Ontologie de la médiumnité. Esprits frappeurs, machines nécrophoniques et autres grognements zombies

, par Joachim Dupuis


Atelier de philosophie plébéienne /Association « Voyons où la philo mène » / Samedi 19 octobre 2019
« Spectres et médiumnité : une plèbe de la pensée »

Introduction
Mon propos sera d’examiner quelques-unes des conceptions de la « médiumnité » propre au XIXe et au XXe siècles, laquelle implique une communication avec les esprits [1]. On partira de la médiumnité classique – à travers le spiritisme – qui repose sur un médium-sujet censé jouer les intermédiaires entre le monde des vivants et le monde des morts. Cette médiumnité prend place entre deux types de discours, le discours rationaliste et le discours du croyant. On verra que ces discours, malgré leur différence, suivent la logique du bio-pouvoir, nouveau paradigme de pouvoir émergeant au XIXe siècle dans nos sociétés : la médiumnité est soit la manifestation d’une maladie mentale du médium-sujet soit un moyen pour les gens de retrouver leurs chers disparus. Cependant, la médiumnité classique, à peine instituée, subit rapidement des transformations qui l’extraient pour un temps du bio-pouvoir. D’autres formes de médiumnités émergent aussi, qui vont s’appuyer sur de média-objets : ces « médias de l’esprit », comme les appellent MacLuhan [2], vont progressivement devenir de nouveaux vecteurs du « vivantisme [3] » démocratique. Ces nouvelles formes ne se contentent pas d’objectiver les esprits en en faisant des « fantômes de vivants », pour parler comme Bergson, mais permettent aussi de repenser à nouveaux frais le rapport de l’homme à la spectralité. La médiumnité dès lors servira d’appui à un arraisonnement politique.

I – Médiumnité classique (XIXe siècle) : le cas du spiritisme

A/ Définition de la médiumnité

On définit d’ordinaire la médiumnité comme l’état dans lequel une personne se trouve être en contact avec le monde des esprits. La médiumnité suppose donc une communication avec un ou plusieurs esprits ; elle est pensée comme un milieu ou un centre. Parler de communication avec les esprits, cela signifie qu’une transmission s’effectue, qui est de l’ordre de l’information. Le médium est une personne. Le médium est pour le dire dans le langage de Claude Shannon un récepteur [4]. En tant que personne, le médium est au milieu de l’échange, elle fait le lien entre l’esprit et le public auquel elle rend compte par sa propre voix, son propre corps de la présence de l’esprit. Le médium-sujet vit autant mentalement que physiquement le phénomène : concrètement il entend et voit, laisse parler, à travers lui, les esprits, êtres conscients d’eux-mêmes, doués d’une volonté et de pensées, mais qui n’ont plus de corps. En un sens, il leur sert d’antenne [5].
Par ailleurs, la médiumnité, ainsi définie dans le cadre du spiritisme, est associée à un double discours : celui du croyant qui semble affirmer l’existence d’un au-delà, habité par des spectres, lesquels cherchent à rentrer en contact avec les vivants ; et de manière antagoniste, celui du scientifique (voire du scientiste), lequel cherche à opérer « la normalisation de l’invisible ».
Le premier discours trouve son origine en Amérique, précisément avec les sœurs Fox [6]. Le spiritisme arrive en France en avril 1853, après s’être arrêté en Angleterre vers 1850, ramené par un américain : Douglas Home. Dès lors, dans toute l’Europe, on consulte des médiums : commence alors une « vraie vie psychique ». En France, c’est un certain Rivail, dit Allan Kardec qui s’affirme comme le grand promoteur du spiritisme [7]. Les partisans de la médiumnité restent dans une certaine mesure proches de la religion. La médiumnité est pour eux une autre voie d’accès aux morts (un circuit-court) et confirme l’existence d’un autre monde (ou tout au moins une extension possible de notre monde). Les médiums ont des pouvoirs extrasensoriels, et parviennent, comme les prophètes, à percevoir des choses qui sont au-delà des phénomènes. Pour que la réception soit bonne, la médiumnité est conçue comme un cérémonial et suit un rituel précis : tout doit être en place pour que l’esprit se manifeste. Se taire, se tenir la main, autour d’une table, fermer les yeux. La médiumnité, au XIXe siècle, est cependant autant appréciée que contestée [8]. Parce qu’elle fait florès, les spirites sont très vite confrontés à la méfiance des scientifiques.
Le discours scientifique étudie le spiritisme d’une façon complètement détachée. Il s’agit de savoir s’il y a bien contact avec les esprits. L’intérêt des scientifiques porte sur les conditions de possibilité de la séance médiumnique envisagée sur le modèle de l’expérience scientifique. Pour cela, ils déterminent au fil des séances un protocole précis à suivre. Pour chaque séance, il faut vérifier chaque opération de l’expérience. L’enjeu est de valider ou d’invalider la médiumnité. Les scientifiques entendent ainsi articuler l’expérience à un savoir positif (« savoir » qu’ils ont constitué), débarrassé de toute magie, de toute ancrage en un principe divin, et centré sur la personnalité du médium et le rituel de la séance.
L’expérience est menée dans deux directions : 1°) une direction qui porte sur la dimension objective de l’expérience, et par laquelle il faut à tout prix dévoiler l’escamotage, trouver les subterfuges, s’il y en a ; 2°) une direction qui porte sur la dimension subjective du médium et des « conditionnés » (spectateurs). Il s’agit dans ce dernier cas de privilégier une explication autour des troubles cliniques du sujet. La science devient donc ce qui met à la question le médium, elle remplace le rôle dévolu à l’Église dans l’Inquisition, où il s’agissait de faire comparaître un pécheur et lui faire reconnaître son hérésie. De quoi cette méfiance est-elle le nom ? D’un nouveau paradigme du pouvoir.

B/Le grand renfermement des esprits

Au XIXe siècle, les scientifiques craignent moins l’ignorance des hommes qu’une remise en question de la raison, voire de la raison sociale. Ils ont peur de la contamination des esprits. On peut entendre cette idée de deux façons (selon le sens du génitif) : a) imaginons que la crédulité l’emporte, alors la science aura moins de force à s’imposer et il y aura moins de prise sur l’individu, c’est-à-dire un moyen de le contrôler ; b) imaginons que le phénomène des « voix » existe bel et bien, que les esprits sont là, alors, le danger viendrait des morts, car qui sait de quoi les esprits sont capables ? Il faut donc dans les deux cas « mettre en quarantaine » les esprits, les placer dans un « arceau de raison ». A vrai dire, les scientifiques ne se contentent pas de contrôler les expériences médiumniques, ils instaurent pour toute forme de dérive irrationnelle (qu’ils ne comprennent pas) une sorte de grand discours, celui de la clinique : c’est la psychiatrie qui, par l’intermédiaire des médecins, décide quand et qui peut être enfermé et mis à l’écart de la société, qui donc apparaît comme ingouvernable. L’examen clinique des expériences voire des médiums est une façon de contrôler la société sur un plan psychique. La clinique va être le terrain privilégié de cette mise en quarantaine de « l’esprit » quand il s’avère que le patient est un illuminé. Les actes psychiques comptent désormais comme une menace possible pour la société : ne pas savoir ce qui va dans la tête d’un homme, c’est rendre impossible son identification aux types de comportements contrôlables par le pouvoir. Les esprits constituent un enjeu biopolitique décisif. Ce travail de la science traduit une espèce de grand renfermement des esprits, une raison sociale, qui accompagne la naissance de la clinique (débutée à la fin du XVIIIe siècle) [9] et qui est le pendant du « grand renfermement » (des corps), lancé au XVIIe siècle. Ce renfermement des esprits – le médium-sujet doit pouvoir être identifié à une maladie – s’inscrit dans un changement de paradigme du pouvoir : on passe d’une souveraineté axée sur le droit à un biopouvoir articulé à des discours médicaux (même si une articulation est toujours possible, notamment dans le cas du nazisme, cf. La volonté de savoir).
La vie importe désormais plus que la mort. « La santé remplace le salut » rappelle Foucault. L’homme ne doit plus travailler à son salut, mais à sa santé mentale et physique. La puissance du bio-pouvoir est dans sa capacité à contrôler au mieux l’individu, non dans sa capacité à le punir (souveraineté monarchique). La mort devient tabou et doit être aussi soumise au régime du biopouvoir, notamment sur le plan sanitaire. S’il faut avant tout allonger et préserver la vie des vivants, on déplace les cimetières à l’extérieur des villes, on favorise la crémation [10] ou les procédés de l’embaumement [11].Tout est fait pour rendre invisible la mort et affirmer la vie, conséquemment.
Pourtant à y bien regarder, la médiumnité spirite, même du côté des croyants, suit le nouveau paradigme du bio-pouvoir, même si elle maintient le partage entre les mondes. En prolongeant le souvenir du mort, les séances « rassurent » les vivants, les apaisent, et leur donnent l’illusion que le monde des morts est proche de celui des vivants, ce qui contrevient à la pensée religieuse.
La médiumnité fait donc l’objet de toutes les attentions, car c’est justement une pensée de la plèbe, qui ne rentre pas dans les usages de la société et dont le présupposé ontologique (que les morts peuvent entrer en contact avec nous) met en danger l’immunité politique de la société du XIXe siècle, bien qu’elle soit encore pénétrée de religiosité.

II- Médiumnités alternatives (XIXe) des écrivains

La littérature se fait ainsi le miroir de la société, de ses pratiques (notamment le spiritisme). Les écrivains ne critiquent pas la position crédule des gens, puisqu’ils participent aux séances mais refusent de se rallier à la position rationaliste. Les écrivains semblent donc pour l’essentiel ouverts à cette médiumnité sociale, mais visent à en faire quelque chose d’autre. Ils l’envisagent en lien avec la portée créatrice de la littérature.

A/ Le projet d’un spiritisme politique [12]

La rencontre de Hugo avec la médiumnité se fait dans des circonstances très particulières. Il a été obligé de s’exiler hors de France, après s’être opposé à Napoléon III, à cause de ses engagements républicains : il choisit l’île britannique de Jersey. Plus tard c’est à Guernesey qu’il ira. Son exil durera 19 ans, le temps pour que l’état politique change. Ce n’est pas en effet pour rien qu’il sera glorifié sous la troisième république. Au bout de 13 mois d’exil, débarque sur l’île de Jersey, une certaine Delphine de Girardin, aux premiers jours de septembre 1853. Elle y restera un court séjour, non sans initier les habitants et la famille Hugo et ses amis, au spiritisme. Adepte des tables tournantes, elle ne ménage pas ses efforts pour faire décoller la petite table d’enfant ronde qu’elle s’est procurée pour l’occasion, mais elle n’y parviendra pas.

Pour la petite histoire, Hugo ne participe pas aux premières séances, car il est dans un premier temps réticent. Mais la curiosité est trop grande, sur cette île isolée, il va très vite s’engouffrer dans le vertige des Tables tournantes, suite à la première séance où il invoquera sa fille morte, Léopoldine. L’esprit de Léopoldine, son esprit, révélera au cours de cette séance des faits connus seulement de lui et d’elle [13]. En 1853, Victor Hugo dira à Pierre Leroux, un ami : « je crois absolument au phénomène de table ». Auto-conviction ou non, toujours est-il que les séances vont continuer quasi quotidiennement pendant deux ans, du 11 sept 1853 au 8 octobre 1855. Les Tables inaugurent une nouvelle forme d’inspiration, celle qu’il appelle, « la bouche d’ombre », les personnes plongent dans un univers invisible entre les morts et les vivants, celui des Esprits. C’est une immersion quotidienne, d’autant plus forte, que les participants sont isolés sur une île, donc coupés du monde des autres vivants.
D’emblée, au cours des séances, il est question de taire les voix des morts, de ne pas les rendre publiques ; mais Victor Hugo décide tout de même de collecter au jour le jour ce qui est dit et il fait un compte rendu détaillé de l’ensemble des séances. Cette décision de ne rien dire viendrait des morts eux-mêmes, en particulier de l’esprit du drame, figure abstraite s’il en est, convoquée le 14 septembre 1953, qui dira "non". C’est plus de 100 esprits qui viennent à lui, durant ces deux ans. La plupart sont des illustres personnages comme Jésus ou Napoléon.
Qu’est-ce qui fait l’originalité de l’écrivain ? Le fait qu’il pousse l’expérience spirite dans ses conséquences les plus absolues. Cette originalité s’affirme sur deux plans, un plan littéraire et un plan politique, lui-même envisagé sous deux aspects, spatial et temporel.

1) Les séances sont d’abord pour lui une matière, une voix inspirante, un matériau spécial (au sens où la « Spécialité » – comme le dira Balzac dans Louis Lambert – est une manière de distinguer le magnétisme d’autres régions de l’être). Elles alimentent donc sa littérature : Victor Hugo va notamment s’en servir pour écrire Les Contemplations. L’écrivain fait de la séance spirite une source de création, il y reprend des pans entiers de ce que disent les voix (« Ce que dit la bouche d’ombre »).
2) L’expérience spirite Hugo c’est aussi une nouvelle expérience de la réalité. Il est le premier à envisager la portée politique d’un royaume de l’au-delà. A vrai dire, la séance spirite, il ne la conçoit pas comme une expérience limitée temporellement. Elle bouleverse sa manière de voir le rapport entre les vivants et sa manière de voir le rapport entre les morts et les vivants. Le spiritisme devient une sorte de projet de société : il transforme le socialisme en utopie de l’au-delà. Pour comprendre en quoi il y a bouleversement, portée politique, il faut considérer les séances comme un moyen de s’émanciper du christianisme selon une singulière théorie du destin social. Cette théorie s’appuie sur la loi de métempsycose ou des réincarnations et implique un bouleversement des ordres des espèces. La communication spirite transforme son rapport au monde, aux hommes et à la religion.

Première étape de cette transformation sociale : les séances modifient le rapport au monde de Victor Hugo (VH) qui prend désormais l’habitude, sur son île, de parler aux plantes, aux roches et aux animaux. Selon la Bible l’homme ne parle qu’aux hommes, mais en modifiant cet ordre, VH instaure une sorte de grande équivalence des êtres et refuse la domination de l’homme proposée par la religion. A l’image des séances, où il ne parle pas qu’à des morts mais à des idées abstraites, le Drame ou La Mort. C’est donc tout son rapport à l’existence qui est bouleversé. Il y a une pluralité de modes d’existence.

Deuxième étape : avec les révélations des Tables, VH va plus loin encore, il pense un lien entre le monde des morts et des vivants. C’est la transmigration des êtres qui permet en quelque sorte de défaire la séparation entre morts et vivants. Elle permet aussi d’assurer une logique expiatoire terrestre qui se fait au long de multiples vies et non plus selon un régime axiologique défini par la religion (Jugement dernier). Ce qui implique que l’homme peut arriver au bout d’un certain temps à une sorte de perfection morale. S’il est délié d’une temporalité linéaire, il est pris dans une sorte de cycle de la vie et de la mort. Ce qui implique une connexion entre « toutes choses » (vivantes et mortes). De sorte que l’homme n’a plus besoin d’avoir besoin d’ordre religieux ou d’être dépendant d’un régime d’État. VH met en place la possibilité d’un ordre de l’au-delà qui gouverne les choses et les hommes.
Ce sont bien sûr les voix des esprits qui assurent cette légitimité des principes. En faisant trembler les Tables, il fait gronder les idées bien établies du christianisme qui servent de caution à l’empereur (et dont se débarrassera l’ordre républicain, quelques années plus tard). VH cherche, comme l’a dit l’essayiste Philippe Murray, les « solidarités humaines dans les tombeaux ». VH dira d’ailleurs à son fils : « le phénomène des tables tournantes n’amoindrit pas le 19e siècle, il l’agrandit, pourquoi nier l’évidence ? Oui il est naturel que les esprits existent ». [14]
VH tire des séances spirites des enseignements moraux et sociaux pour une nouvelle société ou un nouveau rapport à l’existence.

B / Le Horla de Maupassant – L’esprit, sortiras-tu de moi !

Chez Hugo, il y a encore une certaine barrière entre la vie et la mort, puisqu’il faut mourir pour changer d’état (métempsycose), ou du moins, il faut faire de la médiumnité le mode par excellence de son rapport à la vie. La barrière de l’au-delà laisse passer des voix. Maupassant va plus loin et déchire ce voile de séparation. Maupassant n’a plus besoin des Tables, l’expérience de la médiumnité est chez lui une expérience subjective, autant corporelle que mentale. C’est une expérience liée à la perception et au corps d’un observateur, c’est l’expérience fondamentale de la subjectivité [15]. C’est cette expérience que le philosophe Philippe Roy a thématisé à sa façon en parlant de geste. On ne peut mieux résumer ce manière de saisir le geste qui habite tout être, en citant ce philosophe : « Horla devient alors geste, corps d’esprit purement manuel, sa naissance est dans le geste décisif [16] ».

Avec Maupassant, la question : « esprit es-tu là ? » prend véritablement toute sa force. L’esprit est Horla , c’est-à-dire qu’il est l’expérience subjective fondamentale que peut faire tout homme ordinaire, moyennant certaines conditions. L’homme ordinaire porte en lui un geste qui cherche à s’extraire de lui, se déployer hors de lui et à prendre le dessus sur lui. Horla est, comme dit Michel Serres, hors (out) et là (right there). Ce geste à la racine de notre être, le constituant ou l’instaurant, pour parler comme Souriau, semble émaner d’un observateur (narrateur) et lui faire peur. Le personnage se sent habité par quelque chose qui le dépasse, mais qui lui est comme étranger. Il ne le perçoit pas directement, comme l’œuvre d’un « esprit » qui n’est pas ce moi ordinaire familier dont il a l’habitude, mais précisément cette part de lui qui diffère de ce moi et qui est toujours déjà antérieur et postérieur à lui. C’est un mouvement ex-tatique.
On a dit que dans la perspective traditionnelle de l’expérience de médiumnité, tout est centralisé dans un médium qui est conçu comme un simple récepteur (selon la logique communicationnelle qui sera thématisé par Claude Shannon), celui-ci se fait vecteur d’un signal, il est le point de contact et de transmission de ce signal émanant des esprits (morts).
Dans le cas du personnage de Maupassant, cette communication est impossible : Horla n’est pas lui-même, mais la part toujours différé de lui-même. C’est un autre rapport au temps et à l’espace que celui de la transmission (linéaire) qui implique aussi une (quasi-)simultanéité [17]. Horla « vampirise » le narrateur de l’intérieur, et défait de son rapport au monde : il y a déphasage. C’est donc bien une histoire de possession auquel on assiste. Philippe Roy résume parfaitement cette opération en circuit fermé : « Horla n’est rien hors de nous (et de la nature) et nous ne sommes rien hors de lui (...) » [18].
Toute la force du travail de Maupassant, c’est de nous sortir de l’opposition croyance/science, ou plutôt, de rendre la science incapable de trancher dans le sens de ce partage. Horla est le nom de cette médiumnité qui n’a plus besoin des légions de mort, d’un bataillon de savants. Le récit lui-même se présente lui-même hors et là. En cela il apparaît sous deux formes, un récit-nouvelle et un récit-journal. La composition de 1886 (nouvelle) est plus courte que celle de 1887 (journal). Les deux versions sont intéressantes, car l’une ne peut aller sans l’autre, même si elles ont été écrites successivement. C’est la même histoire, mais le changement de cadre (de la nouvelle au journal) engage une stratégie différente, très révélatrice.

1°) La stratégie de la peur.
Ces deux récits du Horla qui développent la stratégie de la peur, n’intègrent pas le champ du fantastique et par-là s’affranchissent des modalités de l’étrange ou du surnaturel. Dans le fantastique, comme le rappelle la définition du fantastique de Todorov, le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. Le personnage doit être en proie à un doute, une incertitude, il ne sait si ce qui lui arrive est vrai ou non, cela veut dire que l’événement se prête autant à une analyse rationnelle pouvant expliquer le phénomène qu’à une croyance. Maupassant écrit à un moment où le fantastique ne fait plus florès. Maupassant change donc de paradigme, même s’il repose sur la peur, un des traits du fantastique. On pourrait très facilement expliquer les choses. Ici ce qui ressort de l’histoire c’est l’incapacité à entrer dans une compréhension du phénomène. C’est ce que traduit la peur du docteur, à la fin de la nouvelle et sa volonté de le présenter à ses collègues : il est désarmé. Le médecin n’arrive pas à trouver une assise rationnelle à ce que son malade vit. Il n’arrive pas à distinguer si ce que vit son patient est vrai ou illusion, s’il est fou ou non. Le médecin n’arrive pas à donner pronostic clinique de ce que vit son patient. Dans le cas d’une conception fantastique, la lecture scientifique ne poserait pas problème. Ce qui n’est pas le cas ici. Maupassant use au contraire d’une pluralité de discours différents (science, religion) non pas en les opposant mais en les faisant converger comme pour montrer que cet Être hors norme, Horla, n’est pas moins religieux que scientifique ou pas moins scientifique que religion. Ce n’est affaire que de mots, mais la réalité, l’événement-Horla est quelque chose qui montre les insuffisances des discours du religieux et de la science, ou que ceux-ci disent au fond la même chose.

2°) le vampire
Horla est comme un vampire. Le mot vampire appartient encore à un autre discours : celui de la mythologie. Il est mis en relation dans le récit avec une actualité, la venue d’un bateau, avec des voiles blanches, provenant de mers lointaines. Horla se dit en de multiples discours. Ne comprenant pas ce qu’il est, le narrateur fait graviter autour de lui tout un faisceau de discours susceptibles de le catégoriser. Il s’agit surtout de ne pas oublier un discours qui pourrait être utilisé pour rabattre Horla sur un sens précis et ainsi retomber dans une logique de connaissance. Pourtant l’image de vampire est peut-être la meilleure. L’image du vampire a ceci d’intéressant qu’il tient à la fois l’idée de « retrait de soi » (il échappe à la lumière) et l’idée de retirer quelque chose de quelqu’un, sa force vitale. Le vampire exprime bien aussi cette idée de possession, cette atmosphère magnétique qui entoure le narrateur. Le vampire en lui neutralise la vie tranquille du narrateur. Celui-ci est son prisonnier, sans pouvoir l’objectiver. C’est un peu comme Maupassant avait en quelque sorte anticiper l’expérience du chat de Schrödinger dans sa boîte : il ne peut jamais savoir exactement, si cette présence est celle d’un autre ou si c’est lui qui en est l’auteur. Sauf que le chat c’est lui-même, prisonnier d’un dispositif qui l’arrache à tout discours classique.

3°) Lecture réactive
La lecture réactive qui sera faite du Horla renverra l’ écrivain à sa folie. On diagnostiquera, à rebours, ce texte comme une manifestation de la désagrégation du corps syphilitique de l’écrivain. En d’autre termes, la syphilis aurait rongé le corps de l’écrivain et perturberait son esprit. Mais on ne peut réduire ce texte à l’expression d’une folie naissante, qui n’est d’ailleurs même pas déclarée (médicalement) à l’époque de l’édition des deux versions du texte. On doit plutôt considérer que ce qui fait l’essence de son texte est une nouvelle expérience médiumnique qu’il veut partager avec son lecteur, en refusant les deux points de vue de la médiumnité classique.

3/ Médiumnités modernes (XIXe siècle) : naissance des technologies de l’au-delà.

A/ Balzac et la théorie des spectres

Chez Balzac, ce qui fait l’originalité profonde de son travail sur la médiumnité [19], ce sont ses considérations sur le « medium » photographique. Car même si l’écrivain a thématisé le concept de Spécialité, soit « la capacité de voir tout et d’un seul coup », qui donne un rôle social indispensable à l’ écrivain ou tout médium-sujet, il semble plus intéressé par la nouveauté du daguerréotype qui semble posséder sui generis ce pouvoir. Il suffit en effet de prendre un cliché pour avoir accès à la spectralité dont nous sommes faits. C’est précisément ce qui fascine tant Balzac : lui doit se faire médium, récepteur, ce qui n’est pas exempt d’effort, alors que le médium-objet, l’outil technologique nouvellement inventé peut le faire instantanément (ou presque, en raison des temps de pose). « Je suis ébaudi, dit-il à Madame Hanska, dans une lettre du 2 mai 1842, de la perfection avec laquelle agit la lumière [parlant de l’appareil photographique] ». L’appareil a en commun avec le travail de l’écrivain de tout enregistrer. L’écrivain-species est l’analogue du speculum-daguerréotype. Nadar s’est fait le témoin privilégié des idées de Balzac sur le sujet. Dans ses mémoires, il évoque sa théorie des spectres, qu’on trouve ici et là évoquée dans son œuvre.

Voici quelques extraits :

Extrait 1 :
« Si quelqu’un fut venu dire à Napoléon qu’un édifice et un homme sont incessamment et à toute heure, représentés par une image dans l’atmosphère, que tous les objets existants ont un spectre insaisissable, perceptible, il aurait logé cet homme à Charenton [...] Et c’est là, cependant, ce que Daguerre a prouvé par sa découverte. » (Le Cousin Pons)

Extrait 2 :
« Le monde moral est taillé pour ainsi dire sur le patron du monde naturel ; les mêmes effets s’y doivent retrouver avec les différences propres à leurs divers milieux. Ainsi, de même que les corps se projettent réellement dans l’atmosphère en y laissant subsister ce spectre saisi par le daguerréotype qui l’arrête au passage ; de même, les idées, créations réelles et agissantes, s’impriment dans ce qu’il faut nommer l’atmosphère du monde spirituel, y produisent des effets, y vivent spectralement (car il est nécessaire de forger des mots pour exprimer des phénomènes innommés), et dès lors certaines créatures douées de facultés rares peuvent parfaitement apercevoir ces formes ou ces traces d’idées » (Le Cousin Pons)

Extrait 3 :
« Selon Balzac, chaque corps de la nature se trouve composé d’une série de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimales, dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps. L’homme à jamais ne pouvant créer – c’est-à-dire, d’une apparition de l’impalpable, constituer une chose solide, ou de rien, faire une chose – chaque opération daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant, une des couches du corps objecté. De là, pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte évidente d’un des spectres, c’est-à-dire d’une partie de son essence constitutive.
Y aurait-il perte absolue, définitive, ou cette déperdition partielle se réparait-elle consécutivement dans le mystère d’un renaissement plus ou moins instantané de la matière spectrale ? Je suppose bien que Balzac, une fois parti, n’était pas homme à s’arrêter en aussi bonne route, et qu’il devait marcher jusqu’au bout de son hypothèse. Mais ce deuxième point ne se trouva pas abordé entre nous. » (Nadar)

De ces extraits, on peut tirer un certain nombres d’enseignements : la photographie permet la communication instantanée (si on considère que le temps de pose peut être corrigé à la longue) non pas avec les esprits, mais avec le réel. Le daguerréotype permet d’atteindre l’essence des choses. La réalité est ainsi révélée dans ce qui la texture : elle est faite de couches spectrales ; on peut parler de feuilletage ontologique. Il y a une perpétuelle émission spectrale des corps naturels, des vivants, mais aussi de toutes choses. Cela au fond n’est pas nouveau ; d’une certaine façon, on retrouve certains éléments de la pensée antique (les simulacres). Mais ce qui est nouveau, c’est de penser la réalité à l’aune de ce médium-objet et que ce médium-objet agisse comme un révélateur de la réalité (notons que le terme de révélateur est d’ailleurs employé pour marquer une étape de la photographie). Ce ne sont plus les yeux qui reçoivent ou émettent des simulacres, tout semble en émulsion perpétuelle ; et la photographie a le pouvoir de la saisir. Photographier, c’est comme retirer une couche, une part de soi, qui se fige dans le cliché. On retrouve aussi quelque chose du vampire, dans cette capture. « La photographie c’est s’approprier l’objet photographié », dira plus tard Sontag. La vision de la réalité de Balzac est ainsi très proche de la conception physique de l’époque (XIXe siècle), qu’on appelle l’éther, selon laquelle on baigne dans une substance subtile, distincte de la matière, et qui parcourt tout l’univers.
On est encore loin des conceptions spirites de la photographie de la fin du 19e siècle : Mumler verra dans la photographie le moyen de capturer des spectres, alors que pour Balzac, le spectre, c’est nous, c’est une partie des choses, c’est tout ce que l’appareil peut enregistrer. La matière n’est d’ailleurs peut-être qu’une vue partielle de cette émulsion dans laquelle le médium fait une coupe. L’obturateur tranchant un flux de réel.
Balzac n’a pas non plus une représentation humaine du spectre (apparence humaine). Il considère la photographie comme une technique qui vole l’image de soi, de toute chose – ce qui a été vu par Nadar comme une conception primitive ou fétichiste de l’image. Mais pour l’écrivain la photographie n’a rien d’effrayant, c’est même le contraire : c’est fascinant. On peut voir que par son idée du feuilletage, Balzac donne une sorte de proposition immanente de la connaissance des choses, en essayant de donner un équivalent objectif de ce qu’un esprit « ouvert » (spirite) est capable de rendre compte. Seuls le médium-photographique ou l’esprit de l’écrivain sont à même de pouvoir rendre compte du réel. Les portraits, les types dans les romans de Balzac sont à voir comme autant de découpages, de coupes (types) que l’appareil pourrait lui saisir instantanément. Les spectres sont désormais sans frontière, il n’y a pas deux mondes, mais un seul où certains hommes, certains médiums peuvent se hisser à un regard presque divin. Les spectres sont ces êtres subtils qui, reliés à la matière, tissent notre vie et le réel. Mais l’image ne suffit pas, pour rendre compte de la présence du réel, la voix, le son sont indispensables.

B/ Machines nécrophoniques d’Edison

Thomas Edison s’est lui aussi intéressé à la médiumnité. Mais il refuse le mode traditionnel des Tables pour élaborer lui-même son médium. C’est un médium-objet qu’il conçoit. Une vraie prouesse technologique. Son point de vue est vraiment singulier. Edison pense en effet pouvoir mettre au point un appareil capable de communiquer avec l’au-delà, sans pour autant partager le point de vue spirite [20]. A propos de ces médiums, il dit : « le spiritisme est, en ce moment, le sujet de nombreuses discussions et d’écrits de toutes sortes, mais les méthodes et les appareils utilisés par ses adeptes ne forment qu’un fatras d’inepties ». Des tables aux cartes, rien de ces bric et broc ne peuvent permettre d’entendre la voix des morts. Il considère que les spirites sont dans l’auto-persuasion. Il considère qu’ils ne font que laisser « leur subconscient dominer leur pensée normale » (...) « Pendant qu’ils sont dans cet état de transe, ils ressentent véritablement ce qu’ils croient ressentir ». Si l’on veut y arriver un jour à prendre contact avec les morts, « il faudra jeter par-dessus bord les procédés occultes, mystérieux ou bizarres qu’utilisent les soi-disant médiums, recourir à des méthodes strictement scientifiques ».
Pour Edison, la personnalité de chacun est conservée après la mort, après le dépérissement du corps, car sinon où serait la légitimité d’un au-delà. Pour Edison, nous sommes faits d’une myriade d’individualités infinitésimales, travaillant en équipe, en essaims, et qui sont chacune une « unité de vie ». Elles sont plus petites que les plus puissants microscopes. Il y a pas de différence véritable entre les plantes et les hommes. La différence est dans l’organisation : nous sommes doués de mémoire par exemple. La mort n’est qu’une transformation radicale qui oblige ces unités-vies à trouver un autre lieu.
Dans ces conditions, il est normal pour Edison de supposer que les morts veulent entrer en communication avec les vivants. Il faut donc leur fournir « le meilleur moyen possible pour faciliter l’établissement d’une liaison avec nous, puis voir ce qui va se produire ». Quel va être cette machine ? Une machine capable de capter les voix, de les enregistrer. C’est le nécrophone qu’Edison invente pour cette opération de communication.
Le principe de cette machine repose sur une sorte de valve dont la conception permettrait d’amplifier toute énergie, aussi petite soit-elle, au moyen de laquelle un esprit pourrait se manifester. « C’est ce qui se passe, dit-il, par exemple dans une centrale électrique où un homme, avec sa force relativement insignifiante d’un huitième de cheval-vapeur, tourne une valve qui met en marche une turbine produisant cinquante mille chevaux-vapeur » [21]. Ce qui le rend si sûr de lui, c’est notamment son travail sur l’amélioration du microphone à cartouche de carbone, proposé par Alexander Graham Bell, qui participe au dévoilement d’un monde inaudible. Il retrouve dans les mouvements imperceptibles de l’appareil les flashs lumineux, les crépitements électriques diffusés par les vieux postes nourris des champs dégagés par les ampoules, autrement dit ce qu’il appellera la « musique moléculaire ».




ills. Phonographe et nécrophone

Celui suggère la théorie des « unités de vie » qui s’appuie sur une théorie métaphysique, ésotérique de la vibration développée par William Crookes et Helena Bla-vat-sky selon laquelle les êtres vibrent, ont une sorte d’état ondulatoire et une théorie scientifique, celle de l’Éther, principe, fluide dans lequel baigne l’univers. D’où l’idée que les vibrations ont des fréquences multiples (Rayons X, ondes hertziennes), que donc l’environnement est saturé de vibrations invisibles et inaudibles. Les appareils d’Edison sont capables d’enregistrer certains sons, certaines vibrations et cela montre les applications possibles de ses travaux dans le cadre des recherches psychiques.
Le paradoxe, c’est qu’Edison, lui, veut donner un fondement scientifique à ces phénomènes. Il y a l’Éther, une sorte de cadre théorique, qui par le biais d’un appareillage subtil, c’est le cas de le dire, pourrait nous faire entendre les morts. Les morts sont en fait envisagés d’un point de vue ondulatoire, des sons, conversion de signaux. Pour lui, il faut juste le bon medium, la technique est donc la priorité. L’écoute phonographique fait entendre « une inquiétante étrangeté mécanique ». Le phonographe déborde déjà la simple mécanique. Mais le nécrophone fera entendre la voix des morts.
On peut dire que les spirites de l’époque s’appuient aussi sur les différentes techniques de reproductions sonores : les « raps » et autres coups frappés observés lors de séances. Certains vont même plus loin : les sœurs Fox qui observent des coups frappés dans les murs, les raps, cherchent à les déchiffrer via les techniques de Samuel Morse développées dans les années 1840. Ce sont là les bases d’une technique typtologique de communication (l’étude des coups produits par les esprits).
Edison est un ingénieur spirite ou thanato-technicien, il essaye de transposer dans le cadre de l’expérience de communication avec les morts les techniques de communication à distance. Les moyens de communication comme la remarquait Deleuze sont de deux sortes : il y a les « moyens de communication-translation, qui assurent notre insertion et nos conquêts dans l’espace et le temps, comme tous les moyens de locomotion (train, voiture, fusée, ) ; et il y a les moyens de communication-expression, qui suscitent les fantômes sur notre route et nous dévient vers des affects incoordonnés, hors coordonnées ». En ce sens, le nécrophone est bien une machine à fantômes. L’invention de cette machine (qu’on n’a pas retrouvée) est évoquée dans la sixième partie du chapitre 8 de l’autobiographie de l’inventeur, intitulé Mémoires et observations. Dans Le royaume de l’au-delà, il aborde la survie de l’âme, l’origine de la vie humaine, du fonctionnement de notre mémoire, le spiritisme et les possibilités de communication avec les morts. De tous les projets qu’on doit à Edison, le grand inventeur, le « nécrophone » est sans doute le plus étrange et celui qui a le moins servi. On n’a rien retrouvé de cette invention, si on excepte quelques croquis.
Plus fondamentalement, le nécrophone n’est peut-être au fond qu’une sorte d’extension de la conception phonographique, inventé dans les années 1870. D’ailleurs, lorsque le 11 mars 1878, il propose dans l’amphithéâtre de l’Académie des sciences son phonographe, un appareil capable de réciter ce qui est inscrit sur un rouleau, il provoque le trouble, un effroi. Entendre la voix en l’absence des corps, c’est sinon de la sorcellerie, de la ventriloquie. Plus d’un crient à la supercherie. Puis, très vite, cette machine à fantômes va servir, elle va servir pour les médecins, pour réentendre la séance passée, elle va servir lors des enterrements, pour faire revivre la voix du défunt. Ainsi comme le dit Philippe Baudouin, cette technologie va déployer une « fantasmagorie de l’espace domestique ». Mais le nécrophone aurait eu davantage d’éclat s’il avait été en effet construit à l’échelle industrielle.
Le rêve d’Edison va tout de même se déployer, grâce aux autres inventions qu’il propose. Il veut non seulement prolonger la voix mais l’image avec le kinétoscope et le kinétographe. L’association de ces techniques rendra possible le cinéma. Edison, à n’en pas douter, est l’un de ceux qui ont le plus transformer le monde moderne.

C/ FANTASMAGORIE CINÉMATOGRAPHIQUE

Concernant le cas du cinéma, je me contenterai de pointer quelques idées, car le sujet est trop vaste. Quel lien y a-t-il entre médiumnité et cinéma ? On peut bien sûr penser directement à un film comme Poltergeist de Tobe Hooper, où la médiumnité n’a jamais été aussi flippante que lorsque la petite Carol-Ann disparaît brusquement dans la télévision du salon ! Mais dans cet exemple, c’est la télévision qui sert de médium, non le cinéma. Pour cela, il faut remonter à l’origine du cinématographe.


ill. Poltergeist

Le cinématographe a ontologiquement partie liée avec la spectralité, car comme il est l’analogue du phonographe, il enregistre les images et les donne à voir comme des spectres. Même s’il ne s’appuie pas encore sur le son, bien qu’un orchestre puisse à l’époque jouer un morceau de musique pendant la projection, le cinématographe frappe par sa capacité à conserver les images et les restituer comme si c’était la réalité. On va plus loin que l’art photographique (même si techniquement il repose sur les outils photographiques). C’est donc une machine à fantômes. Les images sont des images photographiques qui ont enregistré la trace de quelqu’un, il reste une trace de leurs actions, de leurs mouvements de corps, et les photogrammes sont l’expression de cette spectralité (Cf. le travail de Mireille Berton).
Mais ce n’est pas simplement parce que l’image donne la trace d’un objet ou d’un sujet, que le cinématographe est spectral, il l’est aussi, parce qu’il intègre des techniques qui vont en faire un dispositif de médiumnité. Ces techniques empruntent autant aux fantasmagories (techniques visuelles, que Jonathan Crary a bien décrites) [22], aux lanternes magiques, à la camera obscursa qu’aux sciences cliniques (cf. les travaux de Crary). Il faudra attendre les années 1910 pour que le cinéma commence à conditionner vraiment le spectateur et le faire en quelque sorte devenir lui-même un spectre. C’est le dispositif hypnotique dont on a bien parlé Mireille Berton ou Raymond Bellour, bien que de manière complètement différente [23].
Le cinéma propose de nous faire rentrer dans des milieux multiples, dans lesquels les gens vont vivre une histoire : ce qui est intéressant, c’est cette connexion entre une narration et des images et des sons. La force de l’image et du son modifie notre rapport au récit qui est fait. En effet, les producteurs cherchent à prolonger les instants de film, qui durait au début du cinéma souvent quelques secondes ou quelques minutes. Faire durer l’expérience du film nécessite de faire entrer le spectateur dans une subjectivation. Le cinéma devient une technologie de pouvoir, qui incorpore quelque chose des logiques médiumniques, comme le magnétisme. Le spectateur entre dans un « dispositif hypnotique ». Il vit le film comme un rêve.
Ce dispositif se transforme avec les étapes de construction du cinéma.
Pour cela, le dispositif bénéficie des avancées sur la grammaire du cinéma qui aident à créer un conditionnement standard. L’industrialisation du cinéma, c’est justement cela : modifier le cinéma pour qu’il devienne un médium-objet spécifique et non pas simplement un « récepteur » (comme on appelle souvent la télévision). A la différence du cinéma, la télévision aura besoin de jouer sur le contenu, sur la raréfaction des chaînes pour être un instrument de propagande. Le cinéma, lui, qui raconte des histoires, doit jouer sur tous les éléments qui le composent : acteurs, musique, etc. Il utilisera au mieux : les génériques (notamment leur dimension logotypale) ; la scénographie des acteurs, comme l’expression de leur visage (avec les gros plan regard), et la gestuelle (ce d’autant plus, que dans les films muets, l’action doit être comprise sans la parole, et avec le moins d’intertitres possibles) ; le montage qui s’appuie de plus en plus sur un langage cinématographique de plus en plus standardisé. Tout cela contribue à façonner le spectateur et en faire un être conditionné spectralement.
C’est donc très logiquement, à travers des morts-vivants que le dispositif du cinéma, dès les années 10 (et jusqu’aux années 30), va être le plus explicite avec les films de genre et ainsi révéler son fonctionnement sur le spectateur [24]. Le cinéma « réfléchit » ainsi à travers le vampire, les monstres, la logique de possession qu’il met en œuvre sur les spectateurs.
Dans le même temps, les films qui ne jouent pas sur ces aspects hypnotiques tendent aussi à habituer le spectateur à d’autres régimes normalisateurs : comme le star-system. Le cinéma semble ainsi suivre différentes lignes de normalisation.
La dimension hypnotique dans les années 50 et 60 va intégrer le discours psychiatrique, notamment pour justifier les conduites plébéiennes des personnage-fous, qui sortent des normes applicables à un vivant. Le cinéma continuera à fonctionner sur le régime hypnotique de l’image (cf. Vertigo, 1958) jusque dans les années 60.
Résumons. Le cinéma est donc bien un médium qui agit à un double niveau : 1) il nous met dans le film et nous permet de vivre une forme d’attachement affectif aux personnages, d’adhérer à l’histoire ; 2) et il joue à un niveau plus subtil, en tissant une certaine emprise normative autour du spectateur.
La médiumnité du cinéma tend à nous mettre moins en relation avec l’au-delà mais davantage avec l’étrange qui est en nous, pour en quelque sorte dessiner une frontière entre ceux qui peuvent vivre dans la société, et ceux qui ne le peuvent pas, la plèbe. Il ne faut pas s’étonner que le cinéma indépendant va « aimer » la plèbe, va la mettre en scène, pour opérer à travers elle une critique de la société (Craven, Carpenter, Hooper, Romero, etc.)

D/MÉDIUMNITÉS CANNIBALES
Pour autant, les cinéastes qui vont travailler à faire sauter ce dispositif, cherche à nous arracher à la possession qu’exerce sur nous le cinéma, en tant qu’il est pris dans ce dispositif hypnotique. La possession vient de ce que nous allons suivre les conduites des personnages dans l’image (on peut parler d’adhérence affective), car elle répète ce que la société produit comme conduites. Ce sont les mêmes. Il faut donc opérer un décrochage sur les conduites. D’où l’inventivité du cinéma d’horreur, trop souvent mal compris, alors qu’il procède d’une vision politique.
George Romero est l’un de ceux qui ont modifié le plus la médiumnité du cinéma. Au lieu de répéter la médiumnité classique (celle des années 10 à 30), en se positionnant dans le genre de l’épouvante, il la désamorce dans tous ses films. Il revisite les morts-vivants. Il s’appuie sur eux pour transformer le cinéma. Il crée une sorte de trou dans la membrane du cinéma, pour parler à nouveau le langage du philosophe Philippe Roy. Il nous confronte directement à ces personnages et il confronte aussi les personnages « normaux » du film à ces personnages.
Avec le choix des morts-vivants, il crée une « catastrophe » dans laquelle les personnages humains sont emportés comme avec une tornade, et une distanciation du spectateur avec l’image et avec le son, car le spectateur ne peut plus entrer dans les normes sociales, puisque la situation l’invite à agir par-delà les normes. Romero propose une vision critique du cinéma, et repense complètement la spectralité du mort-vivant des années 30 notamment – à l’origine des débuts de la normalisation du cinéma aux USA -, et ainsi que notre rapport au dispositif hypnotique (avec lequel les images fonctionnent plus spectralement).
Avec La Nuit des morts-vivants, il met en scène un nouveau type de rapport qui met fin à la spectralité. Les revenants de ce film ont l’apparence de morts en décomposition, de morts traditionnels (selon tout le spectre qui va du mort encore frais à celui qui est en décomposition avancée). Ils reviennent en chair et en os, manger les vivants, et semble ne pas avoir d’état d’âme. Le travail sur la musique tend à contester toute la tradition du film fantastique classique sur lequel le cinéma a conçu une partie de sa force d’impact sur le public. Le travail sur l’image fait du mort-vivant en fait une figure générique, plutôt qu’un type particulier de mort-vivant, si bien qu’il incarne dans sa gestualité toutes les figures morts-vivantes du cinéma (créées dans le cadre du dispositif hypnotique), mais sans en privilégié une en particulier. En ce sens, le mort-vivant de Romero n’est pas catégorisable, il n’est pas sur le même plan que les autres morts-vivants de l’histoire du cinéma, il est d’ailleurs sans maître (à la différence du zombie traditionnel, car il sort de la tombe sans malédiction) et il n’est pas lui-même un maître (comme l’est le vampire traditionnel). Le mort-vivant de Romero est l’expression même de la plèbe, c’est un plébéien : en tant que mort, il a été rejeté dans les cimetières par le pouvoir à cause des maladies ; en tant que revenant, il n’est pas accepté dans la société, fait peur.


ill. Les morts-vivants de Romero


ill. Le boko (dispositif hypnotique)


ill. Un(e) zombie

Le travail de Romero consiste à nous faire prendre conscience de la réalité sociale des années 60 aux USA. Ce film politique destitue autant le cinéma qu’il institue une nouvelle façon de se rapporter aux morts-vivants qui sont davantage des personnages conceptuels qu’une réalité. Le mort-vivant est un curseur politique que Romero déplace pour mesurer l’état politique de la société [25].

E/ Le dispositif de commotion hollywoodien
De ce point de vue, le cinéma des studios des années 70 à aujourd’hui, notamment aux Etats-Unis, va réagir et proposer un nouveau dispositif, et une nouvelle machine de guerre, le Blockbuster. Progressivement, il s’agit de remplacer la médiumnité (hypnotique) par un autre type de rapport, dans lequel c’est nous qui devenons des morts (zombification). Ce dispositif reprend la force d’impact du cinéma de la contre-culture, mais lui enlève toute sa force politique. L’effet n’est en rien libérateur, il n’apporte rien. Il ne permet pas de distanciation : il ne fait que reproduire le statu quo social et conservateur.
Il s’agit de revenir à des films de monstres (ex : Les Dents de la mer), mettre l’accent sur les films catastrophes, les films de science-fiction (ex : Star Wars), mais il faut aussi revenir à un état d’équilibre de la société. Les films inscrits sous le régime de l’impact n’ont de cesse d’exploiter des effets spéciaux, de créer des chocs émotionnels. Le Blockbuster tend d’ailleurs de plus en plus aujourd’hui à plonger le spectateur dans un bain, un éther de bruits, de sons, d’images, dont l’important n’est pas de créer un rapport distancié avec la réalité, mais de défaire dans l’individu, dans sa subjectivité, toute capacité à articuler le réel.
Le nouveau dispositif est un « dispositif de commotion » (comme nous l’avons appelé ailleurs) qui est conçu pour frapper les esprits. C’est le dispositif qui est maintenant un poltergeist, un esprit frappeur. Il n’y a plus d’esprit au bout du fil médiumnique, il n’y a que des chocs. La tradition de la spectralité est donc condamnée à entrer dans ce dispositif pour survivre. Les films d’horreurs de type Paranormal activity donne le ton. Nous n’attendons plus du film qu’il nous fasse peur, qu’il nous terrifie, nous espérons toujours que le prochain coup va frapper plus fort. Mais à force de frapper plus fort (ce que l’on retrouve désormais aussi dans les jeux vidéos), nous sommes toujours en veille. Nous ne goûtons plus la lenteur, le rêve n’a plus le temps de vivre en nous. Le spectateur est désormais une sentinelle qui n’a plus qu’à enchaîner les films, il devient un zombie, décérébré et normalisé à l’extrême. La normalisation étant d’être un pur consommateur, sans idée, sans recul politique, incapable de raisonner correctement, de lier ses idées. Il s’agit juste d’arriver à l’état de zombie, celui qui est en veille et qui est attiré par les lumières, celui qui dévore les programmes, sans savoir qu’il est un mort-vivant.
L’industrie du cinéma « travaille » autrement les spectateurs qui ne sont pas encore passés à l’état de zombie, elle joue par exemple sur le décalage humoristique, et se contente de distraire avec des films stéréotypés, mais là encore le spectateur est normalisé : le spectateur cherche à se distraire de sa journée de travail mais pourtant il va au cinéma pour retrouver la même chose, sa dose de stéréotypes sociaux qu’il vit continuellement au travail et dont finalement il ne peut se passer. Le spectateur est rendu à sa boulimie. Le spectateur de cinéma ne se sauve lui-même que lorsqu’il pense la plèbe, que lorsqu’il veut s’arrache à toute forme de possession.
Conclusion

Les sciences cliniques du XIXe siècle, bras armé du dispositif biopolitique, condamnent tout ce qui peut nuire aux vivants et cherchent à enfermer dans un discours rationnel ou religieux ce qui est de l’ordre de l’ingouvernable, de la plèbe. La médiumnité avec les morts (spectres, revenants) ne fait pas exception, elle n’échappe donc pas à ce grand renfermement qui touche le XIXe siècle, car elle est potentiellement une menace pour l’ordre social. Toute communication avec les morts est d’emblée suspecte, car elle implique une transmission directe avec l’au-delà, que la religion refuse. La religion ne pense un possible qu’avec Dieu et la science n’envisage elle qu’un lien avec les vivants. Le début du XIXe siècle n’en est pas encore à la critique de l’Église, mais sous la IIIe République, l’Église sera désavouée.
Les spirites ont beau se réclamer du magnétisme, celui-ci est encore associé à l’éther, une vieille notion, qui recouvre divers champs de la science (il faudra attendre le travail de Maxwell, mais surtout celui d’Einstein, aux débuts du XXe siècle, pour y voir quelque chose de clair). Les scientifiques ne parviennent pas à donner un fondement réel à leurs expériences. Ainsi notamment les sciences cliniques qui portent sur le corps vont-ils rejeter le spiritisme et en faire une pensée paria, une pensée de la plèbe. C’est la définition du plèbe : ne pas se laisser enfermer et donc être rejeté.
D’un certain point de vue, la médiumnité va trouver ces meilleurs défenseurs chez des artistes ou inventeurs qui la transforment en lui enlevant sa dimension « folklorique » (tables tournantes) ou en tirant toutes les conséquences de la logique spirite.
Les postures alternatives à la médiumnité classique s’inscrit dans deux logiques :
a) une logique du médium-sujet, dans laquelle il s’agit
– de pousser la communication spirite à son absolu et dans ses conséquences politiques (c’est la position de Hugo) : ce dernier, on l’a dit, porte la voix des morts aussi loin dans le temps (aller au plus loin dans le temps) que dans l’espace (transmigration des esprits d’un corps à un autre) et fait de tous des médiums-sujets (projet politique).
– ou au contraire de limiter la communication au corps d’un quidam, qui fait malgré lui sortir de lui un esprit : comme chez Hugo, ce horla le fait s’extirper de la raison sociale (Maupassant).
b) une logique du médium-objet (les médias de l’esprit selon McLuhan) qui permettent de spectraliser tout être, comme on le voit déjà avec la théorie des spectres de Balzac, ou l’invention du nécrophone par Edison ou l’invention du cinéma.
Ces formes alternatives, plébéiennes, en ce qu’elles sortent de la raison sociale, peuvent aussi se faire capillariser par le biopouvoir, moyennant des modifications considérables [26]. La force d’une médiumnité qui reste plébéienne c’est de pouvoir apparaître comme irréductible à une gouvernementalité. Notre société – de plus en plus encapsulée dans le « virtuel infographique » – va cependant de plus en plus vers la mutilation de l’esprit.

Joachim Daniel Dupuis

Notes

[1Le terme de communication implique depuis le XVIIIe siècle l’idée de transmission (d’informations, de signaux).

[2Sur l’impact des médiums modernes, lire : McLuhan, Pour comprendre les médias, Le seuil, « Points », 1968. Ce remarquable penseur va penser les médias comme des « prolongement », des « prothèses ». En ce sens, les multimédias, comme Internet, crée aujourd’hui ses propres « fantômes », ses propres « virtualités » par lesquelles nous nous retirons du monde.

[3Le vivantisme, concept crée par A. Brossat, implique la mise en place de normes qui vont s’articuler aux individus et que ceux-ci désirent suivre. Nous ne pouvons plus nous passer des médias.

[4Cette conception est traditionnellement appelée dans le cadre des théories de l’information : « télégraphique ».

[5L’expérience repose sur une mise en condition des corps. Le magnétisme est précisément « le milieu » (medium) dans lequel se trouve le corps de celui qui reçoit les « signaux » des morts. Notons ici que le magnétisme, utilisé pour marquer cet état de réceptivité du sujet (ou de l’objet), n’est pas à l’origine mesmérien : il existe depuis le 17e siècle. On se souviendra à ce propos de l’expérience de l’escamoteur Bose, qui faisait tourner les têtes des jeunes gens, en les faisant venir sur scène embrasser une jolie fille en laquelle il faisait passer un léger courant électrique, ce qui est à l’origine du « coup de foudre » amoureux.

[6Lire le roman de Hubert Haddad (La Théorie de la vilaine petite fille, Folio, 2014) qui retrace d’une façon originale le parcours des sœurs Fox.

[7Notons qu’en France et en Angleterre, le spiritisme va être indûment associé à l’occultisme. La tradition de l’occulte associe donc l’idée d’une communication avec des mauvais esprits, démons ou même le Diable, alors que le spiritisme a une visée presque thérapeutique : savoir que l’être cher disparu n’est plus de ce monde mais est dans un autre monde auquel on peut accéder par la médiumnité, cela réconforte. L’invocation des démons se fait toujours par l’intermédiaire de sorciers ou sorcières. Cf. Mona Chollet, Sorcières, Zones, 2018.

[8Lire à ce propos, les travaux remarquables de Bertrand Méheust, qui donnent une très bonne idée de l’arraisonnement clinique de la médiumnité. Lire notamment Somnambulisme et médiumnité (Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999), Le défi du magnétisme (tome 1, (ISBN 2843240662)), Le choc des sciences psychiques (tome 2, (ISBN 2843240689)).

[9Le coup de force qui rend possible la clinique, c’est le geste de Pinel qui libère les fous de la prison, pour les enfermer dans une autre prison : l’asile psychiatrique. Désormais une police des esprits va pouvoir opérer dans la société (cf. Michel Foucault, La Naissance de la clinique, PUF, 1963).

[10Thomas W. Laqueur, Le travail des morts, NRF, 2018.

[11Sur ce point, lire deux livres de Nicolas Delestre : Petite histoire de l’embaumement en Europe au XIXe siècle (2017) et Les Imputrescibles (2018), tous deux, aux Editions Le Murmure. Dans la même collection, on trouve aussi le magnifique livre de Patrick Bergeron, Nécrophilie, Un tombeau nommé désir (2013).

[12Victor Hugo, Le livre des Tables, Folio Classiques, 2014 (se reporter aux notices critiques de Patrice Boivin).

[13Notons que Victor Hugo ne s’est jamais remis de la perte de son enfant, Léopoldine et que plus tard, il écrira Les Contemplations, qui lui rendent hommage.

[14Propos rapportés par Adèle Hugo, dans son Journal de l’exil (27 avril 1854).

[15A ce propos, l’analyse qui a été menée le plus loin dans la compréhension du Horla, c’est celle proposée par Philippe Roy, dans son Opus Magum, L’immeuble du mobile (PUF, collection MétaphysiqueS, 2017).

[16Philippe Roy, L’Immeuble du mobile, p. 288.

[17D’où le fait que Horla puisse aussi venir d’un lointain, par bateau, et de très loin, du Brésil (si on excepte le double motif du bateau et du vampire, qui évoque les chauves-souris suceuses de sang d’Amérique du Sud).

[18IM, p.291.

[19Les textes de Balzac qui évoquent le spiritisme ou la divination sont nombreux. On peut citer : Le Cousin Pons, Louis Lambert, Ursule Mirouët. Sur la théorie des spectres, il faut se reporter à Nadar : « Balzac et la daguerréotypie » (p.5-10) , dans Quand j’étais photographe, Paris, La Bartavelle, 1993,p.8-9 ; et à Christian Chelebourg, « Poétiques à l’épreuve. Balzac, Nerval, Hugo », dans Romantisme, 1999, n°105. L’imaginaire photographique, pp.57-70.

[20Se reporter à son autobiographie : Le royaume de l’au-delà (publiée posthumement).

[21Lire le beaux texte de Philippe Baudoin, « Machines nécrophoniques » dans l’édition française du texte d’Edison : Le Royaume de l’au-delà, Jérôme Millon, 2015.

[22En ce sens, le cinématographe s’inscrit dans le cadre d’inventions fantasmagoriques, comme la lanterne magique et toutes ces expériences optiques comme le thaumatrope, le kinétoscope...

[23Lire à ce propos les deux magnifiques ouvrages suivants : Raymond Bellour, Le corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités, P.O.L, 2009 ; Mireille Berton, Le Corps nerveux des spectateurs. Cinéma et sciences du psychisme autour de 1900, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2015, 635 pages, préface de Rae Beth Gordon.

[24Qu’on pense à certaines figures du cinéma fantastique dans les années 30 aux USA(zombie dans White Zombie ou vampire dans Dracula), et dans les années 20, en Allemagne (Nosferatu ou Le Cabinet du Docteur Caligari), ces figures jouent sur les techniques de possession dans les films : un individu en contrôle un autre par possession.

[25Je renvoie à mon livre, Romero et les zombies (L’Harmattan, 2014) et également à mon article « Mort-vivantitude du zombie. Régimes de possession dans le cinéma américain. » https://ici-et-ailleurs.org/rencontres/universite-d-ete-2016/article/mort-vivantitude-du-zombie

[26En ce sens, le phonographe va suivre un devenir social (et jouer notamment le rôle de se souvenir du mort ou de garder la parole vivante), alors que l’invention du nécrophone, restée confidentielle, est l’expression de la pensée de la plèbe puisque cet appareil se fonde sur le pari de pouvoir communiquer avec les morts. On peut penser au fond que c’est le phonographe et le nécrophone sont au fond une seule et même machine qui se distingue par leurs finalités. Quoi qu’il en soit, Eugene Thacker parle à propos des machines d’Edison d’ « anti-médiation », lorsqu’un appareil ne fonctionne plus pour les vivants, mais « révèle ses qualités occultes », autrement dit vient ouvrir une communication entre les vivants et les morts. Pour Edison, en tous cas, la voix des morts serait plus qu’un parasite qui s’exprime dans la machine.