide, le lumpen désignait chez Marx et Engels le déchet humain privé de conscience que la réaction pouvait acheter à vil prix dans la lutte contre l’émancipation ouvrière.
La « haine de la démocratie » dont parle Rancière ne participe d’aucune de ces trois formes de critique du peuple. Celles-ci ont toutes vu le jour en des périodes d’instabilité politique où les angoisses que suscitent toujours l’incertitude et le surgissement de l’inédit se cristallisaient dans la désignation d’un bouc-émissaire chez lequel on pouvait situer l’origine du danger en acquérant ainsi certains repères aptes à apporter la réassurance d’un ordre. La plupart des pays européens vit pour l’heure, quels que soient les mouvements qui surgissent ça et là, une période institutionnellement figée. La démocratie, comme régime politique aussi bien que comme configuration sociale – en tant que ses valeurs déterminent les relations quotidiennes entre groupes et individus – soulève, en définitive, peu d’objections de principe. Même lorsque ses institutions de base, ou les directives générales concernant leur fonctionnement telles qu’elles sont fixées par les différentes constitutions, viennent à s’exposer à une sérieuse remise en cause, c’est au profit d’un dispositif comme le référendum, qui relève, qu’on le veuille ou non, de la matrice idéologique et procédurale dont participe la pratique de l’élection.
Consommateurs avachis vs vertueux républicains
Là où, en revanche, la démocratie continue de poser un problème fondamental, c’est, selon Rancière, sous l’aspect de ses mœurs. Ce que certains reprochent à la démocratie, ce n’est pas le principe de laisser le pouvoir au peuple, c’est le peuple lui-même. Le peuple auquel a donné lieu la démocratie : non plus le peuple bestial, ivrogne et dangereux de la Commune, non plus le peuple rassemblé en masses hypnotisées et frénétiques de la psychologie des foules, mais le peuple des « individus avachis » [7], déculturés et abrutis par la consommation. La prétention néfaste à laquelle ont donné naissance les mœurs démocratiques en infusant tous les domaines des rapports sociaux, c’est l’égalitarisme. Ce dernier conduit le moindre quidam à revendiquer partout le fait d’avoir son mot à dire, là où il devrait reconnaître son ignorance et s’aligner sur les directives qu’ont calculées pour lui des experts estampillés : « L’homme démocratique s’impatiente devant toute compétence, y compris celle du médecin ou de l’avocat, qui remet en cause sa propre souveraineté » [8]. Le modèle qui a ainsi contaminé l’ensemble des relations interindividuelles est celui de l’échange marchand, le modèle « des relations contractuelles entre individus égaux […] qui s’établissent entre un prestataire de services et son client » [9]. Ce qui est ici déploré : une forme de relation s’est partout diffusée qui, pour le libéralisme démocratique naissant, devait représenter la voie royale vers une société libre, juste et pacifiée, à savoir le commerce. Les Frankenstein libéraux n’ont de cesse de se récrier face à la monstruosité de leur propre créature. C’est à nouveau le peuple, cette fois sous la figure du consommateur, qui se trouve discrédité. Tocqueville serait l’annonciateur de cet avachissement égalitariste auquel ont immanquablement recours les contempteurs de la société consumériste. Rancière conteste la pertinence d’un tel patronage et dénonce son caractère simpliste : pour faire de lui « le prophète du despotisme démocratique et le penseur de la société de consommation […] il faut oublier que Tocqueville redoutait le pouvoir absolu d’un maître, disposant d’un Etat centralisé, sur une masse dépolitisée, et non cette tyrannie de l’opinion démocratique dont on nous rebat aujourd’hui les oreilles » [10].
Dans un tel contexte social et moral, les mouvements populaires ne peuvent plus apparaître comme l’application d’un principe de souveraineté, comme l’usage d’une prérogative accordée constitutionnellement au citoyen, mais comme un avatar du narcissisme de masse ambiant : « Dans la pratique, cet individu consommateur trouvera tout naturellement son identification dans la figure du salarié défendant égoïstement ses privilèges archaïques. On se souvient sans doute du flot de littérature qui déferla au moment des grèves et des manifestations de l’automne 1995 pour rappeler ces privilégiés à la conscience du vivre-ensemble et à la gloire de la vie publique qu’ils venaient souiller de leurs intérêts égoïstes » [11].
Le détracteur d’une société démocratique peuplée d’individus consommateurs peut du même coup apparaître comme le seul défenseur de la démocratie véritable, en cela que l’individualisme de masse se présente comme une synthèse de deux configurations ennemies de l’idéal démocratique, à savoir le régime totalitaire et le capitalisme. La société démocratique « résume la double métamorphose qui a versé en même temps au compte de la démocratie la forme de l’homogénéité sociale naguère attribuée au totalitarisme et le mouvement illimité d’accroissement de soi propre à la logique du Capital » [12]. Il est quelque peu ironique de voir attribuer aux mœurs du grand nombre les traits qui caractérisent précisément la machine unaire ultralibérale, entièrement conditionnée par les mécanismes systémiques propres au néocapitalisme.
L’ « absence de titre »
Le fait que nos républicains vertueux s’entêtent à employer le mot « démocratie » montre comment il s’est vidé de toute substance et de tout sens assignable au sein du démocratisme ambiant – ce vide même par lequel se définit en partie le démocratisme. « Le bon gouvernement, qui s’oppose à la corruption démocratique, n’a plus besoin de garder, par équivoque, le nom de démocratie. Il s’appelait hier république. Mais république n’est pas originellement le nom du gouvernement de la loi, du peuple ou de ses représentants. République est, depuis Platon, le nom du gouvernement qu’assure la reproduction du troupeau humain en le protégeant contre l’enflure de ses appétits de biens individuels ou de pouvoir collectif » [13]. Le pouvoir ne peut plus, évidemment, se présenter comme tel. La « dignité » du citoyen s’accommoderait mal de cette métaphore ovine. Le « gouvernement pastoral » a pris aujourd’hui un autre nom, celui de « gouvernance ». A notre époque technicisée, celle de la complexité des flux financiers et du capitalisme cognitif, seuls les gestionnaires du politique peuvent nous protéger du « Peuple-roi » qui ne « peut gouverner qu’en se faisant le garant des “petites jouissances” qui monnaient notre grande détresse d’orphelins condamnés à errer dans l’empire du vide, qui signifie indifféremment le règne de la démocratie, de l’individu ou de la consommation » [14].
Ordre différentiel du gouvernant et du gouverné : les mœurs démocratiques réfèrent à ce désordre par lequel l’asymétrie naturelle de certaines relations sociales se trouve renversée, où la primauté, fondée sur un ordre légitime essentialisé, d’un terme sur un autre dans un rapport d’autorité se retrouve comme inversé. Dans les saturnales perpétuelles de la société démocratique, les esclaves se font maîtres, les professeurs se plient aux exigences de leurs élèves, les parents obéissent à leurs enfants et les chiens promènent les humains en laisse. Pour autant, les lamentations auxquelles ces inversions donnent lieu font ressortir, par contraste, l’existence de la hiérarchie « normale » qui est ainsi bafouée, et la nécessité de sa restauration. La démocratie anarchique ne peut apparaître aux pleurards du patriciat contemporain que comme une entorse provisoire à l’ordre naturel des choses, auquel elles doivent contribuer à assurer le retour. Et si la démocratie est d’abord l’effet de cette prétention démesurée à l’égale capacité de tout un chacun à détenir l’autorité politique et à occuper la place du souverain, alors c’est à la racine politique du mal qu’il faut s’attaquer, en rétablissant la première et plus fondamentale des différences, celle dont découlent toutes les autres, à savoir la différence essentielle entre gouvernants et gouvernés : « Si toutes les relations sont renversées en même temps, il apparaît que toutes sont de même nature, que tous ces renversements traduisent un même bouleversement de l’ordre naturel, donc que cet ordre existe et que la relation politique appartient à cette nature » [15].
La démocratie est donc ce régime proprement an-archique auquel doit s’opposer l’autorité fondée sur le principe (archè) de la légitimité de ceux qui sont appelés à gouverner, en vertu de qualités naturelles : « Sont propres à gouverner ceux qui ont les dispositions qui les approprient à ce rôle, propres à être gouvernés ceux qui ont les dispositions complémentaires des premières » [16].
Dans la signification d’ « archè » gisent les principes de la prééminence naturelle sur laquelle doit s’édifier la société conforme à l’ordre naturel des choses : archè signifie à la fois « commandement » et « commencement ». Rancière relève dans les Lois de Platon les deux types de principes qui confèrent les titres légitimes à détenir l’autorité.
Le premier est fondé sur l’ordre du temps, l’ordre qui commence et qui vient avant, c’est-à-dire sur la naissance (nascere, qui a donné aussi nature) : « Commandent naturellement ceux qui sont nés avant ou mieux nés. Tel est le pouvoir des parents sur les enfants, des vieux sur les jeunes, des maîtres sur les esclaves ou des gens bien nés sur les hommes de rien » [17].
Le second principe repose sur la possession d’une qualité dont sont dépourvus ceux qui obéissent : qualité du fort qui légitime son pouvoir sur le faible, ou qualité du savant qui justifie son autorité sur l’ignorant : « Ces titres remplissent les deux conditions requises : premièrement, ils définissent une hiérarchie des positions. Deuxièmement, ils la définissent en continuité avec la nature » [18].
Vient pourtant s’ajouter, dans les Lois, un autre titre à posséder le pouvoir de décision politique, un titre qui vient directement contredire les précédents fondés sur une hiérarchie naturelle, « le titre d’autorité “aimé des dieux” : le choix du dieu hasard, le tirage au sort, qui est la procédure démocratique par laquelle un peuple d’égaux décide de la distribution des places » [19]. Procédure qui, historiquement, a tenu une place éminente dans l’organisation politique de la cité athénienne, et en vertu de laquelle cette organisation pouvait se réclamer effectivement du présupposé démocratique, à savoir que la naissance ou la compétence de « ceux qui savent » avait à s’effacer en certaines occurrences devant les arrêts d’un simple « coup de dés ». C’est dans ce coup de dés que gît précisément, selon Platon et pour tous ceux, oligarques et aristocrates, qui lui feront suite jusqu’à nous, le péché irrémissible de la démocratie, le scandale originel qu’elle constitue : « Le scandale est simplement celui-ci : parmi les titres à gouverner, il y en a un qui brise la chaîne, un titre qui se réfute lui-même », un titre qui est « l’absence de titre » [20].
Là où la critique platonicienne et celle des républicains vertueux actuels se rejoignent, c’est que toutes deux s’indignent de ce que la démocratie ouvre la possibilité du règne de « n’importe qui » et induit par-là même dans l’ordre politique l’instauration du « n’importe quoi ». Qu’il s’agisse du tirage au sort, ou de l’application du principe moderne d’égalité selon lequel un peuple ignorant, avide et parfois brutal, puisse participer aux décisions organisationnelles de la cité, dans les deux cas, ce qui est dangereusement remis en cause, ce sont les directives qui émanent de la nature et dont la raison et la morale exigeraient qu’on ne s’en écartât jamais : « Le scandale est celui d’un titre à gouverner entièrement disjoint de toute analogie avec ceux qui ordonnent les relations sociales, de toute analogie entre la convention humaine et l’ordre de la nature. C’est celui d’une supériorité fondée sur aucun autre principe que l’absence même de supériorité » [21]. Aussi s’agit-il de maintenir rabattue la légitimité politique sur les hiérarchies naturelles qui président, ou devraient tout au moins présider, aux rapports d’ordre social ; de maintenir l’homogénéité essentielle de la sphère politique et de la sphère civile : le peuple doit obéir aux oligarques et aux potents au sens et dans la même mesure où l’esclave doit obéir à son maître et l’enfant à ses parents. Ce qui est dénié c’est donc l’existence d’un domaine politique distinct et de ses particularités propres, irréductibles aux « relations d’autorité qui structurent le corps social » [22].
Si les compétents et les professionnels de la politique déploient tant d’efforts pour entretenir le discrédit qui s’attache aujourd’hui au tirage au sort comme procédure de désignation, il faut sans doute en chercher la raison ailleurs que dans le constat de « la différence des temps et des échelles » [23] par rapport aux époques où il avait cours. C’est que le hasard a cette vertu de préserver la société d’une caractéristique propre à ceux qui s’autoproclament possesseurs des vertus requises au commandement de ses semblables : le vice de l’avidité, la libido dominandi, caractéristique que les Grecs reconnaissaient comme telle, mais que nous avons beaucoup de scrupules à nommer. C’est qu’une telle caractéristique est largement ressassée, paraît-il, dans ces repères de la bêtise et de la mesquinerie populaires que sont les « cafés du commerce », sous l’espèce du lieu commun : « Tous pourris ».
Que le désir de gouverner soit en lui-même un critère rédhibitoire et doive susciter une méfiance rigoureuse, voilà ce que les Grecs avait reconnu comme une vérité première et dont le tirage au sort avait l’avantage de les protéger.
Si « politique » signifie quelque chose, ce ne peut être que dans son émancipation et son autonomie à l’endroit de la nature et du social, tout à la fois. Prétendre qu’il existe un titre à gouverner, situer la légitimité du pouvoir dans la naissance, une compétence ou la propriété d’un quelconque apanage, c’est refuser au politique cette autonomie, et le maintenir dépendant des prescriptions naturelles ou de l’ordre hiérarchique qui prévaut au sein de la société : « L’histoire a connu deux grands titres à gouverner les hommes : l’un qui tient à la filiation humaine ou divine, soit la supériorité dans la naissance ; l’autre qui tient à l’organisation des activités productrices et reproductrices de la société, soit le pouvoir de la richesse. Les sociétés sont habituellement gouvernées par une combinaison de ces deux puissances auxquelles force et science portent, en des proportions diverses, leur renfort » [24]. Pour que la démocratie soit un type d’organisation politique, il faut donc qu’en dehors de toute nécessité naturelle ou sociale, s’institue un pouvoir et un mode de sa désignation qui ne doive rien à la jouissance d’un titre quel qu’il soit et qui repose sur l’absence même de toute revendication possible à la possession d’un tel titre en vue d’exercer le pouvoir : « Un pouvoir politique signifie en dernier ressort le pouvoir de ceux qui n’ont pas de raison naturelle de gouverner sur ceux qui n’ont pas de raison naturelle d’être gouvernés » [25]. Aussi est-ce cette présupposition, cette « absence de fondement », ou « indifférence des capacités » [26] que manifeste en acte le hasard des désignations et que ne cesse de contrecarrer l’élection limitée aux seuls détenteurs de prétendues compétences, des moyens d’information et de la puissance économique.
L’élection contre le peuple
« Il n’y a pas de crise ou de malaise de la démocratie. Il y a et il y aura de plus en plus l’évidence de l’écart entre ce qu’elle signifie et ce à quoi on veut la réduire. [27] » Est-il besoin de le préciser ? La démocratie que Jacques Rancière entend défendre contre la haine dont elle est l’objet n’a rien de commun avec le régime auquel nous sommes soumis, même s’il porte le même nom. Un court article publié dans Le Monde en 2007 [28], en pleine campagne présidentielle, dresse un réquisitoire cinglant contre l’institution sans doute la plus emblématique de la République française, l’élection du chef de l’Etat, et remet directement en cause « le postulat que cette élection constitue bien l’incarnation suprême du pouvoir du peuple ».
Alors que pour nombre de démocrates conséquents, 1848 marque à la fois l’avènement d’une authentique souveraineté populaire et l’aboutissement des aspirations égalitaires nées de la Révolution, Rancière voit dans le suffrage universel direct une invention destinée à « contrecarrer » la puissance du peuple, « une institution monarchique, un détournement du suffrage collectif » dont le dessein fut dès l’origine « la soumission à un homme supérieur servant de guide à la communauté ». L’unique garantie proprement républicaine, à savoir le mandat de quatre ans non renouvelable, vola d’ailleurs en éclat lors du coup d’Etat de Louis Napoléon qui put ainsi, par le système du plébiscite, révéler la véritable nature de la Seconde République, à savoir celle d’un dispositif d’allégeance à l’Homme providentiel. Le régime gaulliste n’en fut, après maintes péripéties de l’Histoire, qu’une redite : « Donner à la nation un guide au-dessus des partis » revenait, continue Rancière, à « donner tout pouvoir à ce guide en mettant l’appareil entier de l’Etat au service d’un parti minoritaire ». Alors que la gauche de l’époque s’éleva contre ce rapt de souveraineté, celle d’aujourd’hui souscrit avec enthousiasme à cette « caricature de la démocratie » qu’est l’élection présidentielle, ce qui constitue une trahison des idéaux socialistes et communistes, au profit des avantages matériels et symboliques qu’offre la complicité avec le système.
Ce que Rancière reproche aujourd’hui à ce système électif, c’est qu’il réduit l’idéal démocratique « au modèle économique qui gouverne notre monde, la loi de la prétendue concurrence au service du “choix rationnel” des individus ». Or le mode opératoire – le calcul rationnel – qu’est censée emprunter la décision, à la fois individuelle et collective, devrait entrer en conflit direct avec le résultat tissé de contradiction auquel elle aboutit, à savoir l’élection d’un « individu doué de vertus exactement antagoniques : représentant de son parti et indépendant à l’égard des partis, penché à l’écoute de nos “problèmes” et capable de nous imposer les lois de la science gouvernementale », alors que le prétendu choix rationnel de l’électeur doit quant à lui s’appuyer simultanément sur « un charisme personnel et la rationalité d’un programme fabriqué sur la base des petits bouts d’expertise » dont les prévisions sont elles-mêmes à la merci des fluctuations aléatoires des marchés. La « souveraineté populaire » demeure bien la grande absente de ce mixte tératologique qui met en jeu à la fois le vieux culte de la personnalité et les mécanismes dédaléens de la technique gestionnaire hypermoderne.
Si ces mécanismes sont pour l’heure le modèle incontesté des dispositifs d’élection démocratique, c’est que le système politique est devenu le parfait décalque de l’économie de marché : « Qui prétendra déterminer la balance entre les profits et les coûts des mesures proposées par chaque candidat pour la justice et pour les transports, pour l’enseignement et pour la santé ? Qui saura calculer le rapport entre l’équilibre interne des programmes, l’autorité prêtée à celui ou celle qui doit les incarner et la “confiance des marchés” ? Celui qui voudrait le faire honnêtement serait naturellement conduit à l’abstention. Le choix est, de fait, entre l’abstention et la décision de s’en remettre en votant à ceux qui se déclarent plus capables que nous de faire le calcul ».
Le remède représentatif qui semble encore à beaucoup aller tellement de soi n’est indéfectiblement lié à l’impératif démocratique, comme le rappelle Rancière, que depuis une date somme toute récente. Bien qu’elle veuille se présenter comme une mesure nécessaire face à la pléthore démographique qui rend impossible une participation directe de tous les citoyens à l’exercice du pouvoir, la représentation parlementaire a émergé dans la période révolutionnaire pour des raisons corporatistes qui se sont explicitement présentées comme telles : « Dans l’histoire de la représentation ce sont toujours d’abord des états, des ordres, des possessions qui sont représentés, soit qu’ils soient considérés comme donnant titre à exercer le pouvoir, soit qu’un pouvoir souverain leur donne à l’occasion une voix consultative » [29]. Ce qui est demandé à la masse des électeurs dans l’exercice de leur liberté politique nouvellement octroyée et dûment consignée par constitutions et déclarations solennelles, c’est d’entériner au moyen de leurs votes les décisions préalables des élites, seules habilitées à les prendre en son nom. L’élection « est à l’origine l’expression d’un consentement qu’un pouvoir supérieur demande et qui n’est vraiment tel qu’à être unanime » [30]. On aurait tort d’observer d’où nous sommes ces faux-semblants avec condescendance. La fortune dont jouit de plus en plus le thème de la participation, adossée au gadget philosophique de l’ « éthique de la discussion » et autre « raison communicationnelle » montre que nous sommes loin d’être prémunis contre ce genre de détour plébiscitaire.
Pour continuer à se réclamer de la démocratie et de ses valeurs, les républicains vertueux ne peuvent plus user, on l’a vu, de la métaphore pastorale, ni d’un naturalisme non seulement daté – le politique étant unanimement reconnu comme le domaine de la convention – mais qui s’avère en outre directement en contradiction avec ces valeurs (égalité, dignité, liberté…). La stratégie justificatrice consistera donc à souligner le radical changement de conditions des sociétés contemporaines par rapport à la cité antique dont la relative simplicité pouvait encore s’accommoder de l’absence de titre de ceux que désignait le tirage au sort. Ce dernier, en effet, « convenait à ces temps anciens et à ces petites bourgades économiquement peu développées. Comment nos sociétés modernes faites de tant de rouages délicatement imbriqués pourraient-elles être gouvernées par des hommes choisis par le sort, ignorant la science de ces équilibres fragiles ? [31] » Pour faire cohabiter à la fois le principe démocratique de la souveraineté populaire et l’exigence de compétence que suppose la complexité de son exercice, la modernité politique a eu recours à l’expédient de la représentation, par le biais de ce dispositif qu’il n’est plus question d’interroger : le processus électoral. En lieu et place des risques et de la confusion extravagante liés à la sélection stochastique, « nous avons trouvé pour la démocratie des principes et des moyens plus appropriés : la représentation du peuple souverain par ses élus, la symbiose entre l’élite des élus du peuple et l’élite de ceux que nos écoles ont formés à la connaissance du fonctionnement des sociétés » [32], comme aux technologies de gestion des Etats.
Mais la démocratie, entendue au sens que lui donne Rancière, « n’est pas une forme d’Etat » [33]. En tant qu’elle est cette affirmation proprement an-archique de l’absence de tout titre à gouverner, elle gît « en deçà, comme le fondement égalitaire nécessaire et nécessairement oublié » [34] de la forme étatique. En tant qu’elle est cette force oppositionnelle du reste irréductible et inassignable du peuple, elle perdure « au-delà, comme l’activité publique qui contrarie la tendance de tout Etat à accaparer la sphère commune et à la dépolitiser » [35]. « Démocratie » demeure pour Rancière, et quelques autres, le nom de la fraction introuvable et pourtant toujours susceptible de se faire agissante, qui sommeille dans les plis et les interstices d’un pouvoir inéluctablement oligarchique.