La confession en philosophie [1/3]
1. La confession évoque l’intime. Dans l’histoire de la philosophie occidentale, on trouve plusieurs figures de penseurs philosophiques où l’intime se révèle comme une expérience que le sujet fait de lui-même, en faisant un récit de soi intime : il fait l’expérience, il opère des transformations sur lui-même, sur autrui, sur le monde, il éprouve son effectivité vivante. Par définition, l’intime désigne un sujet qui ne se met pas en scène, doit rester irréductible au dévoilement public, mais on finit souvent par se dévoiler au public. Il s’agit d’un paradoxe, où l’écriture de moi, et en particulier l’écriture autobiographique vise à constituer un portrait de soi. Cette écriture ne doit-elle pas inéluctablement réduire la complexité du sujet ? Car la vie la plus secrète, secrète d’abord pour soi-même, peut être soigneusement dissimulée par son contraire. Et comment alors définir l’écriture de soi ? Un essai littéraire, une étude philosophique, une autobiographie, un récit d’analyse ? Par exemple, M. Foucault a pour lui-même développé une ascèse (qui étymologiquement signifie exercice) de l’écriture : « ... l’écriture constitue une étape essentielle dans le processus auquel tend toute l’askesis : à savoir l’élaboration des discours reçus et reconnus comme vrais en principes relationnels d’action. Comme élément de l’entraînement de soi, l’écriture a, pour utiliser une expression qu’on trouve chez Plutarque, une fonction éthopoiétique : elle est un opérateur de la transformation de la vérité en ethos (M. Foucault, « L’écriture de soi », Dits Écrits, Éditions Gallimard, 1994, tome IV, texte n°329, p.418.) » Par ailleurs, à ce sujet, P. Hadot dans Qu’est-ce que la philosophie antique ? Paris, 1995, Gallimard, « Questions et perspectives, p.408-424 », propose une démarche stimulante que nous pouvons résumer ainsi : depuis Socrate et Platon, peut-être même depuis les présocratiques, jusqu’au début du christianisme, la philosophie procède toujours d’un choix initial pour un mode de vie, d’une vision globale de l’univers, d’une décision volontaire de vivre le monde avec d’autres, en communauté ou en école. De cette conversion de l’individu découle le discours philosophique qui dira l’option d’existence comme la représentation du monde. La philosophie antique n’est pas un système, elle est un exercice préparatoire à la sagesse, elle est un exercice spirituel. P. Hadot montre aussi que les écoles philosophiques antiques-épicuriennes, stoïciennes, cyniques n’étaient pas seulement des lieux d’enseignement de la théorie mais d’apprentissage et de formation à un mode de vie, de transformation de soi avec et par les autres, grâce à la participation à la communauté de vie institutionnelle qui réunissait les maîtres et les disciples. Ainsi, les Pensées de Marc-Aurèle ne représentaient pas l’exposé d’une doctrine, le développement d’un système de pensée mais l’exhortation qu’il s’adresse à lui-même pour rester fidèle aux principes qu’il reconnaît. Marc Aurèle avec Epictète représentent les derniers grands stoïciens romains. Le même auteur, dans La citadelle intérieure : introduction aux « Pensées » de Marc Aurèle (Fayard, 1992), montre comment le stoïcisme d’Epictète est absorbé par Marc Aurèle. En effet, les idées de l’esclave philosophe avaient rencontré chez Marc Aurèle un écho profond. Ses fameuses « Pensées pour moi-même » sont les résultats de l’accumulation d’expériences variées et d’observation des autres : le philosophe-empereur écrit ses « Pensées à lui-même », après avoir longuement accumulé les expériences de la vie, de la nature, de l’homme. Le premier livre de Pensées pour moi-même, a un aspect de biographie qui nous renseigne sur l’existence de certains personnages (parents, maîtres, amis) à l’égard desquels Marc Aurèle s’est senti en dette intellectuelle et morale. L’empereur écrivait pendant les campagnes militaires, pour sa propre éducation. Son œuvre n’était pas conçue pour la publication mais pour le destin posthume. Il consigne ses états d’âme et ses résolutions. Mais attention : cela s’intitule en grec Ta eis eauton, autrement dit « Ses affaires à lui ». Car il ne faisait pas l’exposé d’une doctrine, le développement d’un système de pensée mais l’exhortation qu’il s’adresse à lui-même pour rester fidèle aux principes qu’il reconnaît. C’est le stoïcien qui parle. L’empereur-philosophe est en quête de la sagesse.
2. Plusieurs siècles après, un Montaigne ne partage-t-il pas des préoccupations communes ? Dans ses Essais, il a repris et modifié sans relâche les thèmes disparates qu’il a abordés pendant toute une vie. On ne saurait lire les Essais sans penser au titre : Essais. En effet, dans cette écriture de la subjectivité, cette forme d’« Écriture de soi », Montaigne s’« essaie, s’exerce, s’examine ». Il pratiquait une forme particulière du « pyrrhonisme » : une philosophie de recherche perpétuelle, un exercice de la raison, s’opposant au scepticisme négatif, à la contestation radicale et stérile du savoir, et au dogmatisme. Les Essais sont-ils autobiographiques ? Il n’y a pas enchaînement autobiographique. Un journal intime alors ? Les contingences et les faits quotidiens en sont exclus. S’agit-il alors de ses confessions ? Non plus : Montaigne ne se pose pas en religieux, il n’est pas à la recherche d’une grâce divine. Le « je » du scripteur ne dialogue pas avec Dieu comme chez Augustin. Il n’y pense même pas. Il se livre aux jugements de ses lecteurs. Dans l’incipit, il avoue tout modestement « Au lecteur » : « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc. » Mais sa modestie affichée ne cache pas sa quête d’originalité : s’il écrit ses Essais, c’est parce que « chaque homme […] porte en soi la forme entière de l’humaine condition. » (Essais, III, 2)
3. Les Confessions d’Augustin marquent une étape fondamentale dans l’histoire littéraire de l’Occident, et sont généralement considérées comme le premier exemple d’autobiographie. Ici il faut se rappeler une fois encore que l’écriture intime ou l’écriture de soi ne s’enracinait pas seulement dans une culture profane. Parallèlement à l’héritage antique, le christianisme ne cesse d’inviter l’homme à faire retour sur lui-même en même temps qu’il le pousse à découvrir le chemin intérieur le conduisant jusqu’à Dieu. A ce titre, Les Confessions est un livre fondateur. L’auteur y relate son existence depuis son enfance jusqu’à l’époque de la maturité. Par exemple, au livre second de ses Confessions, Augustin raconte comment, tout enfant encore, lui et quelques amis avaient volé des poires à un voisin, non pas dans le but de les manger (en fait, ils les jetèrent aux pourceaux) mais pour le seul plaisir de commettre un acte défendu. A l’époque lointaine, l’homme mûr se souvient de ce fait avec un sentiment de honte. Des années plus tard, l’écriture confessionnelle devient une étape ultérieure qui décrit le vol des poires comme une transgression. Mais l’histoire des poires volées est un fait autobiographique, bien qu’Augustin le relate comme une confession. L’essentiel des Confessions ne réside pas cependant dans la présentation de la vie de saint Augustin, et notamment dans le récit de son enfance turbulente, marquée par la passion pour le théâtre et les jeux. Récit de vocation plus que récit de vie, Les Confessions décrivent l’itinéraire religieux d’un homme qui, à l’âge de trente-deux ans, décida de renoncer au paganisme pour se convertir au christianisme. Cet homme n’est pas un individu ordinaire mais un futur « saint » qui ne cesse de faire l’éloge de son Dieu. Cette œuvre majeure a donné naissance à un genre à part entière comme récit de conversion et de vocation. Ce genre a connu un profond succès en Europe. Mais le plus grand mérite de cette œuvre est peut-être d’avoir ouvert la voie qui conduit aux confessions et autobiographies modernes. Après Augustin, il y a Jean-Jacques Rousseau qui a écrit ses Confessions, une œuvre qui s’inscrit dans la tradition chrétienne. Augustin et Rousseau n’avouent-ils pas leurs erreurs de jeunesse pour décrire leurs parcours spirituels ? Pour le premier vers « Dieu », et pour le second vers « soi-même » ? Mais attention ! Il y a confession et confession : le terme latin confessio (du verbe confiteor), qui donne son titre à l’ouvrage de saint Augustin, ne se réduit pas au sens moderne de l’aveu qu’une personne fait de ses « fautes ». Il revêt une signification plus entendue. Insistons ici encore une fois sur Augustin avant de passer à Rousseau. Pour lui, il s’agit d’abord de faire l’« éloge » de la grandeur de Dieu. Le futur saint et évêque d’Hippone fait son témoignage et retrace son itinéraire vers Dieu, appelle les hommes à le suivre. Et en même temps, c’est à Dieu que s’adresse Augustin, métaphoriquement, et littérairement, sur le mode du vouvoiement, bien que son œuvre soit destinée aux hommes : une confession à Dieu rendue publique aux hommes. Les Confessions représentent parmi les ouvrages d’Augustin l’ouvrage théologique important certes mais aussi le plus personnel. D’où vient son charme pour les modernes. Et pour ces derniers, l’écriture autobiographique, permet-elle de constituer un portrait de soi ? Une entreprise difficile semble-t-il car notre moi est intrinsèquement changeant et multiforme. Écrire le moi présente un autre problème : j’ai beau dire « moi », rien ne m’empêche de mentir. Les lecteurs n’ont pas les moyens de vérifier. Quand je parle de moi, je peux aussi vous parler de vous. De plus, la lecture de confession pourrait bel et bien relever d’un voyeurisme, d’un goût de savoir la vie d’autrui, alors que lecteurs et lectrices sont incapables de « corriger » leurs « fautes et péchés » ni même de les connaître. Le problème principal demeure celui de la « vérité ». Alors, rédiger ses confessions pose plusieurs problèmes à plusieurs égards. Déjà pour Augustin, il est douteux qu’une confession faite aux hommes soit utile : « Mais qu’ai-je donc affaire aux hommes, qu’ils entendent mes confessions, comme si c’était eux qui allaient guérir toutes mes langueurs ? » (Augustin, Confessions, X, 3, p.982, traduit par L. Jerphagnon, Gallimard, 2000.) Pour lui, c’est Dieu qui se révèle être le garant de la vérité, et il se place sous son autorité pour la garantie de ses propos : « Quel fruit donc, mon Seigneur-toi à qui chaque jour se confesse ma conscience [...] si je poursuis ces écrits pour confesser aux hommes, devant toi, non plus ce que je fus, mais ce que je suis ?... » (Augustin, Confessions, X, 4, p.983, traduit par L. Jerphagnon, Gallimard, 2000.) Les confessions d’Augustin passaient d’abord devant les hommes ; d’où vient leur caractère public, mais c’est son Dieu qui les jugera en définitive. Dans la lecture des Confessions, il y a toujours quelque chose de moderne. On les lit souvent à part, sans connaître sa dernière œuvre, Rétractions : un fabuleux catalogue commenté, à la fin de sa vie. Il est déjà grand docteur de l’Église à siège épiscopal, un théologien accomplit. Et dans les derniers années de sa vie, il procède à une révision critique de ses propres œuvres écrites jusqu’au alors. En bon prédicateur-pédagogue, voulait-il orienter ses lecteurs futurs en leur donnant une sorte de guide. En ce sens, dans « Prologue », fait-il un long aveu qui est en même temps un testament : « Quant à cet ouvrage, il m’a plus de l’écrire pour le mettre dans les mains des hommes à qui je ne puis enlever, pour les corriger, les livres que j’ai déjà publiés. Je ne laisse pas de côté les ouvrages que j’ai écrits étant encore catéchumène, quand j’avais déjà abandonné l’espérance terrestre qui m’avait retenu, mais que je restais enflé des habitudes littéraires du siècle. Ces livres en effet sont parvenus à la connaissance des copistes et des lecteurs ; on peut les lire d’une manière utile si l’on pardonne quelques fautes ou si on ne les pardonne pas, si l’on ne s’attache pas aux erreurs. Que donc tous ceux qui lisent ce livre ne m’imitent pas dans mes erreurs mais dans mes progrès vers le mieux. Celui qui lira mes petits ouvrages dans l’ordre où ils ont été écrits, trouvera peut-être en effet comment j’ai progressé en écrivant... [1] » Certes Les Rétractations ont un certain caractère d’intimité et autobiographique, et elles nous conduisait à mieux comprendre l’évolution de sa pensée, mais elles n’exposaient ni l’explosion sentimentale, et ni l’émotion religieuse qui caractérisent ses Confessions. Car ces dernières sont déjà une œuvre de jeunesse. Et dans Les Rétractations, il ne fait pas ses louanges à Dieu, et il n’expose non plus ses péchés. Il se contente simplement de passer en revue les écrits sortis de sa plume – il y a longtemps qu’il a commencé à publier. En revanche, il justifiera en ces termes la rédaction de ses Confessions, qui est l’œuvre majeure de l’Occident : « Les treize livre de mes Confessions louent le Dieu juste et bon pour mes bonnes comme pour mes mauvaises actions... [2] » Et plusieurs siècles après, il ne s’agit pas de la même chose pour Rousseau. Son entreprise confessionnelle est laïque. Avec lui, le dire confessionnel religieux est « laïcisé », pour ainsi dire. A ce sujet, Philippe Lejeune souligne : « les différentes formes de l’autobiographie moderne sont sans doute nées de la laïcisation du genre des confessions religieuses, l’individu prenant la place centrale accordée auparavant à Dieu pour raconter le long chemin de son trajet vers lui-même… » ( Philippe Lejeune, Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, Paris, 1997, p.50.) Après Les Confessions d’Augustin, Les Confessions et Les rêveries du promeneur solitaire de Rousseau connaîtrons une grande célébrité. D’autres écrivains ultérieurs tout aussi célèbres suivront, notamment en littérature : La confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset, des aveux et des mémoires politiques de René de Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-tombe. Chateaubriand a imité Rousseau, son modèle proche, avec succès. Par sa chrétienté il était apparenté à son modèle lointain.
4. Augustin inaugure une nouvelle manière d’écriture. Car écrire ses aveux, en établissant la connexion entre l’écriture et le moi est une entreprise nouvelle. Sous forme de quête de Dieu, il fait un compte rendu écrit de sa propre existence aux yeux de tous. Ainsi, l’écriture du moi a une certaine justification. Elle est assumée comme une action personnelle adressée aux autres, une action de soi sur soi qui prétend rendre visible aux autres une transformation de soi. C’est une pensée neuve. Dans la postérité augustinienne, pour la dimension de l’aspect confessionnel dans l’œuvre de Rousseau, nous pouvons dire qu’après Augustin, Rousseau a refondé la confession en la « laïcisant ». Car ses aveux ne sont ni chrétiens, ni catholiques, de même que sa religion n’est pas chrétienne mais « civique ». Il inaugure dans ses Confessions un type de réflexion sur le sens de l’existence humaine dont la postérité a connu un grand succès, comme en témoigne l’ascendant qu’elles ont exercé sur la philosophie contemporaine. Rousseau a laïcisé le genre littéraire de la pratique confessionnelle qu’Augustin a inauguré. Augustin et Rousseau sont en même temps les héros de leur histoire racontée, le narrateur et l’auteur du livre autobiographique. Si Rousseau a choisi le titre utilisé par le grand penseur chrétien, il ne cherche pas à convertir son lecteur à une religion. Dans leur exercice individuel, faut-il voir une continuité entre l’évêque d’Hippone et le Vicaire savoyard ? J. Starobinski inscrit Rousseau dans la lignée augustinienne : « Rousseau a appris de saint d’Augustin et de Malebranche que « l’homme n’est point à lui-même sa propre lumière. » Il faut résister à la tentation de nous croire source d’une lumière qui n’est en nous que dérivée, réfractée, affaiblie. (Voir la préface de J. Starobinski, Le temps de l’histoire, Horst Günter, Paris, 1995, éd. Fondation Maison des sciences de l’homme.) Leur récit confessionnel est lié à leur individualisme comme la représentation de soi par l’écriture : c’est l’écriture du moi. Sous cet aspect, les Confessions sont liées à l’habitude chrétienne de l’examen de conscience. On ne peut pas penser l’individualisme moderne littéraire sans eux et sans la pensée chrétienne. Car : « c’est dans le sein de la pensée chrétienne que se sont manifestées de plus en plus clairement les idées qui finiront par engendrer l’individualisme moderne. » (Voir P. Gothot, « Le sujet de l’ordre juridique », Point de mire d’une réflexion sur le geste autobiographique, l’individualisme et autobiographie en Occident, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1983, p. 57.) Les origines de l’individualisme moderne recèlent sans doute un sens plus profond qu’une tentative de caractérisation historique. Il s’agit, dans une perspective sociologique comparative, d’étudier ce que L. Dumont nomme « l’idéologie moderne », cet ensemble de représentations, d’idées et valeurs qui s’est développé en Occident sous les traits de la « configuration individualiste [3] », valorisant « l’individu moral » comme lointain héritier de « l’individu-en-relation-directe-avec-Dieu » chrétien. Quant à Rousseau, ses Confessions mettent le lecteur au courant de la bataille que Rousseau mène dans la société pour y conquérir sa place, ainsi que sa vie errante : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. [4] » C’est là une position extrême, où s’exprime l’originalité et l’individualité liées à son récit autobiographique. Il représente un tournant crucial dans l’entreprise confessionnelle. Il n’est pas surprenant que ses Confessions aient trouvé un tel retentissement en Europe. Par le titre de son ouvrage, il cite l’autobiographie religieuse de Saint Augustin, mais après plusieurs siècles de formation de la subjectivité post-antique. Cela explique le fait qu’il est plus impétueux et plus hardi pour les modernes. Pour lui, la stratégie de son entreprise confessionnelle est inextricablement liée à celle qui vise à trouver des lecteurs alliés qui transmettrons son image « pure » et « solitaire » d’une gloire à la postérité : Les Rêveries d’un promeneur solitaire débute ainsi : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. [5] » Les Confessions de Rousseau, c’est son combat continuel, bien qu’il soit relativement apaisé ultérieurement. Elles avait inauguré la dernière période créatrice de l’écrivain, avec des œuvres autobiographiques, qui comprendrait les Dialogues et Les Rêveries du promeneur solitaire. Rousseau, en effet, après s’être dressé contre la société, tenue pour responsable du mal et de la dénaturation de l’homme, se trouve en position d’accusé, et, par là même, dans l’obligation de se justifier. En ce sens, le récit des Confessions n’est pas étranger à une visée apologétique : cette première grande tentative d’écriture autobiographique des temps modernes est beaucoup plus que cela. Car l’œuvre est audacieuse et novatrice, et elle s’inscrit dans le projet global du philosophe. Les modernes voient en Rousseau une adaptation rationaliste de la doctrine chrétienne de l’état initial de l’homme ne connaissant ni péché ni société, d’origine divine. Le philosophe présente ses Confessions comme « un ouvrage unique et utile, lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l’étude des hommes qui certainement est à commencer... » Une entreprise grandiose que Rousseau annoncera dans le Dialogue troisième : « La nature fait l’homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable. » (Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, 1755) C’est la raison pour laquelle il s’était proposé de retracer, à partir du concept conjectural de l’homme de la nature, l’histoire de cette dénaturation à l’échelle de l’humanité. Mais dans Les Confessions, cette même histoire est étudiée à partir d’une vie individuelle : celle de l’auteur lui-même, envisagée de la naissance à la cinquante-troisième année. Dans le manuscrit de Genève, une note préliminaire présente Les Confessions en ces termes : « Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais. ». Comme on le voit, l’œuvre prétend marquer un tournant décisif dans la « connaissance de l’homme » : d’où vient son influence. Rousseau est moderne et sa religiosité est un christianisme réduit à l’éthique. Il fait même une critique d’Augustin, chez qui la doctrine du péché originel a une définition classique : « […], selon moi, que cette doctrine du péché originel, sujette à des difficultés si terribles, ne soit contenue dans l’Écriture ni si clairement ni si durement qu’il a plu au Rhéteur Augustin et à nos Théologiens de la bâtir ; et le moyen de concevoir que Dieu crée tant d’âmes innocentes et pures, tout exprès pour les joindre à des corps coupables, pour leur y faire contracter la corruption morale, et pour les condamner toutes à l’enfer, sans autre crime que cette union qui est dans son ouvrage [6] » Un Karl Barth remarque à juste titre que, « il [Rousseau] a entièrement rompu avec la doctrine, depuis longtemps attaquée de toutes parts, du péché originel, et avec la conception, également menacée depuis longtemps, de la Révélation [7] » Et selon E. Cassirer, chez Rousseau : « la conviction religieuse n’est jamais qu’une autoconviction, elle s’acquiert par et pour le moi intime, elle n’est jamais une certitude qui voudrait affirmer un savoir et des témoignages extérieurs [8] ». Rousseau cherche en lui-même les sources de la religion, il voit et il découvre par lui-même. Les premières pages du Discours sont claires. Le vicaire revient aux principes en partant de sa propre pensée : je sais et je compare, je juge, je peux agir. Tout l’édifice de sa pensée est reconstruit à partir de ces éléments. Il parle à un jeune homme perverti par les institutions religieuses, qui ont étouffé en lui tout vrai sentiment du bien et du mal : ce jeune homme est en fait à rééduquer, il faut donc tout reconstruire et bâtir en partant des considérations premières. Rousseau se fait une religion à soi. Il prétend réformer radicalement la religion chrétienne pour en faire une pure religion de la conscience. Avec les Encyclopédistes par exemple, il refuse lui aussi que « la morale, la théorie de l’État et de la société aient un fondement transcendant [9] ». Il n’admet pas le royaume de l’autre monde. En revanche, sa problématique est parallèle à celle du christianisme. Il met en œuvre une critique de la culture, il rend la religion immanente, il abolit la distinction du spirituel et du temporel. Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ont perdu leur légitimité. Le civisme ancien est rétabli. Et pour cette raison, la « religion civile » de Rousseau sera exploitée par la Révolution française. On imagine aisément l’accueil que reçurent les idées de Rousseau dans l’Europe des monarchies absolues de droit divin. Elles sont apparues radicales, subversives contre l’Ancien Régime en France. Dans sa critique sociale, Rousseau, qui est un anticonformiste, cherche sa place au monde : « ma place n’était pas celle qui m’était assignée par les hommes [10] », et il sortira donc de ce qu’on lui fixe, pour trouver une place où se tenir : « je me mis en campagne [...] pour commencer la vie d’un vrai vagabond [11] ». Le moi se construit dans la conquête de cette place, dans la positivité de la vie, et de sa restitution, pour combler le vide. Il avoue nettement son but : « Dans l’entreprise que j’ai faite de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur et caché ; il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux, qu’il me suive dans tous les égarements de mon cœur, dans tous les recoins de ma vie ; qu’il ne me perde pas de vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, moindre vide, et se demandant : Qu’a-t-il fait durant ce temps-là ? [12] » Il est dans son écriture, il va de l’intériorité à l’extériorité. Il poursuit son entreprise confessionnelle sous le personnage de St. Preux. Comme Augustin, il affiche nettement son désir d’éduquer les hommes : « je ne vois plus qu’injustice, hypocrisie et mensonges parmi les hommes. [13] » Et nous comprenons mieux la vocation de Rousseau qui consiste à mettre en accusation la société : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses ». Mais « tout dégénère entre les mains de l’homme [14] ». Ce n’est pas l’homme individuel qui est coupable, mais l’homme social. Le narrateur qui fait récit de sa propre histoire, va bien au-delà dans son entreprise et il commence à discourir sur la raison sociale et politique. Son vocabulaire devient éminemment politique et il suggère que seule la politique peut améliorer la condition de l’homme : « J’avois vu que tout tenoit radicalement à la politique [15] », et nulle conversion n’est exigée de l’individu : « je sentis que mes maux et mes vices me venaient bien plus de ma situation que de moi-même [16] ». Rousseau trouve la solution dans la raison politique : « La volonté constante de tous les membres de l’Etat est la volonté générale [...] Quand on propose une loi dans l’assemblée du Peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la regrettent, mais si elle est conforme à la volonté générale [...]. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas [17] ». A ce sujet, il faut souligner qu’il ne rêve pas d’une société exempte de tout conflit. Il ne pose pas un accord préétabli entre « l’individu solitaire » et le pouvoir ou l’État. Il ne cherche pas l’unité de la morale et de la politique dans l’État total sous l’apparence de l’égalité. L’individu garde son autonomie. La volonté générale est la scène où se manifeste et se construit continuellement l’accord qui sous-tend les différends entre individus et groupes particuliers. Chez le penseur l’homme est un citoyen qui a une religion personnelle qui peut être païenne ou encore celle du christianisme romain. « La religion de l’homme » chez lui, est sans temple et sans autel : « il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogme de la religion, mais comme sentiment de sociabilité, sans lequel il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle [18] » Le Rousseau du Contrat social pourrait être considéré « non social » dans le dilemme suivant : comment lier, créer, récréer une communauté par un contrat ? Car son problème est d’organiser un contrat social dans lequel tous les hommes se reconnaissent. Il prescrit une constitution à une société qu’il condamne. Ici, une question capitale se pose ; que faire de la contrainte née de l’altérité ? Dans cette perspective, le seul moyen de la résoudre est-il l’obéissance ? L’homme-citoyen de Rousseau est-il soumis à la volonté générale du Contrat Social ? Dans la pensée complexe du philosophe, nous constatons la coexistence de deux tendances dont l’une est une œuvre d’autobiographie dans laquelle l’individu est rebelle, l’autre, le Contrat Social dans lequel Rousseau propose « un projet de société [19] ». Sur ce chapitre, il est important de rappeler l’une des grandes préoccupations de Rousseau : formuler une idée qui assurerait à chaque individu la sécurité, tout en lui permettant de conserver sa liberté. Pour lui, sécurité et liberté sont les deux pôles organisateurs de la Cité. Pour lui la seule autorité légitime naît d’un accord réciproque des parties contractantes ; elle se construit et se poursuit par convention. Ce projet de société comme fondation est capital dans ses œuvres. Sa pensée nous présente le début d’une certaine reconstruction, d’une nouvelle genèse de l’humanité, à partir de la conscience de la corruption dont toute inégalité peut se comprendre selon le schème nouveau : perversion par l’histoire passée, régénération. Il propose une critique du christianisme par la cité antique et une critique de la société à partir de l’homme naturel. Dans les Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, Rousseau établit le passage entre la nature et la culture. Ce passage implique des risques et des inégalités, la civilisation n’est pas unilatéralement positive. L’homme de Rousseau est l’homme civilisé du point de vue de l’homme naturel. Cette vue exclut toute vue révélée et surnaturelle. Rousseau en méditant sur l’homme naturel, qui a été « dénaturé » par la civilisation, n’envisage aucun retour en arrière : « la nature humaine ne rétrograde pas ». Cette phrase nous permet de situer le rapport de Rousseau au « naturel », qui postule progrès et perfectibilité. Chez lui, l’entreprise confessionnelle peut être pensée aussi dans la perspective de l’homme antique, elle est à la fois tenue par un regard sur soi-même et par une activité en accord. Il y aurait une plénitude de soi à accomplir : l’intériorité et l’extériorité de soi s’harmonisent. Comme l’indique Foucault, s’occuper de soi est « une forme de vie ». Et en ce sens, l’entreprise confessionnelle de Rousseau a des origines stoïciennes. Dans cette optique, il est donc essentiel pour l’individu de se libérer par une maîtrise de soi : « Ô homme ! resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras pas misérable. Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres, rien ne pourra t’en faire sortir [...] Ta liberté, ton pouvoir, ne s’étend qu’aussi loin que tes forces naturelles, pas au-delà ; tout le reste n’est qu’esclavage, illusion, prestige [20] ». Il souligne plutôt ici la maîtrise de soi de l’homme comme vertu stoïcienne et il s’approche plutôt des stoïciens de l’Antiquité. Si pour Rousseau l’effort d’être libre incombe à l’homme, il annonce une société finale où les contraintes cesseront d’exister et ainsi serait résolu le problème de la liberté : « on réunirait dans la république tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil ; on joindrait à la liberté qui maintient l’homme exempt de vice, la moralité qui l’élève à la vertu. [21] » Par exemple, en critiquant Augustin, il regrette les vertus antiques : « Je suis fâché pour saint Augustin des plaisanteries qu’il a osé faire sur ce grand et bel acte de vertu (celui de Brutus). Les pères de l’Église n’ont pas su voir le mal qu’ils faisaient à leur cause en flétrissant ainsi tout ce que le courage et l’honneur avait produit de plus grand [...] à force de vouloir élever la sublimité du christianisme, ils ont appris aux chrétiens à devenir des hommes lâches. [22] » Et en dressant une rapide histoire religieuse de l’humanité dans le Contrat Social au chapitre de « De la religion civile », il regrette la religion des païens et déplore le passage des juifs à un monothéisme exclusif : « l’on a jamais pu venir à bout de savoir auquel du maître ou des prêtres on était obligé d’obéir [23] ». Un Augustin s’intéresse à l’enfance pour y repérer les signes, alors invisibles, d’un appel que la conversion révèle après coup dans toute leur évidence. Mais chez lui, ce n’est pas l’enfance en soi qui est déterminante, mais la lutte de la grâce et du péché. Il prie Dieu et demande pardon d’avoir si longtemps été sourd à sa voie. La grande différence entre Augustin et Rousseau, c’est que chez le premier les années d’enfance contribuent pour ainsi dire à la nature « pécheresse » de l’homme car il est né « pécheur ». Et Rousseau se dresse contre la société et la tient pour responsable du mal et de la dénaturation de l’homme. Il devient accusateur. En faisant sa confession, il aime dérouter ses lecteurs tout en les avertissant. A ce propos, il serait intéressant de citer de lui ce que P. Lejeune utilise comme exergue dans son livre. Car, il illustre bien le but de l’entreprise du Vicaire savoyard à l’égard de sa postérité : « C’est à lui (le lecteur) d’assembler ces éléments et de déterminer l’être qu’ils composent ; le résultat doit être son œuvre, et s’il se trompe alors, toute l’erreur sera de son fait. » ( Cité par P. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, Paris, 1996, p. 87. ) Ses lecteurs ne seront jamais sûrs de l’authenticité confessionnelle de Rousseau et ils ne pourront que partager ses mythes, et surtout son esprit critique. L’entreprise confessionnelle de Rousseau ne se limite pas aux Confessions de J.J. Rousseau. Après ces dernières, il écrivit Rousseau juge de Jean Jacques Dialogues : L’écrivain de ces deux livres est le même. Pour quoi alors ce désir de changement d’identité sur les couvertures de livres, comme si l’auteur des Confessions avait subi un dédoublement ? Car le même auteur a senti la nécessité d’écrire un autre livre sur lui-même en toute urgence. Que s’est-il passé ? Rousseau s’est senti persécuté et il s’était réfugié en Angleterre. La solitude, méconnaissance de la langue, son délire de persécution persuadèrent le philosophe qu’il était la proie d’un immense complot, ourdi non seulement par les encyclopédistes et par les théologiens mais encore par les ministères pour étouffer sa voix. Pris de panique, il quitte l’Angleterre, en déclarant qu’il s’engageait à ne plus publier de son vivant. Revenu à Paris en 1770 pour déjouer ce « complot » dont il n’arrive à connaître ni l’objet, ni même l’instigateur. Il continue à se croire victime de l’incompréhension et de la persécution. A Paris, il entreprend de lire ses Confessions dans des cercles privés, avec l’espoir de trouver l’amitié fraternelle. Mais ces lectures provoquent un silence quasi total. Alors il se met à écrire Rousseau juge de Jean Jacques Dialogues pour mieux répondre à ses accusateurs. Il s’explique ainsi : « La forme du dialogue m’ayant paru la plus propre à discuter le pour et le contre, je l’ai choisi pour cette raison. J’ai pris la liberté de reprendre dans ces entretiens mon nom de famille que le public a jugé à propos de m’ôter, et je me suis désigné en tiers à son exemple par celui de baptême auquel il lui a plus de me réduire. En prenant François pour mon autre interlocuteur, je n’ai rien fait que d’obligeant et d’honnêteté pour le nom qu’il porte, puisque je me suis abstenu de le rendre complice d’une conduite que je désapprouve, et je n’aurois rien fait d’injuste en lui donnant ici le personnage que toute sa nation s’empresse de faire à mon égard. » (Rousseau Juge de Jean Jaques Dialogues, Œuvres Complètes 1, Librairie Gallimard, 1959, Paris, p. 663. ) Selon Foucault, il s’agit pour le philosophe d’un changement de stratégie de l’écriture. Car, « Les Dialogues, texte autobiographique, ont au fond la structure des grands textes : il s’agit, dans un seul mouvement de pensée, de fonder l’inexistence, et de justifier l’existence […] Le mythe qui ouvrait l’espace des Dialogues et dans lequel prenaient place, pour tenter de s’y rejoindre, leurs trois personnages, ne trouve finalement la réalité vers laquelle s’avançaient la parole et le rêve, que dans cette première personne des Rêveries, qui est seule à rêver, qui est seule à parler. » (Rousseau Juge de Jean Jacques Dialogues, texte présenté par Michel Foucault, Libraire Armand Colin, Paris, 1962, p.XV-XXIII. ) En imitant la façon platonicienne à sa manière, ses dialogues vont mettre en accusation ses « ennemis ». Et comme si cette œuvre ne suffisait à convaincre le public, il écrira un autre livre de plaidoyer, qui est Rêveries du promeneur solitaire. Finalement, Rousseau se trouve une fois encore en situation de justification permanente, le souci principal de sa vie.
5. Rousseau avait un grand rival en la personne de Voltaire. Et dans le fameux Dictionnaire philosophique de ce dernier, « Confession » a eu droit au chapitre. Chez Voltaire qui symbolise pour beaucoup les « Lumières » et la « libre pensée », la philosophie s’affirme dans un sens spécial : il n’est pas un spéculatif comme Rousseau. Il est moraliste, un moraliste pratique. Dans ses propos, il se moque, il attaque. Il s’y affirme comme un grand pamphlétaire. Son Dictionnaire philosophique reflète bien cet esprit. Dans cette œuvre, le plus grand nombre des articles porte sur la religion, comme Athéisme, Fanatisme, Miracle, Persécution, Superstition, Tolérance. Il ne s’attaque pas seulement au clergé, mais il attaque de face la religion, le dogme ; il veut démontrer que même si les Livres saints ne sont pas falsifiés, ils sont absurdes et immoraux. Il devient l’ennemi juré de l’Église catholique. Il a proposé, non sans une certaine violence dans son verbe, d’Écraser l’Infâme. En revanche, il ne va pas jusqu’à l’athéisme. Il reconnaît l’existence d’un Dieu, « architecte de l’univers ». Pour lui, se repentir de ses fautes peut tenir lieu d’innocence. Et pour paraître s’en repentir, il faut commencer par les avouer. Vue sur sous cet angle, la pratique de la confession a des origines très anciennes : « C’est encore un problème si la confession, à ne la considérer qu’en politique, a fait plus de bien que de mal. On se confessait dans les mystères d’Isis, d’Orphée et de Cérès, devant hiérophante et les initiés : car puisque ces mystères étaient des expiations, il fallait bien avouer qu’on avait des crimes à expier. Les chrétiens adoptèrent la confession dans les premiers siècles de l’Église, ainsi qu’ils prirent à peu près les rites de l’Antiquité, comme les temples, les autels, l’encens, les cierges, les processions, l’eau lustrale, les habits sacerdotaux, plusieurs formules des mystères : le Sursum corda, l’Ite est, et tant d’autres. Le scandale de la confession publique d’une femme, arrivée à Constantinople au quatrième siècle, fit abolir la confession. La confession secrète qu’un homme fait à un autre homme ne fut admise dans notre Occident que vers le septième siècle. Les abbés commencèrent par exiger que leurs moines vinssent deux fois par an leur avouer toutes leurs fautes. Ce furent ces abbés qui inventèrent cette formule : je t’absous autant que je le peux et que tu en as besoin. Il semble qu’il eût été plus respectueux pour l’Être suprême, et plus juste de dire : "Puisse-t-il pardonner à tes fautes et aux miennes !" Le bien que la confession a fait est d’avoir quelquefois obtenu des restitutions des petits voleurs. Le mal est d’avoir quelquefois, dans les troubles des États, forcé les pénitents à être rebelles et sanguinaires en conscience. Les prêtres guelfes refusaient l’absolution aux Gibelins, et les prêtres gibelins se gardaient bien d’absoudre les Guelfes. Les assassins des Sforza, des Médicis, des princes d’Orange, des rois de France, se préparèrent aux parricides par le sacrement de la confession. Louis XI, la Brinvilliers se confessaient souvent, comme les gourmands prennent médecine pour avoir plus d’appétit. Si on pouvait être étonné de quelque chose, on le serait d’une bulle du pape Grégoire XV, émanée de Sa Sainteté le 30 août 1622, par laquelle il ordonne de révéler les confessions d’un certain cas. La réponse du jésuite Coton à Henri IV durera plus que l’ordre des Jésuites : "Révéleriez-vous la confession d’un homme résolu de m’assassiner ? - Non, mais je me mettrais entre vous et lui". » ( Voltaire, Dictionnaire philosophique, « Confession », GF Flammarion, 2010, p.232-233. ) La critique de Voltaire est une approche moraliste et laïque du dogme confessionnel de l’Église catholique. Il ridiculise le dogme. En disant « Louis XI, la Brinvilliers se confessaient souvent, comme les gourmands prennent médecine pour avoir plus d’appétit », il prévoyait sans le savoir une transfiguration de la pratique confessionnelle catholique.
(A suivre...)
Mehmet Aydin est chercheur indépendant (philosophie, littérature, histoire). Il est auteur de Saint Augustin et Léon Tolstoï : Confesser en philosophant ?
Directeur de recherche : Alain BROSSAT, 2004, Paris VIII.
La confession en philosophie [2/3]
La confession en philosophie [3/3]