De la peinture à la peinture, dialogue avec René Schérer

, par René Schérer , Thierry Briault


[Note d’Ici&Ailleurs  : Le 25 novembre prochain, le philosophe René Schérer aura cent ans. A cette occasion, nous livrons au public quelques inédits de cette figure intellectuelle décisive du siècle précédent et du nôtre, ainsi que des textes que nous ont adressés certains de ses amis en vue de lui rendre hommage. On en trouvera les premiers échantillons ICI et ICI. Les publications se poursuivront jusqu’à la date anniversaire qui sera marquée par la mise en ligne d’une surprise de taille ! Rendez-vous est pris.]

De la peinture à la peinture, dialogue avec René Schérer

Nous reproduisons un texte inédit, une amorce de dialogue avec René sur la peinture. Il m’avait confié ces pages et je les réservais pour un ouvrage futur L’absolu pictural, Plastique pure et sens commun. Texte qui trouvera sa place à la suite de mon autre dialogue avec Jacques Rancière, déjà consultable en ligne sur le sens commun et la plastique pure.

Ce fut une joie et un plaisir sans mélange d’échanger au cours des nombreuses séances du séminaire de René nos vues multiples sur l’art. Ce séminaire a d’ailleurs évolué de manière particulière dans ces années-là d’un questionnement sur « La vie » à une réflexion sur « L’art et la vie », jusqu’à un art pointé avec tous ses nœuds : « Mort des Beaux-arts » selon un mot de François Châtelet, ou encore « Le Hareng saure », « L’art comme un combat », jusqu’à ma reprise du séminaire la dernière année. J’ai animé ce séminaire avec lui sans toutefois choisir les titres ni les invités en général sinon quelques-uns, en plaidant la cause de la peinture pure.

Voici ce texte de René, auquel je répondrais point par point comme il se doit, les questions évoquées résument très bien la teneur de nos échanges, d’autres développements sont accessibles en ligne.

J’espère que cet article et la résonance de nos propos sauront lui apporter ici le même plaisir qu’à moi, à ce cher philosophe tout en sympathie et philia que je salue et embrasse.

De la peinture, en général ou/et en particulier
par René Schérer

Je supposerai donc, cher Thierry, de façon tout à fait naturelle et légitime que, menant bon an mal an et par vents et marées, la conduite d’un séminaire consacré aux beaux-arts, déplorant leur dérive actuelle, voir leur mot, que tu m’aies interrogé sur ma conception de la peinture et demandé de la préciser, par rapport à la tienne. Celle que, pour ta part, tu exposes précisément et largement dans ce véritable « Traité » qu’est La philosophie de la plastique pure.
En ce qui me concerne, je ne serai pas très long, car je me sens totalement incapable de formuler des démonstrations suivies et ce sont plutôt des remarques que je te propose.
En gros, d’abord, je suis tout à fait d’accord avec toi pour déplorer la situation contemporaine paradoxale qui nous fait assister, à la fois, à une quasi disparition des œuvres de peinture proprement dite et à une extension illimitée et extravagante du mot (discipline, catégorie ou concept, comme on voudra l’appeler) de « peinture ». Cela a commencé par des collages, puis l’intrusion d’objets, puis « l’installation » qui, c’est le cas de le dire sans jeu de mot, installée ou implantée dans l’exposition publique et dans l’enseignement, jusqu’à éliminer crayon, pinceau, couleurs, instruments et matières traditionnelles de la peinture et de son apprentissage.
Et ce que tu déplores à très juste titre, ce que tu condamnes avec une fermeté que je suis tout disposé à approuver, c’est cet envahissement ; que tu vas même – mais là, comme je ne suis nullement spécialiste ni professeur en arts plastiques, je ne saurais me prononcer, tout en acceptant ton avis- que tu vas jusqu’à qualifier de « dictature » dans les établissements publics, jusqu’à notre fac. De Paris VIII où l’installation semble unilatéralement dominer, régner en maître (en maîtresse, je ne sais quel mot on utilise aujourd’hui).
Voilà un premier point d’accord qui, de mon côté, m’a fait accueillir ta collaboration, sans réserve.
Et dans l’idée de restituer à « la peinture » une place authentique et de plein droit.
Une seconde idée est que l’on ne saurait parler de « la peinture » tout à fait en général et que l’art ne connaît que des œuvres singulières, des individus, des écoles ou des peintres. Donc, qu’il faut se référer à des œuvres existant ou ayant existé dans le passé. Ce qui nous a mis à la recherche d’exemples dans l’histoire récente ou plus lointaine. Sur ce point encore, je crois que nous pouvons nous accorder. L’existence et la fréquentation de nombreuses expositions consacrées aux auteurs du passé montre qu’en dépit d’un engouement officiel pour l’installation, le public ne cesse d’aimer, de désirer « la peinture ». Il y a, en elle, un attrait irrésistible qu’en l’absence avéré de nouvelles œuvres (ou de leur rareté) elle est loin d’avoir disparu.
En ce cas, « mort des beaux-arts ? » qui est le titre de notre séminaire, justifie son point d’interrogation. Non, et celui-ci même témoigne d’une vitalité réelle. Le « désir de peinture » si l’on peut dire, est certain. Et mérite d’être opposé à cette « volonté d’art » contemporaine, ce « Kunstwollen » pour user de la formule classique de A. Riegl, qui, porterait plutôt vers cette universelle installation que je viens de mentionner. Désir de peinture réel, installation intentionnelle. Il y a là une opposition, sinon une antinomie qui mérite d’être relevée et interrogée. Nous ne l’avons pas fait exactement dans le cours du séminaire, mais elle lui est, je crois, sous-jacente.
Il y a, sans aucun doute des réponses, mais elles me paraissent si diverses que je repousse sans cesse l’éventualité de les interroger.
C’est pourtant ici que je vais greffer (pure circonstance, je ne veux pas dire que ce soit une liaison nécessaire) ce qui nous différencie, ou peut-être nous oppose.
Troisième point : La substitution, ô combien redoutable et néfaste, apparaît pour toi avec Duchamp. C’est ta plateforme, ton pivot, ton point de rupture.
Pour moi – et il y a eu cette année, opportunément, une exposition mettant en mesure de juger de la question- si Duchamp, avec le Grand verre, La mariée mise a nu, la « fontaine » surtout, est ouvertement en position de rupture, il y a, toutefois, dans son œuvre, une sorte de continuité qui, dans l’art contemporain de la peinture elle-même, indiquait déjà une perspective, ouvrait une voie. Celle qui la portait, avec le cubisme, le futurisme, voire le surréalisme, à une recherche du mouvement, du temps, de la « quatrième dimension » ... et que marque bien ce remarquable « nu descendant l’escalier » que je prends, pour ma part, comme un moment de transition, de passage, de transformation de notre champ du visible ou d’ouverture de notre vision contemporaine vers de nouvelles possibilités
Œuvre essentielle, donc, appartenant encore à la peinture tout en la transgressant.
Alors que ces possibilités, déjà présentes avec Cézanne, le cubisme ou Delaunay (que j’associe à ce toute tendance, ce qui est, cela va de soi, à préciser) restent dans le champ de la peinture en elle-même ; celle que, pour ta part, du range dans la catégorie de la peinture, ou mieux, de la « plastique pure ».
J’en viens donc au quatrième point de friction, ou dissension, malentente ou différend (peu importent les mots, momentanément du moins). C’est la place à réserver à cette spécificité, singularité, « pureté » que tu accordes à la peinture ou « plastique » Et, en ce cas, au contraire, je parais faire preuve d’une distinction toute verbale, d’une subtilité mal venue, lorsque je te querelle sur les mots « plastique » et ceux formés à partir de lui : plastème, plastophanie.
Mais parce qu’il ne s’agit pas, à mon sens, seulement d’une affaire de mots, mais de chose. La « chose » en question dans la peinture. Celle dans laquelle, pour reprendre l’expression de Cézanne, il faut entrer, celle qui possède une « vérité » qu’il doit livrer au spectateur. Sur ce point encore, je crois que nous avons une entente et une mésentente. Je suis pleinement en sympathie avec les pages de Cézanne que tu cites, avec les auteurs que tu évoques à sa suite. Mais sans penser qu’il puisse être possible de spécifier, de détacher une composante, un élément, un « ingrédient », un mot comme « plastème » qui donnerait sa qualification de « peinture » à ce dont il s’agit.
Certes, il est possible de dire « cela est de la peinture », « cela n’en est pas » ; et en considérant qu’il y a, dans ce domaine, une relativité historique. Telle chose est ou n’est pas du « domaine pictural » à tel ou tel moment. Ce qui serait vrai aussi pour un autre art, comme en musique (sans exclusive, d’ailleurs). Mais il ne me paraît pas possible, ni même sensé de définir l’agent constituant. Sinon un ensemble qu’on pourra nomme, d’un moment un peu passe-partout « agencement » ou « composition » ; parce qu’il se trouve – et là je rencontre Kant et m’en tient à lui, « sans concept », sans « jugement déterminant ».
C’est le point où l’esthétique rencontre l’art ou l’art l’esthétique et où ils se définissent réciproquement. C’est le point où, ce qui importe, ce sont moins les délimitations que les débordement de limites ; moins les normes que les transgressions ; moins les lignes que les traits « vecteurs de pulsion » comme le dit Hubert Damisch ; ou encore Van Gogh, avec sa métamorphose de la vision des choses qu’a si bien noté Artaud dans un texte qui, pour moi est indépassable, car, précisément il n’indique, chez Van Gogh, aucun ingrédient discernable, aucun « plastème », si ce n’est un rapport aux choses et à la vie. Ou, pour employer un mot de Rilke, un « ouvert » qui est aussi ouvrant, qui ouvre (ce qu’on discernerait de même chez Klee).
Je m’arrête, ne voulant pas -ou ne pouvant- pousser plus loin pour aujourd’hui. Et ce sont, je le veux bien, encore des nuances. Mais parce qu’elles portent, si je peux m’exprimer ainsi-, sur des notions dont le propre est l’ambiguïté, la nuanciation, le différence (ici vaudrait la distinction opérée par Deleuze entre un t ou un c mis à différenciation ; mais, n’ayant pas à l’esprit en quoi elle consiste, je la mentionne seulement, quitte à la vérifier).
Là, s’ouvre cet imperceptible et essentiel à la fois, domaine du « goût » en art comme en « beau naturel », à la fois un tout et un rien. On est toujours sur ce seuil, à basculer d’un côté ou de l’autre. Mais où serait le point d’équilibre ? Là est la question.
J’ai fini pour l’instant mais suis tout disposé à écrire autre chose, car j’ai conscience des insuffisances énormes qu’il y a là-dedans.
Mon seul souci était d’offrir une base de départ.
Poursuivons donc de façon cursive et d’un ton « ambiant et haché » selon l’expression de Fourier. Haché, oui, et ambiant, car il s’agit d’abord de rappeler en vitesse mes références essentielles dans ce domaine qui sont assez restreintes, parce qu’elles vont essentiellement à ceux que j’ai connus et avec qui je me confronte, en le disant ou non : Deleuze et Lyotard.
Et, pour faire bref, d’une formule, je me trouve en osmose avec Deleuze lorsqu’il parle des formes visibles et des forces secrètes qu’il s’agit de faire venir en surface ; assez près de Lyotard et de l’infini ou de l’illimité non représentable qu’il faut également « faire venir » ou évoquer. Du moins, tel que je le comprends. Ainsi que de ce dernier, Lyotard, quand il s’interroge sur « que peindre ? » formule effectivement capitale, clé, pivotale, encore, en langage fouriériste.
Car cette interrogation n’a surgi que récemment et n’est devenue lancinante qu’aujourd’hui. Mais je suis loin d’entrer (au sens tout à faire simple de compréhension) dans les questionnements complexes de Lyotard autour de Monory ou Buren qu’entre parenthèse je n’aime pas beaucoup. Je préférerais, à la rigueur, Fromanger dont j’ai vu récemment l’exposition en relevant une formule que je ferais mienne plus volontiers : peindre n’importe quoi, tout peindre, tout s’offrant en prétexte et objet de peinture.
Ce qui, aussi bien, restituerait ses droits à une peinture figurale et représentative (et, sur ce plan, je ne fais guère de répartition stricte adhérant à la figure et rejetant la représentation, comme me paraît l’admettre, si je ne me trompe, Deleuze). Car on peut passer de l’un à l’autre.
Dans ce domaine, d’ailleurs, les termes que j’utiliserais volontiers, ou, sinon les concepts, du moins les catégories (qu’on me pardonne d’être vague, je vais préciser) ne sont pas spécifiques de la peinture. Ils concernent aussi la connaissance, la vie. Ce sont les thèmes, les formes, les figures, les expressions ; rejetant seulement les significations au sens strict.
Je pense, d’ailleurs, être, sur ce point au moins, en accord avec ta pensée, puisque tu rejettes, pour la peinture, la signification et le sens. Mais je suis moins strict, certainement et pense qu’il peut y avoir signification, même selon l’usage courant, profane, en peinture ; à condition que celle-ci ne soit pas « platement signifiante », mais concerne, selon le mot de Raymond Ruyer, l’expressivité des choses.
On peut trouver en cela une sorte de définition de la peinture et même de l’art en général qui est de dégager, en toute chose, son expressivité. Ce que signifierait le « on peut tout peindre » écrit plus haut. Qu’est-ce que peindre : c’est rendre visible cette expressivité ; s’en emparer, la rendre manifeste. Je préciserais encore qu’il ne s’agit pas de donner à une chose une expressivité, mais de dégager la sienne propre. Etant donné qu’il y a une sorte d’objectivité de l’expressivité, ou un complexe subjectif et objectif à la fois qui se trouve dans la peinture et spécialement dans la couleur, son matériau ; ainsi que dans la forme, les formes, figures, etc., qu’elle compose.
Par-là, la peinture est, à la fois, vérité du monde et création de mondes et peut prétendre, aussi bien, à rendre le réel qu’à réaliser de l’imaginaire. Car ils se renvoient l’un à l’autre.
On le saisit fort bien chez Klee qui est, à la fois, tout réel, tout imaginaire et toute expressivité. A la base, au principe, je pense, de son Credo créateur, de son enseignement. Comme on le trouve dans Le spirituel dans l’art de Kandinsky, avec sa nécessité intérieure.
Ce sont mes références, mes bases, et je ne suis jamais allé plus loin, bien que l’on puisse agrémenter, perfectionner, détailler autour ; mais mon Credo reste dans cette orientation où se résument, pour les principes, l’art moderne et contemporain.
C’est pourquoi, croyant à l’expressivité, je pense ( et cela se trouve dès Vinci) que la peinture est « chose spirituelle » ou « mentale » ; tout en étant, évidemment matérielle et technique aussi. Mais qu’il est difficile, voire impossible, délicat au moins, de pouvoir dégager, identifier un élément, un « plastème », selon ton mot, qui définirait la peinture. De même qu’il est difficile et délicat aussi de parler de pureté en la matière. Pas plus qu’il n’y a de poésie pure [1], il n’y a de peinture pure.
En elles, tout est expressivité et vie, renvoie à une vie « non organique » comme a dit Deleuze dans des analyses auxquelles je donne entièrement mon assentiment.
Je ne reviens pas là-dessus. Ce que je veux simplement noter ici et pour conclure ce petit intermède, c’est qu’il ne me semble y avoir d’exigences technique dans ce domaine que pour la partie de la peinture qui est proprement imitative. Ou, si l’on veut, photographique, comme l’a été l’invention de la perspective, en son temps. Là, oui, on avait besoin de technique. Et, chez Vasari, on voit que tous les peintres étaient bien des hommes de métier, des apprentis ou maîtres artisans. Au même plan que les architectes, les orfèvres, les sculpteurs.
Mais, à mon avis l’élément esthétique (si tant est que ce soit un élément ; disons l’ingrédient) je le réaffirme, ne peut être de cet ordre. Si l’on se réfère à la classification kantienne, il faudrait dire qu’il relève, non de la « beauté adhérente », mais de la « beauté vague » dont il est difficile de donner la détermination, et finalement la seule valable.
Je lis, par hasard l’ayant sous les yeux, chez un homme particulièrement fin, ami de Picasso, Jean Cassou, l’idée que ce qui est, en ce domaine, essentiel, est « le trait », mot extrêmement vague, qui peut appartenir aussi bien au langage de la littérature qu’à celui de l’art plastique ; à la culture en général, ou à la physionomie en particulier, lorsqu’il s’agit de la figure humaine. Trouver la physionomie, l’exprimer, c’est là le problème.
Je m’arrête sur une remarque de Boulez, cette fois qui note, dans sa confrontation musicale avec Klee en terminant, que tout pourrait se résumer dans ce petit tableau qui est L’éclair physionomique ou « éclair traversant un visage » une aquarelle « transfigurante » au sens propre ; et qu’il apprécie comme le symbole de la pensée et de l’imagination de Klee.
J’aimerais en faire le même usage, comme trait final momentané.
(à suivre, sans doute)

Et j’aborde la troisième partie, de cet entretien, puisqu’il faut bien, pour avoir une tenue, qu’il en ait trois, avant de laisser la parole ou la plume à Alexandre dont j’aimerais avoir l’avis extrêmement précieux. Puisqu’il s’agit, ici, d’une sorte de litige, de différent sur le sens de la peinture et ses limites. Moi -car je ne parle que pour moi, et encore de mon point de vue momentané, l’affirmant du côté d’un sens -entendu comme expression, non comme signification précise-et d’un illimité.
Le sens en ferait une sorte de langage, mais très libre, comme l’entend Boulez en rapport avec Klee ; ou encore Pasolini pour le cinéma dont il fait « la langue écrite de la réalité », sans qu’il soit à chercher un réalisme pictural ni à le privilégier. La réalité, c’est l’œuvre du peintre, et dans l’imaginaire. Ainsi en est-il de Klee, dont les anges sont bien réels, ou de Cézanne, avec une montagne Sainte Victoire qu’il prend pour interlocutrice, à laquelle il s’adresse en quelque sorte pour la faire entrer dans la toile.
C’est ce dialogue-là -pour une peinture qui n’a pas abandonné le figural- qui importe ; ou, pour une peinture délibérément abstraite, celui avec les productions de la nécessité intérieure de Kandinsky, mais qui, je le répète, déborde tout « plastème » identifiable.
Tout au moins tel que je le pense et l’interprète.
Pour être plus simple et plus clair : la peinture a un sens qu’elle vise ( ici, je me réfère à la « visée », meinen phénoménologique). Dans la peinture figurative, on peut dire qu’elle vise l’objet par l’intermédiaire de cette « signification ». Là où elle a abandonné la figuration, et je pense d’une façon universelle aujourd’hui -la photographie lui ayant, depuis plus de 150 ans, substitué ses propres images-, et alors qu’il n’y a plus de référence à l’objet, le sens visé n’est plus une signification, mais, je le répète, une expression. L’expressivité de Ruyer et celle des « expressionnistes » qui sont plus une tendance universelle qu’une école proprement dite, bien qu’ils se soient concrétisés en écoles, dont la Brücke est la plus célèbre, mais d’autres aussi, jusqu’à ; précisément, celle de l’abstraction.
Veuille m’excuser d’en parler, puisque tu connais tout cela infiniment mieux que moi. Là où je voulais en venir, c’est à cette idée que l’œuvre peinte se présente de plus en plus explicitement -elle l’était déjà avant, mais de manière voilée- comme une monade leibnizienne, centre d’expression de l’univers en son entier.
Cela paraîtrait un peu amphigourique et ridicule même, si je ne précisais que cette expression doit être entendue, tout simplement, comme son « mode d’écriture » ou son style, sa manière d’attaque et d’utilisation d’une réalité dont font partie aussi les instruments, les matériaux, bref, un ensemble qui est toujours en situation de débordement à l’égard de la détermination trop précise d’un « plastème » quelconque. Oui, j’y reviens sans cesse, il y a débordement, transgression des limites dans toute œuvre contemporaine, mais (déjà) moderne. Illimitation ; mais pas nécessairement non-sens.
A ce point, ce sur quoi j’appuie ma pensée est Sens et non-sens de Merleau-Ponty qui, avec L’œil et l’esprit est également une de mes références. Et, toujours à propos de Cézanne, il me semble avoir apporté des interprétations, des idées indépassables ; en ce qui concerne, essentiellement ce « visible » qu’il s’agit de créer ; idée, on le sait, présente, pour leur part, chez Van Gogh et chez Klee.
Mais, répétant toujours la même chose, je risque de fatiguer et je préfère me tourner alors vers deux idées qui sont plus spécifiquement miennes ou, si elles sont empruntées, d’une interprétation plus originale.
Originale déjà parce qu’il va s’agir de Fourier et qu’il est peu courant, pour ne pas dire plus, de le voir citer en philosophie et en esthétique.
- la première, c’est que la peinture, comme tous les arts, appartient pleinement aux « passions sensuelles » En l’occurrence « le visuisme » dont elle est le prolongement, le développement, ou mieux, selon son mot, la « composition ». L’art de la peinture est du « visuisme composé ». Le mot est intéressant et mérite d’être conservé, parce qu’il s’oppose à deux autres que l’on pourrait s’attendre à trouver aussi : celui de « sublimé », celui d’ « organisé ».
Sublimé nous fait penser à la psychanalyse, à Freud, à « l’enfance de l’art » et, plus précisément à la psychanalyse de Vinci ou de Michel Ange, si ce n’est au livre de Sarah Kofman. Mais, si sublimation signifie « désexualisation », pour Fourier, pas plus que dans la peinture ou dans les arts du visuisme, il n’y a perte d’une autre passion quelconque ( et celle-ci serait du « tact-rut ») dans l’art, idée exprimée aussi par Adorno, dans Minima moralia, je crois. L’activité créatrice fait jouer les passions, elle n’en édulcore aucune.
On en arrive à « composé », composition qui est la convocation de l’ensemble des autres passions sous l’égide d’une « composite » qui se trouve, sans doute, dans la liste des passions déjà existantes, mais non ou mal exercée en civilisation. Elle est « engrenante » et ne trouvera son plein exercice que dans l’état sociétaire. C’est donc là que l’art, que tous les arts trouveront leur essor, sans aucun effet castrateur.
Je ne développe pas cela ; j’en ai parlé dans un petit article faisant partie d’un des Mélanges offerts à Ronald Creagh ; il y est fait, en particulier, mention d’un tableau explicitement consacré à cet aspect fouriériste de la peinture, qui se trouve au Musée du quai d’Orsay. J’y renvoie. L’autre notion à laquelle s’oppose composé est organisé. C’est à Mille plateaux de Deleuze et Guattari, cette fois, que le mot fait penser ; lorsqu’ils opposent un plan hiérarchisé d’organisation et un plan de composition non dirigé, non hiérarchisé qui est celui de l’art et auquel je me range. J’y vois justement cette beauté vague kantienne citée plus haut, de laquelle me paraissent relever les productions modernes et contemporaines, leurs variations et leurs dérives.
En bref, il y a toujours composition exigible, car le tableau doit être impérativement chose qui « tienne », mais sans réglementation fixe, ou régie dominatrice. Une distinction, une nuance que l’on jugera sans doute trop vague, arbitraire, mais qui fait partie de ces débordements si inhérents, consubstantiels à toute création.
Enfin, car il le faut bien, j’ai annoncé deux points sur lesquels j’apporte, avec Fourier, un aperçu un peu incongru. Le premier était ce « visuisme composé » de la peinture :
le second va dans le sens du dépassement des limites, du débordement que, dans le langage esthétique et muséographique contemporain je traduis par : tendance ou aspiration à l’œuvre d’art total (der Hang zum Gesamtkunstwerk titre de l’exposition organisée en 1983, à Zurich par Harald Szeemann) qui met en évidence la présence, la persistance dans l’art contemporain d’une idée esthétique du romantisme allemand, unissant les beaux-arts, poésie, peinture, architecture et sculpture, danse, musique dans un même débordement des frontières et des catégories ; puisque mouvement, espace et temps en forment le milieu ou le cadre.
Il y a clairement, chez Fourier, l’idée d’un tel art total, la preuve en étant la place de choix, à la fois hédoniste, culturelle et éducative consacrée à l’Opéra dans la nouvelle société harmonisée.
Je n’insiste pas, ce qui me ferait passer à un autre plan d’étude et « déborder » cette fois dans le mauvais sens du « hors sujet » mon propos, mon projet actuel.
Qu’il me suffise d’indiquer cette direction qui, en elle-même va dans le sens d’une idée esthétique. Qui fait partie de ces idées qui, selon l’expression si suggestive de Kant « donnent à penser ».

Comme s’il s’agissait d’élever une sorte de contre-butée à ce que nous venons de lire, j’aurais pu procéder à l’établissement d’un texte déjà rédigé et le placer en contrepoint, il résume le sens précis que j’entendais sous le nom de plastique pure, texte dont René avait pris connaissance dès le début de nos échanges en 2013 lors d’une communication sur la plastique pure, car il n’y a jamais attaché une très grande importance, la question lui semblant toujours déjà mineure à ses yeux. Dès maintenant il m’aurait fallu installer une sorte de texte contre texte avant de reprendre l’argumentaire précis de René. Sachant que certains points exposés par lui y trouveraient déjà leurs réponses.

D’abord les points d’accord, je reprends l’ordre de son exposé qui commence pas ces points d’entente.
L’extension généralisée du terme « peinture » à ce qui en serait le contraire et bien souvent le plus éloigné jusqu’aux installations et performances, comme l’extension à un tout autre, artistiquement parlant (arts de l’action, du jeu, du décor conceptuel, en fait arts et pratiques en général importés des autres arts, et c’est là le hic). Mais je le déplore surtout à propos du terme « plastique » dont l’usage sous la reprise des « arts plastiques » favorise la manœuvre et le tour de passe-passe d’une esthétisation du monde elle-même conjointe à la désesthétisation des arts plastiques (les anciens beaux-arts peinture et sculpture). Ce que ne souhaitait pas Duchamp. Il tenait à conserver une extrême rareté aux ready-mades et s’évertuera à désavouer tous les courants des années 60 qui se sont pourtant réclamés de lui, du Pop art à l’art conceptuel, ce que l’on sait moins.

Continuons. Pour éviter de parler de la peinture en général, effleurant pourtant la question du terme générique d’art, qui qualifie l’art contemporain, la peinture devenant un art particulier et non l’art de l’Art, tu proposes de se référer à l’histoire de la peinture.
Toutefois pour moi « la peinture en général » serait l’autre nom de la plastique pure, le champ spécifique d’un art depuis 30000 ans et qui se compose de plusieurs « invariants plastiques » comme le pensait André Lhote et beaucoup d’artistes modernes.
Nous sommes d’accord pour nous placer dans ce champ historique des œuvre de peintures matériellement définies et pas nécessairement d’ailleurs comme « médium ». Et constater malgré tout, malgré la situation, l’attrait universel de cet art montrant l’existence sinon la permanence de ce que tu appelles un désir d’art pour la peinture.
Mais à ma grande surprise tu opposes étrangement ce « désir de peinture » à la « volonté d’art » actuelle, le « Kunstwollen » de Aloïs Riegl qui conduirait précisément aux installations selon toi. Le Kunstwollen serait à l’origine de cette propension vers l’installation généralisée. Une interprétation rare que je ne t’avais jamais entendu formulée ainsi. D’autant qu’il est convenu souvent dans les débats académiques que Riegl appartient comme d’autres théoriciens de l’art germaniques tel Wölfflin, à la tendance formelle de l’esthétique parmi les historiens avant que Panovsky ne réoriente les études vers un primat iconologue devenue intégralement sémantique.
Et tu sais que je pousse la thèse de Riegl défendant une faculté autonome de l’art jusqu’à envisager de parler plus nettement et plus radicalement d’une véritable Plastikwollen, afin aussi de commencer à pallier à toutes mésinterprétations « plastiques » de l’art. Riegl s’appuyait en particulier sur l’apparition d’un goût prononcé pour l’ornementation, très tôt dans l’histoire de l’humanité.

Partant tu laisses ce que tu as posé avec force, cette contradiction entre désir de peinture et universel installation.
Je pourrai enfoncer le clou et reformuler la contradiction en : plastique pure et art conceptuel. Mieux : citer un mantra pour moi qui vient justement de ce Duchamp que je vénère plutôt ici et qui oppose le cubisme exclusivement pictural et toujours plastique, au surréalisme, un mouvement qui n’a pas grand-chose à voir avec la peinture. Nous y reviendrons.
Car la notion de « plastique » représente justement ce qui est en question entre nous.

L’exposition « Duchamp, la peinture même » que tu as appréciée, établit une continuité entre les œuvres peintes et le geste iconoclaste et surtout la fondation de l’art conceptuel, exposition due à Cécile Debray, grande spécialiste du groupe de Puteaux, la Section d’or, auquel elle avait consacré une exposition auparavant.

Ce qui me donne l’occasion de compléter mon corps d’argumentation, car j’ai retrouvé des éléments historiques majeurs sur les conflits initiaux entre Dada et le cubisme, cubisme dont le groupe de Puteaux organisait les expositions au salon de la Section d’or.

Pour y voir clair, il faut se souvenir et bien garder à l’esprit cette scène stupéfiante qui eut lieu en 1920 au café de la Closerie des Lilas à Paris, lieu de réunion de la Section d’or. Celle-ci porteuse du mouvement cubiste avant-guerre, comprenait en son sein les dadaïstes parisiens qu’elle exposait dans son salon. Or devant leur avant-gardisme déchaîné, « l’attitude provocatrice de Dada anti-art », on dut mettre aux voies la question de savoir si la Section d’or se prononçait pour ou contre la peinture. Les dadaïstes (Picabia, Tsara, Breton, Duchamp était absent) qui réclamaient le vote, se prononcèrent contre la peinture. Dada fut bien sûr mis en minorité. Dans un chahut indescriptible, l’assemblée générale de la Section d’or finit par exclure Dada. La deuxième tentative dans les années 60 fut couronnée de succès. On assiste depuis lors à une tentative d’affiliation picturale de l’art contemporain, multipliant les gestes de confusion intéressée. La Vérité en peinture de Derrida, devait s’appeler « Le droit à la peinture », initialement.

Ce droit à la peinture que je qualifierai de droit à la plastique pourrait participer à la culture woke si celle-ci précisément n’était devenue qu’un dadaïsme éthique en art.

Je ne peux te suivre lorsque tu dissocies Cézanne et le rapport plastique qu’il affirme. C’est son mot. C’est ce que j’appelle le plastème. Braque lui-même ne dira rien d’autres en rappelant que la seule chose qui le touche en peinture c’est le rapport. Et je suppose que tu ne feras pas tien, et tu n’es pas le seul, ce mot de Cézanne adressé à Emile Bernard : Ne tombez jamais dans la philosophie, en peinture . Idem pour la littérature. Car l’opposition se tient là justement : entre plastème et littème. Celui-ci désigne dans mon vocabulaire l’objet de la littérature, art verbal, narratif, vitaliste, etc.

Le « quatrième point de friction » comme tu l’appelles, la spécificité picturale que tu nies, et la pureté plastique se trouve là. Je me réfère d’ailleurs au discours de la modernité picturale, surtout française. Mais aussi au fondateur de l’esthétique phénoménologique, j’en ai longuement parlé au séminaire, Roman Ingarden qui insiste sur la dimension toujours abstraite de toute peinture digne de ce nom, la différence entre peinture abstraite et peinture figurative n’étant pas pertinente. La réside la « pureté » visuelle et structurelle de cet art.
Et Kant, via Derrida, nous aura aussi conduit à la question du jugement de goût que tu gardes en le privilégiant d’abord sous la seule forme du jugement réflexif, sans le recours au sensus communis et alors qu’un jugement de goût déterminant n’est pas exclu d’ailleurs chez certain néo-kantiens comme Herbart, il faudrait s’y plonger. Mais le Kant que je revendique est celui de la coupure pure de la beauté non adhérente, avec Derrida aussi bien et contrairement à la vulgate. Le sans de la coupure pure, essentiel entre le désir de peinture et l’universelle installation.

Tu nous dis que ce qui importe, c’est moins les normes que les transgressions, oui, encore faut-il connaître les règles pour les transgresser. Les « pulsions débordantes » n’intéressent même pas Freud en art qui a dit cette chose qui vaut des rayonnages de philosophies contemporaines, ou plutôt les rend obsolète depuis toujours : « Ils (les artistes), ne s’intéressent pas à la signification, ils ne s’intéressent qu’à l’accord des contours, au couleur, ce sont des tenants du principe de plaisir ». Justement cité pour la première fois par Hubert Damisch. J’ai soumis l’énoncé à Lyotard lors de l’entretien pour la revue Philosophie, philosophie, sans succès. Il y a vu toujours la même position sublimante.
Le figural de Lyotard relève précisément d’une dimension sans objet, le scanning de ce niveau des processus primaires surgissant au niveau du processus secondaire des représentations, ne dit rien de la pulsion investissant la visualité pure, bien au contraire. Il est de part en part sémantique. Le chaos n’est pas fondateur, il est un stade, une menace salutaire dans le processus pictural. Artaud aura aussi joué sur les deux tableaux : désir de peinture et universelle installation. Rien que peintre Van Gogh, rien que peintre dans les limites de la peinture,, se plaît-il à rappeler, mais aussi :

le merveilleux est que ce peintre qui n’est rien que peintre est aussi de tous les peintres-nés celui qui fait le plus oublier que nous ayons à faire à de la peinture, à de la peinture pour représenter le motif qu’il a distingué,et qui fait venir devant nous, en avant de la toile fixe, l’énigme pure, la pure énigme de la fleur torturée, du paysage sabré, labouré et pressé de tous les côtés par son pinceau en ébriété.
Et je vous fais grâce du « Thibet ».
Peintre, rien que peintre, Van Gogh, il a pris les moyens de la pure peinture et il ne les a pas dépassés.
Je veux dire qu’il n’est pas allé pour peindre au-delà de se servir des moyens que la peinture lui offrait. [Voilà la pure peinture, ce sont bien les seuls moyens matériels, les matériaux et le pouvoir expressif qu’il recèle pour créer du sens que le poète s’empresse de décrire !]
Un ciel orageux, une plaine blanche de craie, des toiles, des pinceaux, ses cheveux rouges, des tubes, sa main jaune, son chevalet, mais tous les lamas rassemblés du Thibet peuvent secouer sous leurs jupes l’apocalypse qu’ils auront préparée [...]

Van Gogh nous fait aussi l’économie de tout le théâtre élisabéthain, de tout le romantisme fantastique et noir, ajoute-t-il encore. Avec notre cher Artaud, Van Gogh devient le suicidé des lettres.

Tu nous as fait découvrir un auteur rare Raymond Ruyer auquel tu te réfères fortement, car en effet la position esthétique et philosophique que tu soutiens est non seulement vitaliste mais je dirai d’ordre « expressiviste ». Expressivisme qui se révèle souvent une source de recouvrement sémantique de la forme. A quoi j’ai opposé l’ expression selon Matisse. Dans un article publié en Allemagne, il définit très précisément l’espace où la notion d’expression trouve son sens.
« L’expression, pour moi, ne réside pas dans les passions qui brillent sur un visage humain ou qui se manifestent par un mouvement violent. L’arrangement entier de mon tableau est expressif ; la place occupée par les personnages, les espaces vides autour d’eux, les proportions, tout a sa part ». (Notes d’un peintre)
C’est donc en réalité l’agencement de ses découpes de plans, de ses surfaces, et des figures imbriquées en arabesque qui font l’objet d’une expression, qui sont l’expression.
« Ce que je poursuis par-dessus tout, c’est l’expression. Quelquefois, on m’a concédé une certaine science, tout en déclarant que mon ambition était bornée et n’allait pas au-delà de la satisfaction d’ordre purement visuel que peut procurer la vue d’un tableau. Mais la pensée d’un peintre ne doit pas être considérée en dehors de ses moyens, car elle ne vaut qu’autant qu’elle est servie par des moyens qui doivent être d’autant plus complets (et, par complets, je n’entends pas compliqués) que sa pensée est plus profonde. Je ne puis pas distinguer entre le sentiment que j’ai de la vie et la façon dont je le traduis ».

On reprend : « L’expression, pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui s’affirmera par un mouvement violent. Elle est dans toute la disposition de mon tableau : la place qu’occupent les corps, les vides qui sont autour d’eux, les proportions, tout cela y a sa part. La composition est l’art d’arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments dans un tableau, chaque partie sera visible et viendra jouer le rôle qui lui revient, principal ou secondaire. Tout ce qui n’a pas d’utilité dans le tableau est, par là même, nuisible. Une œuvre comporte une harmonie d’ensemble . tout détail superflu prendrait dans l’esprit du spectateur, la place d’un autre détail essentiel ».

Ainsi au même moment, avec l’exposition des peintres d’avant-garde français en Allemagne, Matisse signait son manifeste de pure peinture, et ce, avant même la naissance de l’expressionnisme allemand qui se révèle en ce sens, sur le plan strictement pictural, une simple variation du fauvisme en plus dramatisé, et un fauvisme très empreint de romantisme et de sémantisme.

La peinture est un fait visuel qui s’exprime comme tel. Malraux repris le mot de Braque : « le fait pictural ». Lyotard s’en servit, mais...

Kandinsky, Klee me paraissent loin de la netteté théorique éminemment picturale issue de ce rationalisme moderne des peintres français que je n’ai cessé de défendre au séminaire. L’élémentarisme règne chez eux au contraire, ainsi que le symbolisme. Sur les trois nécessités intérieures de Kandinsky, une seule concerne la nécessité du tableau. Il a le mérite de distinguer les plans de ces trois nécessités, pictural, psychologique et sociologique. Mais les éléments picturaux sont associés à des figures géométriques sur un mode symbolique et non plastique. Carré-rouge-terre, rond-jaune-soleil, etc. Klee développe une étrange narratologie des éléments, par exemple la ligne ondulante est un chemin, une colline empruntée par un petit train. L’équilibre d’une composition doit être ressentie en se tenant sur un pied. Organicisme : une planche anatomique du bras pour illustrer le poids et la force des éléments qui parcourent et composent un tableau. Ou encore le poids des valeurs d’ombre présenté à travers un échiquier et l’inévitable flèche censée exprimer l’orientation du mouvement que l’on retrouve souvent dans nombre de ses tableaux.

L’expressivisme d’origine leibnizienne et deleuzienne chez toi ne rencontre jamais en effet un quelconque plastème. Car il y va d’un art d’attitude avec Szeemann et Fourier.
Un Szeemann que tu es allé rencontrer personnellement. Szeemann en inaugurant sa célèbre exposition « Quand les attitudes deviennent forme », ne disait-il pas : « Nous nous situons contre Picasso et avec Duchamp ». Duchamp aurait apprécié. Lui qui voulut trop tard se démarquer de ses avant-gardes néodadaïstes, que n’a-t-on fait en son nom.
Toi qui veut réconcilier tout le monde sur le modèle de l’harmonie fouriériste des passions, tu nieras les oppositions fondamentales entre les formes d’art, les mouvements et les écoles. Oppositions essentielles à l’histoire de l’art.
Au reste le visuisme de Fourier me paraît correspondre davantage à la logique du champ plastique.

Tout cela donnerait lieu au fameux « Gesamtkunstwerk ».
Je distinguerai pour ma part trois notions d’œuvre d’art totale : 1. Celle des Beaux-arts où sont réunies peinture, sculpture et architecture. Comme la cathédrale gothique ou le groupe de Stijl, ou encore à a chapelle Médicis de Michel Ange qui avait prévu des fresques. Ou même avec la seule peinture : les Nymphéas de l’Orangerie. 2. L’art total du monde du spectacle, puisqu’aussi bien l’expression allemande de Gesamtkunstwerk et sa théorisation la plus connue nous vient de Wagner. La peinture et les arts plastiques n’y jouent qu’un rôle d’accompagnement. Bien sûr il y a les Ballets russe avec le décor de Picasso. Mais est-ce si important picturalement ? Tout repose sur la danse. Encore une fois costume et décor accompagnent et sont au service de l’intérêt musical, théâtral ou chorégraphique. Rien de grave. Les arts ne défendent pas le même intérêt. Le cinéma qui veut rassembler ne saurait non plus réunir les arts visuels sinon à son seul bénéfice, sinon en prétendant être la peinture du XXème siècle à lui seul, ce que l’on voit avec la vidéo justement. Enfin 3. L’art de l’installation. Nous y voilà. Sans limite sinon le lieu des institutions qu’il occupe avant tout. Occupant aussi les monuments historiques. Sans limite sinon le lieu des grandes surfaces, un de ses modèles.
[La notion d’art total de l’art contemporain a pu être incriminée et accusée d‘être un totalitarisme. Je n’irais pas jusque-là mais je parle de « totalittéraire » pour ma part, je l’ai dit souvent au séminaire.]
Harald Szeemann a bien entrepris une restauration de dada en réactivant son essence littéraire, la première exposition qu’il a organisé concernait les poètes-peintres et les peintres-poètes. Après l’exposition sur les attitudes comme forme, il conçut en collaboration avec Jean Clair une exposition sur les Machines célibataires entendues précisément comme des machineries littéraires.
Duchamp n’avait-il pas dit que Dada, auquel il garde une certaine tendresse, se définit comme une sorte de nihilisme, et d’essence littéraire. Il rejette d’autant plus le néodadaïsme qui utilise à peu de frais ce que Dada a fait selon lui.
« Ce néo-dada qui se nomme maintenant nouveau réalisme, pop art, assemblage etc. est une distraction à bon marché qui vit de ce que dada a fait. Lorsque j’ai découvert les ready-made, j’espérais décourager le carnaval d’esthétisme. Mais les néo-dadaïstes utilisent les ready-made pour leur découvrir une valeur esthétique. Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l’urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté esthétique. »

7 Thèses de Duchamp sur l’art contemporain

1 - Il savait que "le cubisme [était] un mouvement de peinture ... exclusivement. C’était plastique en tout cas. Toujours". "Tandis que le surréalisme est un mouvement qui englobe toute sorte d’activités n’ayant pas grand-chose à voir avec la peinture, ou les arts plastiques".
2 - « Ce néo-dada qui se nomme maintenant nouveau réalisme, pop art, assemblage etc. est une distraction à bon marché qui vit de ce que dada a fait. Lorsque j’ai découvert les ready-made, j’espérais décourager le carnaval d’esthétisme. Mais les néo-dadaïstes utilisent les ready-made pour leur découvrir une valeur esthétique. Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l’urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté esthétique. »
3 - « Vous prenez une boîte de soupe Campbell’s et vous la répétez cinquante fois, c’est que l’image rétinienne ne vous intéresse pas. Ce qui vous intéresse, c’est le concept qui veut mettre cinquante boîtes de soupe Campbell’s sur une toile. »
4 - « Le Verre en fin de compte n’est pas fait pour être regardé (avec des yeux "esthétiques") ; il devait être accompagné d’un texte de "littérature" aussi amorphe que possible qui ne prit jamais forme ; et les deux éléments, verre pour les yeux et texte pour l’oreille et l’entendement, devaient se compléter, et surtout s’empêcher l’un l’autre de prendre une forme esthético-plastique ou littéraire. » (lettre à Jean Suquet)
5- « Les happenings ont introduit en art un élément que personne n’y avait mis : c’est l’ennui. Faire une chose pour que les gens s’ennuient en la regardant, je n’y avais jamais pensé ! »
6 - Duchamp trouva « emmerdatoire » une manifestation de BMPT (nom du groupe formé par Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni)
7 – Dada : un nihilisme plutôt littéraire et anti-pictural : « Dada fut la pointe extrême de la protestation contre l’aspect physique de la peinture. C’était une attitude métaphysique. Il était intimement et consciemment mêlé à la « littérature ». C’était une espèce de nihilisme pour lequel j’éprouve encore une grande sympathie. C’était un moyen de sortir d’un état d’esprit – d’éviter d’être influencé par son milieu immédiat, ou par le passé : de s’éloigner des clichés – de s’affranchir. La force de vacuité de Dada fut très salutaire »
Duchamp explique comment l’affect poétique ou ce que nous dénommerons ainsi esthétise tout ce qu’on veut : on s’habitue à n’importe quel objet, il suffit de vivre à côté de quelque chose vous lui trouverez des qualités esthétiques. On finit par aimer n’importe quoi, selon lui. (Entretien Philippe Collin). Ici esthétique et poétique convergent = le collectionneur surréaliste selon Benjamin « le kitsch onirique ». Ou habitus et imagination liés. On s’habitue à tout.
La combinatoire des Nouveaux réalistes et du pop consiste à associer dans un recyclage du réel les formes toutes faites et à les « poétiser ».
« Il y a le danger d’en faire trop, parce que n’importe quoi, vous savez, aussi laid que ce soit, aussi indifférent que ce soit, deviendra beau et joli après quarante ans, vous pouvez être tranquille…Alors, c’est très inquiétant pour l’idée même du ready-made. »
Philippe Collin :
« Est-ce que vous n’êtes pas arrivé, depuis l’époque où vous avez fait vos premiers ready-made, à cet attachement esthétique que vous craignez, ou est-ce qu’ils sont restés parfaitement indifférents pour vous ? »
Marcel Duchamp :
« Pour moi, oui ! A moi, oui ! Mais enfin, je comprends très bien que les gens cherchent souvent un côté agréable, et ils le trouvent par habitude. Si vous regardez une chose vingt fois, cent fois, vous commencez à vous habituer, à l’aimer ou à la détester, même. Ça ne reste jamais tout à fait indifférent. Donc c’est un problème difficile. Surtout, pour moi, ils ne m’intéressent pas du tout à regarder, comprenez-vous. »
Philippe Collin :
« Mais comment doit être regardé un ready-made ? »
Marcel Duchamp :
« Il ne doit pas être regardé, au fond. Il est là, simplement. On prend notion par les yeux qu’il existe. Mais on ne le contemple pas comme on contemple un tableau. L’idée de contemplation disparaît complètement. Simplement prendre note que c’est un porte-bouteilles, ou que c’était un porte-bouteilles qui a changé de destination. »
Nous pouvons donc distinguer deux, voire trois « kantismes » anti-plastiques
1. Thierry De Duve : (Duchamp avec Kant) la maxime : « Fais n’importe quoi », nominalisme assumé.
2. Clément Greenberg : ou la critique rétinienne auto-réflexive de la peinture réduite à son médium et au pauvre vieil aplat. Même si Greenberg s’est un peu amendé à la fin de sa vie.
3. Le risque d’un jugement de goût kantien arbitraire en philosophie, par association libre qui ne s’arrime pas à la beauté libre : « Pense n’importe quoi ».
A quoi nous opposons notre kantisme de plastique pure. Où le jugement de goût devient un jugement de connaissance, celui du plastème à ressentir en commun.
Alors que la peinture n’est ni « medium » ni « tableau ». Elle est un immense champ d’expérimentation visuel, sans doute le plus vaste.
L’art contemporain a toujours existé. Si l’on considère la phénoménologie de Roman Ingarden (et son epochè picturale) comme la plus appropriée et si l’on pense que Nicolas de Stael se reconnaissait en Descartes… : l’art contemporain est le mauvais génie de la peinture, du cogito pictural. L’art contemporain est donc un art autre dont les modes d’appréciation non plastiques se sont objectivées. Il faut le désaffilier de la peinture et de la sculpture. Il est l’esthétisation de tout ce qui reste extérieur à la peinture, et de tout ce qui n’intéresse pas le peintre (le non plastique bien délimité par Duchamp que nous avons vu plus haut par opposition à « l’esthético-plastique » que Duchamp voulait abolir).
Et cette critique spectacliste, critique interne au Spectacle selon Guy Debord, est bien le principal ressort de l’art contemporain. Et cela fait image selon lui : « Le spectacle est le capital a un tel degré de concentration qu’il devient image ». Ou dispositif poétique en lieu et place de la peinture. Littérature visuelle, poésie objectivée et complice. Performatif d’objet. Capitalisme littéraire enfin.
Voilà pourquoi je me désigne comme le plus antiduchampien sur le plan artistique et le plus duchampien sur le plan théorique.
Si nous revenons à la phénoménologie picturale, je le répète, ce sera celle de Roman Ingarden et non celle de Merleau Ponty qui privilégie les racines de l’Etre, hors sol à mes yeux et que tu juges indépassable. Il parle de Cézanne mais en tombant dans la philosophie, y construisant son chiasme notamment, et sa notion de corps, ignorant le corps de la peinture, sa substance rétinienne, optique. Ingarden parle peinture. Y donnant ainsi droit à une véritable épochè picturale. J’ai lu et commenté cela au séminaire :
« On peut en effet dire que tout tableau figuratif qu’il contient un certain tableau « abstrait » qui embrasse tout ce qui dans ce tableau ressortit à la visibilité pure ; un tableau abstrait » au sens où, pour être purement saisi, il demande au spectateur qu’il fasse « abstraction » des thèmes historiques et littéraires, comme des objets figurés, de leur condition physique, et, le cas échéant, de leur condition psychique. Lorsque l’ « abstraction » en ce sens-là, tout ce qui n’est pas purement d’ordre « picturale », dans le tableau est mis entre parenthèses. Ce qui reste du tableau concret après une telle abstraction, c’est simplement un état de moments purement qualitatifs et visuels, état qui constitue le fondement de certaines qualités picturales dotées de valeur esthétique, et celui de la valeur esthétique fondée sur ces qualités.
Les peintres qui ont créé la peinture « abstraite » sont d’avis que les vrais peintres veulent toujours peindre des tableaux « abstraits » en ce sens-là […] ». [2]

Au demeurant ma conception de la plastique pure ne s’appuie pas sur une philosophie particulière même si je recours volontiers au corpus derridien dans la mesure où il me paraît d’abord le plus sophistiqué et le plus puissant en philosophie contemporaine. Par exemple pour traiter de la question du « trait » qui l’a passionnée et auquel tu as recours dans une caractéristique des passions composées, mais justement afin de revoir cet effet du « tr » (tracer, traiter, tracter , et tout le « tirer ») dans La Vérité en peinture si le dessin est la peinture avec des moyens limités comme le pense Matisse. Et donc si le dessin sépare la littérature et la peinture, au sein même du graphein grecque (écrire et dessiner). Pratiquer une distinction des champs plastiques et littéraires comme Cézanne qui incriminait la « peinture littéraire ».

Le texte en contrepoint maintenant que nous avions annoncé au tout début de ma réponse. Très bref, exposé sous formes de « sentences ».

10 thèses sur la plastique pure

1. La plastique pure est un art essentiellement pictural et sculptural qui vise à la création de formes par la combinaison des rapports plastiques entre les valeurs d’ombre et de lumière, la construction des plans, du volume et de l’espace, les accords de tons colorés, la profondeur ou l’extension de l’espace, la richesse ou la consistance de la matière.

2. La plastique pure est donc un art de rapports entre les éléments qui composent le champ visuel. Mais il n’est pas l’apanage d’un art abstrait. Toute peinture où prime la question des rapports de construction visuelle est abstrait. En ce sens, la peinture dite figurative n’est pas la moins abstraite.

3. Dans l’expression « la plastique pure », le mot « plastique » n’insiste pas tant sur le « plassein » de son étymologie grecque, c’est-à-dire le « modelage » et son pouvoir de transformation, que sur la combinaison sensible visuelle : la matière « formelle » elle-même, en vue de l’établissement de rapports justes. La « plastique » est dite « pure » pour cette raison.

4. L’art de plastique pure a toujours existé. Simplement il a dû composer avec les forces sociales, matérielles et idéologiques de chaque époque historique. Son occultation est inscrite autant à l’intérieur du processus de la sémiose que dans le « sens » en général.

5. L’art de plastique pure est un universel qui conserve la vérité de son existence à l’égard des autres arts qui tendent à le recouvrir comme la littérature. Le recouvrement et la négation anti-plastique remontent très loin dans l’histoire (cf. thèse 4).

6. La littérature combinée au capitalisme a pu produire le dadaocapitalisme, et mis en péril pour la première fois la peinture et la sculpture.

7. L’art de plastique pure est fondamentalement athée. Il possède une réserve de rationalité et d’universalité qui manque encore à la croisée de l’anthropologie religieuse, de la psychanalyse et de la philosophie. Il n’y a pas d’art religieux pour la raison évoquée à la thèse 3. Et aussi parce que le désir et le plaisir du rapport plastique visuel conserve son autonomie et sa spécificité par-delà les croyances et les valeurs sociales.

8. L’art de plastique pure a vu passer différentes classes sociales hégémoniques, les aristocrates et les prêtres, jusqu’à la bourgeoisie d’affaire contemporaine.

9. La peinture et la sculpture créent des registres formels ou des configurations plastiques qui rayonnent jusqu’à faire époque ou séquence. Par exemple il existe un art gestualo-atmosphérique, un art de la touche et de l’espace atmosphérique, depuis les peintres vénitiens jusqu’à Giacometti en passant par les impressionnistes.

10. Le registre plastique souvent créé par un artiste singulier se remarque notamment par l’influence qu’il a exercée sur ses contemporains et sur les générations futures. Ce registre produit aussi une nouvelle forme visuelle à l’origine de son pouvoir expressif. Cette forme novatrice reste dans la logique visuelle des rapports entre les éléments plastiques.

10bis. L’art contemporain organise aussi l’oubli de la création de formes.
Les derniers registres formels sont ceux de Giacometti et de Bacon. La création de formes par la plastique pure a prévalu de la grotte Chauvet jusqu’aux portraits de Giacometti et de Bacon.

Quelques thèses essentielles sur la plastique pure

1. La plastique pure est donc à la fois un objet (le plastème ou rapport plastique), un champ perceptif autonome (celui des rapports plastiques), et une faculté perceptive spécifique.

2. La discipline théorique qui se rapporte à la plastique pure peut être désignée sous le nom de plastématique.

3. Le désir de plastique pure est centré sur les rapports visuels dénommés plastèmes. Les plastèmes procurent un plaisir propre, spécifique à un art singulier (Aristote, Poétique).

4. La théorie de la plastique pure pose ainsi en principe la nette distinction entre une peinture d’image et une peinture de forme. Elle marque la différence entre Picasso et Dali, Matisse et Magritte, Giacometti et Warhol, Cézanne et Chirico.

5. La peinture, sa substance et son champ d’exercice, s’organise en cinq fonctions de plastique pure.
Fonction formelle autour de la forme centrée, l’ampleur et la solidité constructive quelle que soit la forme, ondulée ou compacte ; et 1a fonction formelle de composition agençant l’équilibre des masses et des plans.

Fonction lumineuse centrée sur la souplesse des passages d’ombre et de lumière quels que soient les contrastes.

Fonction colorée recherchant l’accord des tons, l’intensité ou la profondeur du ton.

Fonction spatiale creusant la profondeur de l’espace ou la force latérale des aplats et de la surface.

Fonction matérielle exprimant la richesse et la consistance de la matière quels que soient la liquidité ou l’empâtement.

6. Tout ce qui n’est pas plastique pure, comme le dadaïsme et l’art contemporain d’installation, est une dérive du mode d’appréciation poético-littéraire en art auquel il faut donner le nom de totalittéraire, la clôture littéraire.

7. Dans l’art contemporain tous les arts ont empiété sur la peinture, jusqu’à sa disparition ou en laissant quelques peintres alibis sans propos plastique.

8. La plastique détermine un comportement éthique, et un mode d’appréciation spécifique différent des autres arts qui ont le leur. Le comportement éthique qui en découle, sorte d’habitus, rejette le genre dominant du mélange des arts (dadaocapitalisme et totalittéraire), l’anti-art contemporain sans anti-art contemporain, l’art conceptuel parodiant l’entreprise, et la critique anti-artistique des institutions, etc.

9. L’art de plastique pure, à la fois éthos et perception spécifique, s’efforce de mettre entre parenthèse le capitalisme littéraire dominant du pouvoir en art et réprouve aussi l’art des bonnes causes qui en constitue le motif politique et éthique. L’art des bonnes causes sans plastique existe au moins depuis les Incohérents, groupe d’écrivains faussement dessinateurs qui s’est constitué pour venir en aide aux victimes d’une explosion de gaz à Paris, par la vente de leurs dessins dont ils reconnaissaient volontiers la médiocrité.

Ce que la plastique pure n’est pas :

La plastique pure n’est pas la « plasticité » au sens d’une métamorphose des formes et des forces.
Elle est l’exact contraire de tout ce qui s’enseigne sous le nom d’ « arts plastiques » aujourd’hui : dadaïsme, art conceptuel, performance, installations, etc.
La plastique pure n’est pas la bonne forme de la Gestalttheorie, ou psychologie de la forme. La forme prégnante chez un Rudolf Arnheim qui applique la Gestalttheorie à l’art, est toujours associée à l’expression sémantique d’une forme : un homme courbé et un saule pleureur sont donnés par lui en exemple.
La plastique pure n’est pas la plastique pure anti-figurative de Mondrian, même si elle y participe.
La plastique pure n’est pas vraiment la visualité pure de Riegl lorsqu’elle débouche sur des valeurs haptiques et tactiles privilégiées : l’haptique annonçant une première dérive vers l’aplat comme critère exclusif que l’on retrouvera chez Greenberg.
La plastique pure n’est pas la forme issue du mouvement des yeux et des déplacements du spectateur, selon Hildebrandt.
La plastique pure ne serait qu’une des trois nécessités intérieures que Kandinsky recouvre néanmoins toujours par ses connotations très synesthésiques et symboliques.
Elle n’est pas non plus la narratologie que Paul Klee développe pour expliquer les éléments plastiques, ou encore le processus de formation qu’il met à la place de la forme. (La poïétique n’explique pas la plastique).

Elle n’est ni un schéma de composition par module ni un calcul ésotérique par le nombre d’or.
La plastique diffère avant tout du mode d’appréciation littéraire de l’art, aujourd’hui envahissant dans les arts plastiques, en grande partie à l’origine de l’art contemporain, et que nous appelons ici le totalittéraire.

La plastique pure recouvre en grande partie les invariants plastiques exposés par André Lhote, nonobstant son privilège indu réservé à l’espace-plan, ce qui change beaucoup de chose il nous fallait remodeler la théorie des éléments, sous un principe de fonctionnalité.

Vocabulaire :

Le plastème : nom servant à désigner un rapport plastique soumis aux fonctions de plastique pure
Plasticide : toute idée, pensée, texte et œuvre produisant des effets destructeurs sur la plastique.
Plastophanie : révélation de la plastique pure dans le concept. Propos écrit d’un peintre ; ou premier contenu d’une œuvre plastique.

En résumé :
Les peintres expérimentent dans le rétinien, sans adopter l’auto-réflexivité kantienne. Car expérimenter le champ de la plastique, ce n’est donc pas se poser la question des conditions de possibilité de la peinture, ni non plus je crois, expérimenter le domaine de la poésie des objets tout fait, combinés ou non.
J’ai mis en perspective les thèses de Duchamp : départ entre la plastique et la littérature (cubisme/surréalisme) ; le pop et Buren sont qualifiés de conceptuels par lui. Les ready made ne se regardent pas : ils rompent, comme le grand Verre, avec "l’esthético-plastique" selon son expression. Dada était nihiliste, anti-pictural et littéraire (dixit Duchamp). Donc ce n’est pas l’épuisement supposé du rétinien qui a débouché sur le minimal, le pop et l’art conceptuel. Le contemporain est le "malin génie" de la peinture au sens cartésien et au sens de la phénoménologie picturale de Roman Ingarden. Il a toujours existé, il s’est objectivé en un art distinct. Avec bien souvent, hélas, l’oubli de la création de formes au sens rétinien (30000 d’art). Voilà, pour résumer à la hache ma conception.
En posant cette quelle différence, l’art conceptuel revendiqué par les artistes est le point de départ de l’art contemporain. Kosuth disait que Magritte n’était pas un peintre mais un grand artiste. J’ai vu le fameux carré blanc sur fond blanc à la Fondation Vuitton : carré gris-rose sur fond gris-bleu ! Agréable et assez beau, et non sans une certaine force.

Je me permettrai pour finir une remarque au sujet de l’installation universelle que nous déplorons tous deux, si nous nous reportons à l’installation grecque sur laquelle insiste Vinciane Pirenne-Delforge de façon à renouveler notre idée de « statue de culte ». Ce sera une manière d’évoquer l’autre plastique pure première, la sculpture.
Fonder un culte se dit « hidruein, « installer, fonder, établir ». La procédure vaut tant pour les temples et les autels que pour les statues. Ce sont ces dernières qui nous intéressent ici ». Chacun, aussi modeste soit-il peut installer un Dieu, une expression le dit, on la trouve notamment dans les comédies d’Aristophane.
« À chaque fois, l’expression utilisée est concrète : la divinité sera « installée par des marmites » (chutrais hidruein). Les scholies aux textes explicitent ce qui devait être évident pour les spectateurs de ces comédies : on pouvait installer un dieu en faisant bouillir des céréales dans des marmites ou en choisissant une offrande plus coûteuse. D’où l’expression complémentaire : « Installer par un bœuf, par une chèvre ou par du menu bétail. »

« L’« installation par des marmites » est une pratique dont ces gloses attestent le caractère modeste et rapide, d’une part, mais aussi l’équivalence structurelle avec une immolation animale. L’opération s’inscrit ainsi dans le registre sacrificiel. Or, sacrifier à un dieu est, par excellence, la manière d’entrer en contact avec lui, tout en l’honorant comme il se doit. Dès lors, la communication est un objectif fondamental dans la procédure d’installation du dieu parmi les hommes. L’objectif du rituel est d’intégrer le dieu à la cité ou au groupe, de créer les conditions de la manifestation de sa divinité, de sa bienveillance au cœur même de l’espace de vie de ceux qui l’honorent. La statue – comme l’autel, lui aussi « installé » – devient alors le lieu privilégié de cette manifestation du divin et le sacrifice en est l’instrument. La procédure d’installation ouvre la voie de la communication en créant les conditions privilégiées de l’interaction à venir entre hommes et dieux. Le rituel active la bienveillance divine et la statue devient un « objet de culte ». Toutefois, aucun terme grec n’est habilité à saisir une fois pour toutes l’objet ainsi fondé, installé. D’où l’impossibilité de retrouver la « statue de culte » dans le lexique grec ».

« Une statue de type épiphanique et une statue installée sont toutes deux des lieux privilégiés de la manifestation du divin pour la communauté qui est dépositaire des traditions liées à la première et pour celle qui est à l’initiative du processus de fondation de la seconde. Une des anecdotes sur le Zeus de Phidias, évoquée en ouverture, est significative à cet égard. En effet, le colosse chryséléphantin n’est pas, en soi, une statue « épiphanique ». C’est une œuvre d’art de la période classique, c’est-à-dire une œuvre « moderne », même pour Pausanias qui l’admire près de sept siècles après sa mise en place. Mais l’éclair qui s’abat au pied de la statue en réponse à la recherche d’approbation de Phidias est de l’ordre de l’épiphanie divine. Et – qui sait ? – peut-être l’hydrie qui marquait le sol où le dieu s’était prétendument manifesté avait-elle fait partie du rituel « d’installation » de la statue dans son sanctuaire, à Olympie, à la fin du Ve siècle avant notre ère. Rituel d’installation et tradition épiphanique en seraient venus à se mêler ensuite, jusqu’à ce qu’un visiteur curieux en recueille le témoignage sous les Antonins ». [3]

Pour l’harmonie universelle, on ne confondra pas les objets du don et du sacrifice, chaudron, animal, et la statue.
Voilà cher René, comme une nouvelle fin de séminaire, une fin de séance, avec ici nos controverses que tu as toujours su rendre aimables et courtoises et que j’ai toujours trouvé fécondes. Séminaire infini.

Je me permettrais de conclure par une nouvelle citation, celle d’un auteur qui a été ton maître, Ignace Meyerson, dont les propos sur l’art abondent dans mon sens, tu le savais, et c’est toi-même qui nous en a offert le cadeau au séminaire, geste hautement représentatif de ta manière de faire avec les autres.

« XIII. On ne parlera pas de la peinture informelle. Dès lors qu’une surface peinte n’a ni formes, ni ordre interne, ni organisation, ni hiérarchie, ce n’est pas un tableau. [ je nuancerais bien sûr, car l’informel, Wolls, Pollock par exemple organisent, maîtrisent après coup tous les accidents en surveillant du regard, leur jugement plastique déclenche les reprises et interventions sur les coulures et dégoulinures et en font des tableaux composés et rythmés] — De même, incorporer à une surface peinte un balai, un moulin à café ou une trompette d’enfant n’est pas y faire entrer des formes. Si un objet photographiquement imité ne peut pas être un objet plastique, un objet matériel le peut moins encore. Bien sûr, les Cubistes chacun le sait, ont incorporé dans leurs peintures, à leurs collages des fragments de journaux, des cartes à jouer, des cartes de visite, etc. ; mais ïl s’est agi dans tous ces cas de fragments destinés à ajouter des effets de valeur ou de matière, fragments au reste strictement subordonnés à l’architecture de la composition. Et puis, la peinture est un art de la surface, et tout l’effort des peintres depuis toujours a été de vaincre les difficultés que donnait cette limitation à deux dimensions ». [4]
Et encore : « On a écrit à propos du Compotier de Cézanne que chacune de ses pommes était à sa place et que cette place lui appartenait depuis le commencement des choses. On pourrait le dire à propos de chaque forme, de chaque tache colorée, de chaque ligne d’un bon tableau. Un bon tableau est un monde clos, régi par des lois internes, lois plastiques. Il y a certes de la géométrie et de l’optique derrière cette plastique, mais on peut faire beaucoup de choses dans les marges de cette géométrie et de cette optique. Et, fort heureusement, un tableau ne se déduit pas. Sa nécessité est d’autre sorte. » [5]
Il parle peinture, et même plastique, sans aucune gêne.

[Illustrations : peintures de Thierry Briault]

Notes

[1"Je reviens à ce propos sur l’exclusive, la proscription que j’avais semblé prononcer et défendre en ce qui concerne le mot "plastique" relativement à la peinture. Par étourderie et/ou ignorance, m’étant mal informé sur ce qu’en avaient écrit Delaunay et tant d’autres, et même, avant lui, Delacroix, voire Baudelaire qui avait pourtant été le premier à jeter l’anathème sur le mot ("La plastique, cet affreux mot me donne la chair de poule", voir " l’école païenne" dans Curiosités esthétiques).
Mal informé et étourdi, car je n’avais pas pris garde au sens originel et prédominant : c’est qu’il y a plastique, c’est-à-dire création de formes par le matériau de la peinture même, la couleur, ou la lumière. C’est d’elle (d’elles) que procèdent les formes et qu’ainsi les arts visuels dans leur ensemble peuvent légitimement être nommés " arts plastiques". Quelles que soient les réticences que l’on peut soulever à l’égard du mot, de sa résonance, du vague de ses connotations".

[2Roman Ingarden, Sur la peinture abstraite, Hermann, 2013, pp. 80-81.

[3Vinciane Pirenne-Delforge, « Des dieux parmi les hommes : l’installation des « statues de culte » en Grèce ancienne » https://doi.org/10.4000/techne.3228

[4Ignace Meyerson, « Remarques sur les formes en peinture », 1964, in Forme, couleur, mouvement dans les arts plastiques, La Porte Etroite/Ecrits dur l’art, 1953-1974, p. 44.

[5Ibid., p 41-42.