Le « gouvernement par... » et le « gouvernement à... »
L’un des traits majeurs des mutations qui affectent le gouvernement des vivants dans nos sociétés est que nous sommes toujours moins gouvernés par... et toujours davantage gouvernés à... . C’est un processus qui s’engage dès que le pouvoir souverain, dans sa forme traditionnelle, commence à céder devant d’autres formes de pouvoir – les disciplines, en premier lieu, selon Foucault. Le Panoptique de Bentham, selon la fameuse analyse que l’on peut en lire dans Surveiller et punir, c’est assurément un dispositif destiné à discipliner les corps détenus, mais c’est aussi déjà un « gouvernement à... » davantage que « par » ; ceci dans la mesure même où, justement, davantage que les gardiens, indifféremment présents ou absents dans la tour de surveillance, c’est le dispositif lui-même qui « gouverne », « ça » gouverne à la surveillance, et, en tant que tel, « ça » peut fonctionner sur un mode analogique, se déplacer d’une institution à l’autre, « ça » se détache complètement des intentions de son auteur, le réformateur social Bentham.
En suivant la piste ouverte par Foucault et Deleuze, on dira ceci : plus on avance aujourd’hui dans le développement des sociétés de contrôle-surveillance, plus ce trait s’affiche distinctement ; plus les sujets humains, individuels et collectifs, qui sont censés nous gouverner apparaissent substituables, inconsistants, portés désespérément à compenser leur évanescence par leur brutalité, et plus, par opposition, se multiplient et s’alourdissent les dispositifs et appareils exerçant sur nous leur pouvoir d’emprise. Mais cette emprise ou plutôt ces modes d’emprise sont, évidemment, d’une tout autre espèce que ceux qu’exerçaient les sujets humains gouvernants dans les configurations antérieures – des formes gouvernementales anciennes et modernes, monarchie absolue, démocratie parlementaire, pouvoirs autoritaires et totalitaires...
L’exemple dont l’évocation s’impose immédiatement ici est celui du smartphone (ce n’est pas pour rien qu’il fait l’objet d’une guerre féroce aujourd’hui, à propos de Huawei et du reste, entre les Etats-Unis et la Chine, guerre de pouvoir tout autant au moins que commerciale). Bien sûr, nous ne dirons pas que nous sommes aujourd’hui gouvernés par ce type de prothèse ou d’appareillage au même titre que les vivants l’étaient, jadis et naguère, par ceux dont on disait (et dont on continue à dire par automatisme) qu’ils exerçaient le pouvoir. Il s’agirait plutôt de dire que nous sommes gouvernés aujourd’hui à la téléphonie mobile comme nous le sommes au crédit bancaire, à la circulation automobile (« à la bagnole »), à la télé, quand même, encore et toujours pour de vastes catégories sociales, à la culture, bien sûr – la liste est loin d’être exhaustive... [1]
Si cette modalité du gouvernement des individus et des populations tend à devenir aujourd’hui prédominante, on peut dire sans doute qu’elle est toujours entrée en composition avec des dispositifs de pouvoir. Elle a toujours été, à un titre ou un autre, un « équipement du pouvoir ». Je suis ainsi frappé par le fait que, dans le monde chinois, l’apprentissage de la lecture et plus encore l’écriture, c’est un mode premier de gouvernement des populations. Cela l’est assurément partout, comme le note Foucault dans « Les équipements du pouvoir » [2]. Mais, dans le monde chinois, cela l’est sur un mode intensifié, superlatif : l’apprentissage de la lecture et l’écriture, cela mobilise (chez les enfants d’âge scolaire) une énergie, un temps, cela exige des efforts de mémoire et de concentration infiniment plus intense et constant que sous les latitudes où prévaut le système alphabétique. Ce n’est pas pour rien qu’une partie considérable du temps de l’enseignement élémentaire (et des « devoirs » fait à la maison ou dans le cadre du périscolaire [3]) y est consacré, avec d’interminables exercices de copiage et de dictée. C’est ainsi que, dans ce monde, les populations en général sont gouvernées à l’écriture (et la lecture), alors même qu’antérieurement ne l’étaient que les élites qui avaient vocation à apprendre à lire et à écrire. On a là un pli du « gouvernement à... » qui présente évidemment des traits hautement disciplinaires, en apprenant aux enfants à connaître plusieurs centaines ou plutôt quelques milliers de caractères, on fabrique des sujets mémoriaux en premier lieu, et soumis dès leur plus jeune âge à une forme d’autorité du type « maître d’école ». C’est un modèle analogique qui se transpose et se transporte tout naturellement, si l’on peut dire, dans la relation même entre gouvernés et gouvernants et qui tend à se confondre avec le néoconfucianisme vague qui imprègne encore et toujours ces relations. Dans un contexte où les gouvernants ne souhaitent pas avoir affaire à des gouvernés ergoteurs et portés à s’interroger sur la « criticabilité des choses » (et notamment de ce qui vise à les gouverner), ce mode de gouvernement connaît un rebond prodigieux, un technologie de gouvernement immémoriale trouve son emploi réintensifié dans le contemporain. Plus que jamais, dans ce contexte, la fabrique des sujets instruits, le voile de l’ignorance et de l’arriération déchiré ont leur contrepartie : l’assujettissement des masses alphabétisées par un certain mode d’apprentissage et de tout ce qui s’y enchaîne.
Pour ne pas être « programmée », l’obsolescence, toujours accélérée, des élites gouvernantes contemporaines n’est pas moins visible à l’œil nu. Le simple fait que désormais, dans un pays comme la France, une bonne moitié des personnes en état de voter s’abstient régulièrement de le faire indique suffisamment la montée d’une rétivité, toujours plus solidement établie et placée sous le sceau de l’évidence à donner consistance à ces gens-là dans le rôle de représentants légitimés, à les faire exister comme corps de la politique légitime. De plus en plus distinctement, ces aspirants au rôle de « représentants » apparaissent aux yeux des gens ordinaires comme des corps en déshérence et qui, dans leurs efforts désespérés pour exister non pas tant politiquement que dans le rôle de gouvernants, sont de plus en plus pathétiques et improbables. C’est au point qu’il devient, pour le commun des mortels, de plus en plus difficile de les prendre en grippe ou, carrément, de les haïr, tant leurs noms et leurs visages, de plus en plus furtivement inscrits sur la bande passante de l’actualité, apparaissent inconsistants et impossible à mémoriser. Il faut rien moins que le cortèges des exactions policières qui accompagne un mouvement au long souffle comme celui des Gilets jaunes pour que vienne se fixer dans la tête des gens le nom et le visage (patibulaires) d’un ministre de l’Intérieur – Castaner, donc... Les autres, dans le cours ordinaire des choses, il faut rien moins qu’une énorme bourde, un scandale de belle dimension, une forfaiture hors normes ( Cahuzac....) pour que leur nom et leur apparence « impriment ». Pour le reste, le régime qui s’est désormais imposé, pour ce qui concerne la perception des élites gouvernementales par les gens d’en-bas, c’est celui de la parfaite égalité dans l’inconsistance, de la parfaite substituabilité de tel par tel autre, de l’éphémère et du passage sans traces – qui saurait me dire, là, au débotté, qui était ministre, non pas des Anciens combattants, mais de la Justice ou des Affaires étrangères, il y a seulement trois ou quatre ans de cela ?
Dans le même sens, celui de l’accélération constante du processus de désincorporation de la politique moderne (« démocratique », pour l’essentiel) analysée par Claude Lefort, on assiste à la généralisation de ce phénomène tout à fait impressionnant : l’apparition, à l’occasion des compétitions électorales, de personnages « venus de nulle part », comme « surgis du néant » et qui, d’un coup, raflent la mise au détriment de caciques blanchis sous le harnais de la politique des partis. A ce stade terminal du processus de désincorporation (de dissociation de l’institution d’avec des « corps légitimes »), ce qui met en lumière le caractère systémique de la crise en cours, c’est le fait même que ceux qui, dans ces circonstances, se trouvent promus et parfois même plébiscités, le sont non pas en raison de leur notoriété, de leurs actions antérieures, de preuves apportées de leur compétence, mais tout au contraire de leur qualité (par antiphrase) de parfaits outsiders, d’amateurs, d’inconnus au bataillon (de la politique institutionnelle)... Ce qui vaut à ces derniers venus leurs succès inattendus dans la constellation de ce que l’on désigne superficiellement comme « populiste », c’est leur incompétence annoncée (et rapidement confirmée), leur absence de lien à quelque tradition politique que ce soit, leur inconsistance de bateleurs (des acteurs, des clowns, des présentateurs de télé, des humoristes...), avec ce qui va nécessairement accompagner leur promotion éclair : la montée aux affaires de toute une « Société du 2 Décembre », clique hétéroclite et rassemblement d’ambitieux, d’opportunistes, de formés-sur-le-tas et assurément de gouvernants amateurs – bref, La République en Marche...
Jadis et naguère, aussi longtemps que l’institution symbolique de la démocratie parlementaire et du système républicain réussissait à assurer la reproduction d’une vie de l’Etat et de la société, indexée sur une certaine relation entre gouvernants et gouvernés, un corps politique individuel (celui d’un notable, d’un dirigeant, d’un chef de parti, d’un ministre, etc.), cela se fabriquait et prenait consistance sur des décennies, cela persévérait dans son être par vents et marées, en creusant son sillon, affirmant son style, affrontant les crises, créant son propre folklore à coups de discours et de réparties célèbres... Le régime de notoriété des élites politiques, désormais, est totalement régi par les conditions de la société du spectacle ou, plus rigoureusement peut-être, des paradigmes médiatiques et communicationnels : ce n’est pas seulement que les gens de la politique étatique n’ont plus d’aura, ne véhiculent plus de légendes ; c’est plus radicalement qu’ils sont désormais soumis à un régime de reproductibilité, de péremption sans cesse accéléré – ce qui fait qu ’ils ne sont plus qu’aperçus furtivement par le public, they just come and go [4]. En même temps qu’elle devient évanescente et perd toute consistance ontologique, la démocratie d’institution, de plus en plus policière, et de moins en moins « représentative » devient nécessairement amnésique – elle perd le fil de ses discours, ne se souvient plus de ce à quoi elle s’engageait la veille – aussi bien, ce ne sont déjà plus les mêmes qui parlent en son nom, etc. Ne demeure que ce bruit de fond plus ou moins parasite qui accompagne indistinctement la vie des existences ordinaires – la voix du pouvoir.
Bref, plus le corps du pouvoir perd en densité et en visibilité, plus il devient inconsistant et nébuleux, et plus le « gouvernement à... » tend à prendre la relève du « gouvernement de » ou du « gouvernement par... ». Car c’est devenu un fait aisément vérifiable, que nous ne savons plus très bien qui, au juste, à proprement parler, nous gouverne, ni même quoi. Nous percevons plus ou moins distinctement que des mutations essentielles affectent, dans notre époque, le geste même de gouverner, le régime dominant du gouvernement des vivants, ses modalités. En quoi consiste le fait de gouverner ? – la chose s’est à l’évidence passablement compliquée depuis la fin du siècle dernier.
Ce que nous voyons monter sans relâche, ce sont des régimes d’emprise, des systèmes d’incitation et de dissuasion, des modalités d’orientation (de canalisation) des conduites qui tendent constamment à élargir l’assiette et diversifier les formes du gouvernement des populations. Les formes traditionnelles du gouvernement, de l’action des gouvernants sur les gouvernés – le commandement, l’interdiction, l’emploi de la force vive – n’ont plus trop bonne presse, quand bien même les commis de la démocratie policière y recourent encore et toujours, à bout d’expédients, lorsqu’ils leur font tenter d’endiguer la rétivité populaire.
Ce qui tendrait plutôt, dans l’ordinaire du gouvernement (qui se devrait alors, ici, d’être distingué du simple « exercice du pouvoir »), à s’imposer comme modalité dominante et norme (gouvernementale), c’est le couplage de l’incitation et de la dissuasion. Innombrables sont les foyers où trouvent leur source ces gestes gouvernementaux – l’incitation à utiliser telle prothèse communicationnelle plutôt que telle autre, à consulter tel média plutôt que tel autre, la promotion des mots-clés et des énoncés standards par la fabrique des discours sur le présent, l’incitation à aller voir tel spectacle, lire tel livre, écouter telle musique, fréquenter tel lieu de villégiature, adopter telle forme de loisir, tel mode de consommation (etc.) – ce type de formatage des subjectivité et des conduites s’est désormais imposé comme celui qui donne, dans le cours ordinaire des choses, le ton du gouvernement des vivants, au détriment du commandement et de l’interdiction. C’est bien la raison pour laquelle la question de savoir qui ou quoi au juste nous gouverne est devenue si emmêlée. Le « pouvoir », dans sa forme traditionnelle, devient tout à fait tangible, d’une manière toujours plus affirmée, sous une forme négative : quand la police réprime une manifestation, quand le « gouvernement » donne son aval à une augmentation du prix de l’essence, des transports en commun, du tarif du péage sur les autoroutes... La puissance gouvernementale des partis, des élites dites gouvernementales, des « élus », nous la percevons toujours plus distinctement et exclusivement quand ils se mettent en mouvement contre nous – comme capacité de nuisance. Pour le reste, quant à la question de savoir ce qu’ils gouvernent à proprement parler, dans l’horizon de ce qui pourrait se voir associé à une positivité quelconque – la chose est devenue toujours plus floue.
Prenons un exemple tout à fait simple : cela fait des années que la Mairie de Paris fait tout un théâtre de sa prétendue impuissance statutaire à prendre en main d’une manière ou d’une autre le « problème » des centaines de migrants qui errent ou dorment sur le pavé de Paris, ceci au point même de ne pas même être en mesure d’installer quelques douches ou toilettes en kit destinées à alléger un tant soit peu leurs épreuves... Dès lors, la question simple et massive qui se pose saute aux yeux : à quoi sert-elle donc, la Mairie de Paris, en l’occurrence, en tant qu’instance destinée à gouverner une population donnée – celle qui séjourne sur le territoire de la capitale ? A supposer que ceux qui président à ses destinées ne soient pas d’une parfaite et intégrale mauvaise foi lorsqu’ils font étalage de leur impuissance à s’assurer la moindre prise gouvernementale sur ce problème, ne se trouve-t-on pas bien fondé à en déduire que si l’en est ainsi, cette prestigieuse institution n’est jamais, au fond, qu’un village Potemkine (de la République) de plus, et non pas une instance légitime de pouvoir, un équipement de la démocratie ?
Plus ceux-celles qui sont censés nous gouverner dans l’horizon de positivités distinctes apparaissent comme défaillants dans cette fonction même, plus tend à s’imposer le sentiment que nous sommes gouvernés selon les modalités qui ne s’avouent pas – biaisées, furtives, sournoises, subreptices. Ce qui, entre autres choses, va nourrir certains délires conspirationnistes. Mais la question est infiniment plus sérieuse que ce que peuvent en dire les obsédés du complot (qui se repèrent dans les hautes sphères non moins que parmi les subalternes – voir la vogue actuelle du motif du « complot russe » dans les contre-allées des démocraties occidentales). Le pli de la perception critique par « les gens » de la question du gouvernement dans le monde contemporain et dans les démocraties de marché en particulier, c’est que moins les pouvoirs en place sont compétents, en mesure d’afficher des résultats tangibles en matière de prise en charge des populations dans l’horizon des positivités (amélioration des conditions de vie et formes de vie publique), et plus tendent à prévaloir des formes de gouvernement effectives qui sont obliques et étrangères à la normativité démocratique – plus nous sommes inscrits de fait et à notre insu dans le diagramme du contrôle et de la surveillance – formes indistinctes, par excellence. C’est cela même qui, par réaction, tend à faire du lanceur d’alerte mettant en circulation des documents de l’administration américaine exposant quelques turpitudes de belle dimension ou bien mettant en évidence la façon dont l’Internet fonctionne comme moyen de stocker à toutes fins utiles un nombre infini d’informations relatives à notre vie personnelle, un héros de l’époque aux yeux des gens ordinaires – ceci en dépit des efforts persistants des gens de pouvoir (médias institutionnels inclus) pour ternir leur réputation et, au-delà, les traiter en criminels.
L’idée est désormais solidement enracinée, dans de vastes fractions de la population, que ce qui nous gouverne vraiment, plutôt que le pouvoir « légal », c’est ce gouvernement subliminaire qui s’exerce en dessous de la ligne de flottaison des formes avouables, reconnues, légitimées.
On remarquera ici au passage combien la ritournelle « Big Brother is watching you » est réductrice et même susceptible de nous détourner de l’essentiel. C’est qu’en effet, les régimes de pouvoir furtifs qui tendent à proliférer aujourd’hui, sans visibilité et, dirait-on, incorporels, bien loin de se réduire à la surveillance des corps, des conduites, des gestes, des déplacements, se déploient aussi dans toute la dimension de l’incitation. Ils anticipent sur les conduites et, en un sens, les préemptent. L’exemple parfait, c’est K., dans Le Procès : c’est précisément le caractère indistinct et indéchiffrable de l’appareil de justice avec lequel il est aux prises qui le met en mouvement, le porte à tenter d’en démêler les arcanes à tout prix. L’indistinction n’est pas ici une imperfection, un défaut, mais, plutôt qu’une qualité, une puissance : elle produit des effets de désorientation, d’attrition propres à rendre les sujets gouvernés malléables et impuissants à organiser leur rétivité – c’est bien la raison pour laquelle on voit, au fil du roman de Kafka, K. glisser vers la résignation dont la scène finale de l’exécution est le « stade terminal »...
Le pouvoir furtif, indistinct agit d’une manière tout à fait particulière sur les subjectivités. Récemment, j’ai été amené à séjourner pendant un mois sur un immense campus en Chine, à Wuhan, pour y donner des cours. On m’avait prévenu que l’accès à mes mels y serait aléatoire, qu’il me faudrait tenter de contourner grâce à des dispositifs adaptés le mur qui, en Chine, vise à interdire l’accès à Google, Gmail, Facebook, etc. Et, en effet, impossible de lire mes mels, les premiers jours, ceci en dépit des supposés moyens de contournement dont de bons spécialistes taïwanais avaient équipé mon ordi... Et puis un jour, comme par miracle, tout se mit à marcher comme sur des roulettes, Google, Gmail, même Wikipédia en anglais... pendant quelques heures, avant retour à la case départ. Et ce fut ainsi pendant toute la durée de mon séjour. Au début, quand cela s’interrompait après avoir fonctionné, mon premier réflexe était de me dire : me voici puni, j’ai dû écrire quelque chose qui a franchi les lignes rouges, il faut que je sois plus prudent, etc... Et puis à la longue, je compris que la force de ce pouvoir furtif , c’était précisément de me conduire à tenter vainement d’en déchiffrer les règles obscures, à en explorer les labyrinthes, à m’établir dans la position du fautif ou du coupable, de l’infracteur – là où, selon toute probabilité, est en place une sorte de système machinique (tout le contraire de l’arbitraire d’un tyran) qui tantôt ouvre les vannes, tantôt les ferme.
Une fois que l’on a compris cela, on peut éventuellement commencer à se déprendre, en partie du moins, de l’emprise que ce genre de pouvoir indistinct exerce sur soi, en adoptant une attitude zen – si ça ne marche pas aujourd’hui, ça marchera peut-être demain, ou alors après-demain – dans tous les cas, Google, ça fait pas partie des droits de l’homme, il n’y a pas mort d’homme si je n’ai pas mes mels à la minute ni même dans l’heure qui vient. Et puis la prochaine fois, je saurai : au lieu de chercher sottement à sauter le mur, j’adopterai leur technologie, pour le temps de mon séjour en Chine, je créerai une adresse sur leur Baidu – à Rome fais comme les Romains... [5]
Cet exemple montre bien que la montée des formes de pouvoir informel, complément et contrepartie du délitement des formes de pouvoir visibles en tant que légitimés et associés encore et toujours à la présence d’un corps gouvernemental, c’est un phénomène qui transversalise, qui franchit allègrement les seuils supposés séparer les régimes dit démocratiques des régimes autoritaires. Dans ce qui tient lieu de vie politique à la démocratie d’Etat, en France, l’exemple probant de la montée irrésistible de cette modalité du pouvoir furtif s’établissant sur les ruines du « bon gouvernement », avec ses règles, ses procédures et ses formes de visibilité, c’est tout ce qui se dévoile avec l’affaire Benalla. On y découvre, au fur et à mesure que se déroule l’écheveau de l’« affaire », que le président venu de nulle part, l’astéroïde de la classe politique française, se reproduit, dans cette condition même, sous la forme de toutes sortes de « clones » disposant d’une réserve de pouvoir informel tout à fait impressionnante, non pas seulement d’une manière illégale, mais, surtout, en dehors de toute forme d’institution du pouvoir légitimé. Il faut donc que ces atomes flottants de la démocratie macronienne fassent une grosse connerie pour qu’ils accèdent à la visibilité, qu’ils prennent consistance sous la forme d’un nom et d’un visage. Plutôt que l’exception, Benalla, ce serait dans la configuration présente, le signe annonciateur, parmi bien d’autres, de la montée de ces formes de pouvoir indistinct – ce qui veut bien dire, le plus souvent, inavouables et indéfendables – formes étrangères, tout simplement à ce qui s’affiche comme la normativité démocratique dans nos sociétés. Un monde dans lequel, aussi bien, le plus évanescent des « conseillers » de l’Elysée dispose d’une « réserve gouvernementale » supérieure à celle du mieux titré des ministres.
La modalité dominante du « gouvernement à... », c’est l’investissement et la contamination des subjectivités, l’infléchissement des conduites – une modalité subreptice. Ce qui s’y efface progressivement, c’est la séparation entre un sujet et son objet (le gouverné comme « objet » du gouvernement). Ou, du moins, ce qui s’y efface, c’est la visibilité de l’intervalle séparant le sujet gouverné du sujet gouvernant. Dans les formes traditionnelles du gouvernement, incluant ici le pouvoir disciplinaire, le sujet gouverné se sait et se sent gouverné et il se sait et se sent différent de ce qui le gouverne ou aspire à le faire. Lorsque j’ai affaire à la police ou à la Justice, la séparation, si ce n’est l’antagonisme, entre le sujet gouverné et le sujet/objet du gouvernement persiste, sur une base d’hétérogénéité constante. Mais quand je prends ma place dans un longue queue pour aller visite l’expo Rubens « du siècle » au Grand Palais, je n’ai aucune conscience particulière d’être gouverné à la culture (dans le moment même où je le suis très distinctement), ceci pas davantage que je n’ai « conscience » d’être gouverné à la dette (et par le pouvoir bancaire) quand je demande un rendez-vous à mon banquier, étant en quête d’un crédit sur cinq, quinze ou vingt-cinq ans...
Le « gouvernement à... », c’est un pouvoir d’emprise par perméabilité, ça circule entre une subjectivité individualisée et le foyer anonyme d’un pouvoir dont la forme est plus ou moins distincte ou variable et qui s’exerce selon les modalités spécifiques – les modalités du gouvernement à la dette et celles du gouvernement à la culture sont manifestement hétérogènes. C’est à des dispositifs beaucoup plus qu’à des individus que j’y ai affaire (l’employé de banque auquel j’ai affaire, pour mon crédit, est totalement substituable – d’ailleurs, ça change tout le temps...), ce sont des agencements dans lesquels je dois trouver ma place. Le « gouvernement à... » et l’exercice du pouvoir furtif supposent, dirait Philippe Roy, la multiplication des membranes – ça circule sans fin entre gouvernants et gouvernés, mais dans une configuration où il n’y a plus de séparations distinctes et de seuils visibles, c’est, bien sûr, le dispositif qui « encadre « , dispose les filtres, mais ce que je négocie, c’est bien mon crédit, l’expo que je vais voir, c’est bien celle que j’ai choisie, m’inscrivant, ce faisant dans le diagramme dessiné par un pouvoir plus ou moins protoplasmique – ceci bien davantage qu’une institution.
L’un des atouts majeurs du gouvernement contemporain « à... », c’est la diversité et l’adaptabilité de ses modes d’emprise, leur hétérogénéité, même et leur aptitude à se combiner de manière souple, flexible et évolutive, en formant des agencements modulables – le paradigme du Lego (marque déposée) comme modèle analogique de la combinatoire des pouvoirs contemporains. On l’a bien vu lors du récent épisode de l’incendie de Notre-Dame de Paris : sur le champ « monte au front » et d’une manière toute opportuniste une sorte de pouvoir patrimonial doté d’un solide moteur hybride, carburant indifféremment au post-catholicisme, au culte des vieilles pierres, à la Grande Cause, à l’idéologie corrompue du donateur, etc. On discerne bien alors comment la propriété (et la force) de ce type de « gouvernement à… » (au sauvetage du patrimoine, ici) est de combiner des éléments hétérogènes dans le but de produire des effets de mobilisation et de rassemblement sous contrôle des populations. L’efficience de ce genre de dispositif ou d’agencement, c’est précisément que ceux qui se trouvent alors, d’une façon ou d’une autre embarqués par cette forme de gouvernement ne s’y sentent en aucune façon inscrits à leur corps défendant dans un diagramme gouvernemental, mais aient au contraire l’impression de s’engager de leur propre chef et en montrant le meilleur d’eux-mêmes.
En ce sens même, on n’est jamais aussi bien gouverné que quand on ignore qu’on l’est.
Le « gouvernement à... » sort de l’orbite d’actions conduites comme des moyens mis en œuvre en vue d’une fin – à ce propos, voir les intéressantes réflexions d’Agamben sur moyens et fins. C’est plutôt, en termes courants, « une affaire qui marche », un truc qui « tourne », c’est-à-dire d’essence machinique, même si l’on ne peut pas dire que cela soit devenu tout à fait étranger à des visées stratégiques ou des usages tactiques. Ce n’est pas un sujet gouvernant ou commandant, un agent du pouvoir qui exerce une contrainte directe et plus ou moins vive sur un sujet gouverné, c’est plutôt un dispositif qui prend l’ascendant sur les sujets gouvernés et qui irrigue, contamine, infléchit leurs conduites. Bien sûr, le dispositif, lui, n’a pas surgi du néant, il est fait d’intelligence humaine et de dispositions, il est traversé par des flux et fait de plis – mais rappeler cela, c’est tout autre chose que dire qu’il serait un moyen en vue d’une fin.
Les fins ou ce qu’il en reste sont disposées sur un horizon nébuleux – il suffit d’entendre les « inventeurs » de Facebook parler de ce qui les mit en mouvement lorsqu’ils « inventèrent » et commencèrent à expérimenter cette machine infernale, lorsqu’ils ouvrirent comme des enfants curieux, cette boîte de Pandore...
Le dispositif prend l’ascendant et formate les sujets humains. Il trouve ensuite et ensuite seulement son « utilité », ses effets différés, lorsqu’il rencontre la vie sociale, lorsqu’il s’insère dans le présent. Ce mode d’insertion prend la forme de la production d’effets qui sont par définition incalculables, infinis, susceptibles de se déployer dans toutes les directions. Ce que je vois tous les jours, là d’où j’écris, en Asie orientale, par exemple : le smartphone (entre une multitude d’autres effets), c’est ce qui permet aux innombrables travailleurs migrants et subalternes venus de pays exportateurs de main d’œuvre servile (Indonésie, Philippines, Vietnam...) de supporter une condition qui se définit comme intermédiaire entre le salariat et l’esclavage : grâce au smartphone, les caregivers (aussi appelées helpers, à Hong Kong) s’activant au service des vieillards, des malades, 24 heures sur 24, avec des journées de congé facultatives autant qu’aléatoires, payées selon des barèmes discriminatoires, souvent rudoyées voire carrément maltraitées par leurs employeurs, ponctionnées impitoyablement par les intermédiaires, poussées par la contrainte économique à demeurer éloignées de chez elles-eux des années durant, ces personnes, jeunes en général, mais le plus souvent déjà chargé-e-s de famille, trouvent une ligne de fuite hors de cette condition en s’établissant, via le smartphone, dans une sorte de double vie : dès que leur condition de domestique taillables et corvéables à merci leur laisse un instant de répit, elles-ils se « branchent » sur la famille, les amis demeurés au pays, retrouvent leur langue, partagent les soucis quotidiens, prodiguent conseils et encouragements...
Cette « double vie » ou bien seconde vie qu’elles-ils conduisent par procuration au pays, est assurément ce qui leur permet d’endurer leur condition de post-néo esclaves. Le smartphone avec les ressources qu’il offre (le régime des conversations illimitées), c’est ici à la fois le meilleur allié du dispositif néo-esclavagiste d’importation de la main d’œuvre servile à Taïwan, Hong Kong ou Singapour, et la toute première des « consolations » de la main d’œuvre servile. On dira ici qu’à l’évidence, ces subalternes exemplaires sont, dans des conditions où la mobilité de la main d’œuvre est fondée sur des différences abyssales en termes de revenus des uns et des autres (avec son salaire mensuel plancher, une « soignante » indonésienne gagne à Taiwan entre dix et vingt fois ce qu’elle gagnerait chez elle, dans un emploi ordinaire) gouvernées au smartphone, comme elles-ils le sont à l’implacable régime des brokers (intermédiaires). Gouvernement d’autant plus efficace et, pour tout dire, pervers, qu’elles-ils en ignorent tout et sont donc bien loin de se disposer à y résister – tout au contraire, elles-ils le perçoivent comme ce qui allège leur condition.
On comprend aisément, dans ces conditions, qu’il est infiniment plus facile de s’opposer, de résister à ce qui se manifeste dans les formes traditionnelles du gouvernement des vivants qu’à ce qui se présente selon les modalités du « gouvernement à... ». Dans le premier cas, ce à quoi il est question d’opposer une contre-force, quelle qu’en soit l’expression, est une présence sensible, cela a un nom et un visage, le plus souvent. Dans le second cas, l’effacement de ce qui, pour le gouverné, rend tangible le fait même du gouvernement, la disparition du couplage gouvernants-gouvernés – c’est bien cela même qui complique, pour le gouvernés, le déploiement d’actions, de gestes, de conduites adversatifs. Pour s’opposer et résister, il faut savoir à quoi l’on s’oppose, à quoi l’on résiste, il faut l’identifier comme forme de pouvoir, dispositif d’emprise. Il faut avoir un adversaire ou un ennemi.
Or, comme on vient de le voir, les sujets contemporains seraient plutôt portés à voir ces dispositifs comme destinés à les équiper, à augmenter leur puissance et leur liberté de mouvement, si ce n’est à les « libérer » – plutôt qu’à les formater ou carrément les asservir en les réduisant à des conditions déterminées, en les assignant à des dispositifs d’homogénéisation, de surveillance, des conduites mimétiques, etc.
Et quand bien même ils en viendraient à faire entrer tel ou tel de ces dispositifs dans le champ d’une expérience à proprement parler de ce en quoi consiste le faut d’être « gouverné à... » (comme c’est le cas pour nombre de gens qui, en se faisant gilets jaunes, sont devenus sensibles à leur condition d’endettés à vie), encore leur faudrait-il repartir de zéro pour inventer des contre-conduites appropriées, propres à faire que les choses changent dans ce registre – ce n’est pas en manifestant aux cris de « A bas le crédit ! » ou en pétitionnant contre les expos pharaoniques que l’on ira bien loin... Bref, une politique populaire, fondée sur l’expérience collective, susceptible de faire pièce au « gouvernement à... » reste à inventer. Cette invention passe par une (re)politisation tous azimuts des questions du mode de vie. Cette question est désormais établie au cœur de tous les mouvements et de tous les moments où se produisent, dans le présent, des poussées de radicalité critique – mouvements des Places, Gilets jaunes, etc. – « Le mouvement (les Gilets jaunes, A. B.) n’est pas mû par une critique des conditions de travail et du travail, mais par une référence aux conditions de vie », note justement Jacques Wajnsztejn [6].
Les questions du mode de vie sont, par définition, traversées par des enjeux de pouvoir, et c’est avec elles que l’on rencontre, par excellence, les enjeux du « gouvernement à... ». C’est que nous sommes gouvernés à la croissance aussi, la fantasmagorie mortifère qui nous envoie dans le mur, comme nous le sommes à la grande distribution (à la consommation en hypermarché et en zones commerciales), au voiturage solitaire pour aller au boulot (ce qui a pour conséquence que, pendant que nous polluons l’atmosphère, la rumeur de la propagande radiophonique pollue nos cerveaux).
On l’a bien vu avec le mouvement des Gilets jaunes : lorsque la colère des gens se cristallise sur quelques points particuliers, qu’émergent des points de contention qui sont bien davantage que des « revendications » (ce qui est en jeu dans le prix de l’essence, de l’impôt sur les hauts revenus ou des déserts médicaux), c’est rapidement tout l’écheveau de la contestation des formes de vie imposées et (mal) administrées qui se déroule ; ceci, de la critique de la déréliction des équipements du pouvoir à celle de l’économie communicationnelle (les médias, l’ « information », la com’ des élites politiques), en passant par l’organisation du territoire, l’incurie des gouvernants et du pouvoir économique en matière environnementale... Ce qui a surgi et bouillonne dans le mouvement des Gilets jaunes, ce qui continuera à s’inscrire dans le présent bien après qu’il aura cessé d’être une force vive, c’est une insatiable aspiration à vivre autrement, inséparable d’une critique radicale des formes présentes du gouvernement des vivants. Dans un moment comme celui des Gilets jaunes se manifeste une rétivité beaucoup plus ample que la simple aversion au cirque électoral ou à l’ordinaire de la démocratie policière. Dès lors qu’à l’échelle de tout un peuple (non pas la nation, mais bien un peuple populaire) s’est enraciné le refus d’être gouverné par « ces gens-là », c’est aussi l’aspiration à se gouverner soi-même qui prend corps. Le « gouvernement de soi » non pas comme individualité séparée mais comme corps collectif.
Or, cette aspiration est, à son tour, indissociable d’une radicale critique des formes multiples du « gouvernement à... ». Il est toujours plus impérieux que nous nous demandions sérieusement, constamment, obstinément... non seulement qui ou ce qui nous gouverne effectivement, dans toutes les dimensions de nos vies ; mais tout autant comment nous le sommes – puisque telle est la condition impérieuse pour que nous puissions commencer à nous déprendre de ces modes d’emprise et opposer des formes raisonnées du « gouvernement de nous-mêmes » (pluriel) à ces systèmes d’appareillage qui captent nos existences.
En ce sens même, on peut faire une double lecture – et qui nous conduirait dans des directions rigoureusement opposées – du « dégagisme » qui a prospéré tout au long du mouvement des Gilets jaunes : on peut, d’un côté, y voir le signe manifeste de l’impuissance du mouvement à se doter d’objectifs à long terme, à définir une stratégie, dégager des « alternatives » à l’impasse du présent – la cristallisation de la colère sur le mauvais objet électif – « Macron dehors ! » – apparaît sous cet angle comme le symptôme d’un désarroi, l’aveu d’une faiblesse constitutive : n’est-ce pas pure illusion, en effet, qu’imaginer qu’il suffise qu’un seul corps gouvernant, fût-il présidentiel, soit expulsé de la sphère gouvernementale pour que nos vies soient enfin soulagées de la mal-vie ? Dans un temps de la politique où les corps gouvernants sont, plus que jamais, devenus allégés et substituables, cette focalisation sur le seul corps présidentiel tendrait même à tenir du rite non pas expiatoire mais émétique – comme s’il suffisait de vomir un seul corps pour que nous soyons enfin guéris du mauvais gouvernement...
Mais d’un autre côté, on pourrait aussi bien argumenter que Macron, dans cette configuration où tout ce qui, jadis et naguère, soutenait la lutte – programmes, cahiers de revendications, agendas de mobilisations, grèves et manifestations encadrées..., est
effondré, il n’apparaît que trop logique que « Macron » soit devenu le nom de tout ce dont il est urgent de se délester, le signifiant universel destiné à désigner le tout de ce qui nous gouverne d’une manière telle que nos existences se trouvent toujours davantage diminuées, rabougries, affligées. « Macron », ce serait, dans ce soulèvement où se reconstitue un peuple politique détaché des conditions de l’Etat, le nom générique de ce que nous ne voulons plus, de ces formes de gouvernement que nous honnissons. Le « non à... », le « A bas ! » concentrés sur un nom et un visage tendant à devenir une allégorie retrouveraient des puissances affirmatives insoupçonnées, inépuisables – celles de la défection.