La confession en philosophie [3/3]

, par Mehmet Aydin


11. Dans Les Confessions, écrit à la première personne et considéré comme le texte fon¬dateur de la littérature autobiographique, Augustin raconte sa vie, son enfance, sa jeunesse de « débauches » et finalement sa conversion chrétienne. Il s’agit d’un texte stylistiquement complexe, nourri notamment de Virgile et des Psaumes. Depuis leur rédaction, il y a seize siècles, Les Confessions ont fait l’objet de plusieurs traductions en langue française. Par exemple, Frédéric Boyer a fait une nouvelle traduction, en choisissant un titre plus actuel et une langue plus contemporaine, Les Aveux, et non plus Les Confessions. Le traducteur s’explique : « Quand on traduit, on traduit tout. Alors pourquoi pas le titre ? Je n’ai certes pas la prétention de débaptiser l’œuvre. Il me semble simplement qu’aujourd’hui le mot "aveu" a davantage de force que celui de "confession". Dans ce mot "aveu", il y a à la fois la reconnaissance publique de la faute commise et la louange de Dieu, les sens que recouvrait, pour Augustin, le mot latin confessio. » (Frédéric Boyer, Saint Augustin, Les Aveux, « Préface », P.O.L, 2008.) Dans la perspective du traducteur, la pratique de l’écriture confessionnelle n’exige-t-elle pas une « reconnaissance » d’autrui pour la raison simple qu’elle s’adresse à autrui ? Car il s’agit de son utilité. Sur ce sujet, consultons Paul Ricœur. En partant d’une enquête lexicographique à travers les Dictionnaires (Le Grand Robert de la langue française, Littré…), il propose un « parcours de la reconnaissance » : on passera de l’actif au passif pour reconnaître quelque chose en général. Le verbe reconnaître est actif, il intervient dans l’ordre de la connaissance. Le soi demande à être reconnu : je reconnais activement quelque chose, des personnes, moi-même, mais je demande à être reconnu par les autres : « Et si, par bonheur, il m’arrive d’être reconnu par les autres, la reconnaissance devient gratuite ». Mais on sait aussi que dans la vie réelle, d’être reconnu par autrui est rarement gratuit. Le philosophe s’explique : « Mon hypothèse est que les usages philosophiques potentiels du verbe « reconnaître » peuvent être ordonnés selon une trajectoire partant de l’usage à la voix active à l’usage à la voix passive. Ce renversement au plan grammatical porterait de même ampleur au plan philosophique. Reconnaître en tant qu’acte exprime une prétention, un claim, d’exercer une maîtrise intellectuelle sur le champ des significations, des assertions significatives. Au pôle opposé de la trajectoire, la demande de reconnaissance exprime une attente qui peut être satisfaite seulement en tant que reconnaissance mutuelle, que celle-ci reste un rêve inaccessible ou qu’elle requière des procédures et des instituons qui élèvent la reconnaissance politique. [1] » Et par cette réflexion, nous supposons qu’un exercice confessionnel écrit, ou bien un discours et une parole confessionnelle s’adresse à autrui et désire une reconnaissance. Pour qu’il soit reconnu, il demande la reconnaissance d’autrui : la véracité d’une confession alors doit résider dans la « reconnaissance mutuelle ». Cette « reconnaissance » passe par la reconnaissance de soi, dans la mesure où je procède à ma propre reconnaissance d’abord pour que je demande à être reconnu par autrui. Paul Ricœur nous rappelle que ce procédé est moderne : « S’il est un point où la pensée des Modernes marque une avancée sur celle des Grecs concernant la reconnaissance de soi, ce n’est pas principalement au plan de la thématique, celle de la reconnaissance de la responsabilité, mais au plan de la réflexive de soi-même impliquée dans cette reconnaissance. Donnons tout de suite un nom à soi-même réflexif, celui d’« ipséité », équivalant français des vocables anglais self et selfhood. [2] » La pratique confessionnelle religieuse peut-elle interpeller et accompagner l’homme moderne occidental dans la détresse de son âme ? Malraux rapporte ce témoignage d’un aumônier, avec qui il s’était évadé suite à son arrestation par la police Allemande : « - Vous confessez depuis longtemps ? - Une quinzaine d’années... - Qu’est-ce que la confession vous a enseigné des hommes ? - Vous savez, la confession n’apprend rien, parce que dès que l’on confesse, on est un autre, il y a la Grâce. Et pourtant... d’abord, les gens sont beaucoup plus malheureux qu’on se croit... et puis... » (André Malraux, Antimémoires, Gallimard, 1967, p.9.) Les confesseurs confessés de l’aumônier ne sont-ils pas plutôt sujets de psychologues et de psychanalystes que croyants(e) ? On sait que dans la modernité, avec l’aide d’autres moyens, la tradition religieuse d’examen de soi et de confession se transformaient en psychologique et en psychanalyse. Comme Peter Brooks l’a souligné, le tandem analyste-psychiatre et confesseur s’intègre parfaitement dans cette tradition : « (Directeur de conscience dans la religion et interrogation policière s’expliquent par le même rapport de force comme existe entre confesseur et confessant. On trouve le même rapport de force entre confesseur et analyste dans une séance de psychanalyste.) [3] Dans le langage ordinaire, force est de constater que le mot « confession » évoque le mot intime, qui est souvent marqué par une indétermination sémantique : selon le Dictionnaire Latin Français (F. Gaffiot, 1934), intimus, superlatif du comparatif : interior (cordialement, du fond du cœur...). Dans la langue française, selon Le Grand Robert, 1996, le mot intime : « Qui est contenu au plus profond (d’un être), lié à l’essence (de cet être), secret, invisible, impénétrable, la vie sentimental, la vie privée, la vie sexuelle, ami, confident, domaine psychique humain, ami intime, ennemi intime... ». Par définition alors, l’« intime » reste donc opposé à « public » et à « superficiel ». Par contre, de nos jours, dans notre modernité plus en plus sophistiquée, grâce aux procédés techniques avancés, à travers Internet, Télévision, Radio, téléphone portable... on ne cessaient de nous dévoiler l’intimité des personnages connus ou inconnus. Les femmes et les hommes racontent leurs choix, font leurs aveux et leurs confessions. Le mot intime semble stimuler le désir voyeuristes. Rien n’y est épargné : la vie intime et sexuelle, chantage pour faire chanter les victimes choisis, vengeances personnels, politiques, harcèlements... Ces pratiques devenues des aspects caractéristiques de notre temps. Ainsi, le partage entre vie privée et vie publique est de plus en plus flou. Donnons un exemple récent à ce sujet, très révélateur : l’après l’onde de choc de l’affaire Weinstein aux États-Unis, les femmes harcelées, victimes de violences sexuelles commençaient à confier au public leurs aveux de témoignages, leurs confessions. Ainsi, l’opinion publique apprend que le harcèlement est un véritable problème grave dans la société. Et comme plusieurs femmes ont porté plainte pour harcèlement, leurs démarches comportaient un sens juridique ; civil et pénal. Et parallèlement à ça, un autre phénomène depuis longtemps fait son apparition : Dans plusieurs pays d’Europe, en Amérique du Sud, aux États-Unis, en Australie, L’Église catholique romaine fait face depuis la fin du XXe siècle à la révélation de nombreuses affaires d’abus sexuels sur mineurs commis par des prêtres, des religieux ou des laïcs en mission ecclésiale. Il s’agit de faits de pédophilie. Certaines de ces affaires ont été portées en justice, mais d’autres sont prescrites, souvent parce qu’elles ont été couvertes ou étouffées par la hiérarchie ecclésiastique. Par ailleurs, depuis le début du XXIe siècle, de nombreux diocèses tendent à reconnaître publiquement les faits. Ironie d’une vocation : les hommes d’Église qui avaient fait le vœu de chasteté arrivaient à admettre publiquement qu’ils sont tombés dans les “péchés de la chair” de la pédophilie.

12. Bien que la confession ait une origine religieuse, elle est devenue une pratique moderne. Un moyen d’expression des littérateurs, des hommes de lettres, des philosophes : une sorte de genre polyvalent ayant connu une postérité renouvelée. Quel lien pourrait avoir la philosophie moderne avec l’exercice confessionnel ? A ce sujet, j’aimerais entamer une enquête qui me semble importante en m’appuyant sur Maria Zambrano, qui a beaucoup réfléchi sur le sens de la confession dans La confession, genre littéraire (Million, 2007). Ce livre, rédigé dans l’urgence, a été publié en 1943 au Mexique. Maria Zambrano a fui l’Espagne franquiste et voit avec une lucidité pleine d’effroi, l’Europe « entrer » en agonie. Dans une telle situation de crise profonde de la civilisation occidentale, le recours à la méthode de la confession lui paraît d’une absolue urgence. Selon elle, la confession doit obéir à l’exigence qui est celle de la philosophie : agir directement sur la vie concrète. Je pense que dans une époque où l’écriture de soi est devenue proliférante, cet essai peut apporter un regard neuf, et surtout, il pourrait offrir des repères à tous ceux qui comprennent qu’il s’agit peut-être moins de créer des concepts que d’aider à vivre et à philosopher. L’auteur souligne ce fait important ; il y a entre la philosophie et la vie de plus en plus un divorce : « La philosophie moderne n’a pas prétendu réformer la vie ; au contraire, elle a voulu déplacer vers elle la réforme ou la transformation qu’elle n’a pas introduite dans la vie. [4] » Ainsi, la philosophie occidentale qui s’est détachée de la religion et de la littérature est devenue une discipline autonome et universitaire. En revanche, la littérature, notamment dans la confession et l’autobiographie ainsi que ses dérivés (romans romantiques, romans autobiographiques, autofictions), le récit de la vie personnelle peut être partageable par tous. La philosophie, cherchant l’évidence dans l’arrachement violent aux circonstances concrètes, a consommé son « divorce » avec le monde de la de vie en prétendant atteindre la vérité par la raison abstraite. En ce sens, il y a bel et bien un « divorce » entre la vie et la philosophie. Mais la vie ne se « réforme » jamais. Elle est toujours rebelle à toute sorte de tentative de conceptualisation philosophique. Faut-il donc chercher une autre voie pour concilier la vérité et la vie ? Et surtout, comment concilier ces deux exigences dans l’exercice de l’écriture authentique ? Pour Zambrano, Augustin, l’auteur des Confessions, pourrait être notre guide-modèle. Car son style n’a pas de destinataire précis, il s’adresse à tout le monde. Et cet exercice peut être bénéfique aussi bien pour son auteur que pour ses lecteurs. En outre, l’écriture confessionnelle est une affaire très sérieuse ; Kierkegaard, Nietzsche, Dostoïevski, Tolstoï ne peuvent pas être compris sans l’aspect confessionnel dans de leurs œuvres : « L’extraordinaire genre littéraire appelé Confession s’est efforcé de montrer le chemin par lequel la vie s’approche de la vérité, « sortant d’elle même sans être remarquée ». Le genre littéraire qui à notre époque a osé remplir le fossé, l’abîme terrible ouvert par l’inimité entre la raison et la vie. [5] » Alors la confession ne doit pas être un exercice du temps perdu mais réel : « La Confession se réalise dans le temps même, réel, de la vie, elle part de la confusion et de l’immédiateté temporelle. [6] » Pour cela, il faut sentir d’abord le besoin d’écriture comme une nécessité vitale, mais pas préalablement comme une nécessité littéraire, bien que roman, récit, poésie, confession sont des genres littéraires distincts. La confession comme genre a une histoire : « ... elle [la Confession] surgit avec saint Augustin, elle surgit entière. N’a-t-elle pas, par hasard, d’antécédents ? […] C’est Job le précurseur de la confession, et dire Job c’est comme dire plainte : il est la plainte. C’est Job qui parle à la première personne ; ses paroles sont des gémissements qui nous parviennent au moment même où ils furent proférées ; c’est comme si nous les entendions ; qu’on nous parlât de vive voix. Et c’est cela, la confession : une parole vive. [7] » Parmi les genres littéraires, la confession comme genre peut avoir un certain privilège, quand la philosophie commence à s’éloigner de la vie : « Les genres littéraires paraissent se développer à mesure que la Philosophie s’écarte de la vie, s’éloignant désormais d’elle, entrant dans la confusion. [8] » Et s’il faut parler d’une nécessité confessionnelle, c’est ainsi : celui qui confesse part-il du néant, de l’absence de divinité. Face à l’absurdité de la vie, il est entre la vie et la mort mais il veut bien sortir de ce dilemme infernal : « La confession surgit de certaines situations. Car il y a des situations où la vie est arrivée au degré extrême de la confusion et de la dispersion. Ce qui peut arriver à cause de circonstances individuelles, mais plus encore, historiques. C’est précisément lorsque l’homme a été trop humilié, lorsqu’il s’est enfermé dans la rancœur, lorsqu’il sent sur lui seul « le poids de l’existence » qu’il a alors besoin que sa propre vie lui soit révélée. Et pour obtenir cela, il exécute le double mouvement propre de la confession : celui de la fuite hors de soi, et celui de rechercher quelque chose qui le soutienne et l’éclaire. [9] » Dans l’exercice, l’auteur qui écrit ses confessions, est toujours à la recherche d’une vie " authentique", pour pouvoir vivre en paix avec lui-même et avec autrui. Ce qui est une entreprise très difficile. Sur cette difficulté, nous pouvons dire aussi que son point de départ est le même que celui de Job, l’homme trouve l’origine de son malheur existentiel dans le simple fait d’être né. Mais si le confessant se plaint, le philosophe ne se plaint pas. Ce dernier essaie d’expliquer les « problèmes de l’existence » avec une distance, pour qu’il ait une approche philosophique. Il ne vise pas une « conversion » En revanche, celui qui confesse tient des arguments philosophiques, mais il ne se limite pas à la philosophie. Dans cette perspective, « Job, plus proche des philosophes, affronte la réalité en l’interrogeant, en lui demandant des raisons. Il s’en distingue dans la mesure où sa question n’est pas objective, n’a pas l’objectivité de la philosophie, ce qui est son unique salut et sans laquelle elle tombe dans la caricature d’elle-même et peut-être aussi dans une existence impossible. Job pose des questions sur lui-même et attend la réponse de quelqu’un ; les philosophes n’en attendent pas sinon d’eux-mêmes. Job a s’est posé des questions sur lui-même, sur la lancée de son désespoir, de son attente exaspérée. Saint-Augustin se situe dans la ligne de Job, il interroge avant tout par lui-même puisqu’il est devenu question lui-même… [10] » Mais contrairement à Job, Augustin est devenu philosophe. En revanche, ni Job ni saint Augustin n’ont été sauvés par la philosophie mais aidés par elle. Ici, M. Zambrano a soulevé un fait important pour mieux comprendre l’histoire de la littérature confessionnelle en Occident : le Livre de Job. Les Pères chrétiens de l’Antiquité ont accordé une grande importance à Job ; en quelque sorte Job est une préfiguration du Christ. Son livre est à la fois un livre sacré et poétique. Il invite le lecteur à la ferveur mystique et à l’ivresse transcendantale, comme aussi il excite le sens de l’imagination critique. Il y a deux aspects cruciaux dans sa lecture : d’un côté, le contact avec le divin, de l’autre, le blasphème. Bien avant le christianisme, dans l’Ancien Testament, le sentiment que l’homme avait de sa propre grandeur s’est nourri de l’idée de Dieu d’une façon très ambivalente : d’une part, l’être humain s’est figuré être la créature favorite du divin. L’homme est chargé de faire chanter sa gloire et de faire régner sa justice en respectant sa loi. D’autre part, il s’est plaint d’être maltraité par Dieu, comme Job. C’est pourquoi Le Livre raconte la mise à l’épreuve par Dieu d’un personnage juste, d’abord comblé par la vie. Le livre comporte un prologue narratif en prose, en aidant à la compréhension du livre, qui consiste en un certain nombre de dialogues et de monologues, dans lesquels Job joue un rôle de premier plan. On peut qualifier les paroles relatées de Job comme un plaidoyer confessionnel : Job se met à douter de Dieu, non seulement de sa sagesse intrinsèque mais de sa bonté et de sa justice à son égard. Ses trois amis essaient de le persuader que sa souffrance est le fruit de son péché, mais il rejette vigoureusement leur argumentation. Car il est devenu l’objet d’un pari entre Yahvé et Satan. Ce dernier met Yahvé au défi d’éprouver la foi de Job par une série de calamités et d’épreuves affreuses, qui lui enlèveront tous ses biens et feront mourir tous ses proches. Comment Job réagit-il ? Il s’adresse au Dieu, Lui demande des comptes. Il ose contester sa justice et son discernement, il parle en son nom propre : « je veux donner libre cours à ma plainte. Je dirai à Dieu : Ne me condamne pas, indique-moi pourquoi tu me prends à partie. Est-ce bien, pour toi, de me faire violence [...]. Écoutez, écoutez mes paroles, prêtez l’oreille à mes déclarations. Voici : je vais procéder en justice, conscient d’être dans mon droit. [...]. Qui veut plaider contre moi ? D’avance, j’accepte d’être réduit au silence et de périr ! [...]. Écarte de ta main qui pèse sur moi et ne m’épouvante plus par ta terreur. Puis engage le débat et je répondrais [...]. Dis-moi quelle a été ma transgression, mon péché ? Pourquoi caches-tu ta face et me considères tu comme ton ennemi ? [...] sachez que Dieu lui-même m’a fait du tort et enveloppé de son filet. (La Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, 2000, Paris, 10, 13, 19.) » Sur ce chapitre, en sachant qu’à notre connaissance, Job n’a jamais écrit un livre de Confession, si une comparaison est permise entre lui et Augustin, nous constatons que, dans son plaidoyer confessionnel, et comme Augustin, il s’adresse à la fois aux hommes et à son Dieu Yahvé. En interpellant Dieu, non seulement il se Le mesure à lui mais aussi il l’affronte ! Il se mesure à Dieu au sens où il se confronte à lui en osant penser qu’il peut dialoguer d’égal à égal. Selon le récit, Job se mit en rivalité avec Dieu, mais il finira par se soumettre à lui. Sa protestation et son bon droit seront finalement reconnus par Yahvé. En revanche, cette soumission finale ne cache pas ce moment important du récit où il se mit en colère contre l’injustice du Dieu : « Écarte de ta main qui pèse sur moi et ne m’épouvante plus par ta terreur. » Et plusieurs siècles après Job, au IVe siècle après J.-C, saint Augustin s’adresse ainsi à son Dieu, a, dans Les Confessions : « Qu’est-ce donc que mon Dieu ? Qu’est -ce, je le demande, sinon le Seigneur Dieu ? […] Ô Très Haut, ô Très-Bon […] Très Miséricordieux et Très plein de justice... » (Saint Augustin, Les Confessions (III. p.783.), Pléiade, 1998.) Augustin fait ses louanges à son Dieu. Mais interroger le Dieu comme « victime », se mesurer à lui à la manière de Job c’est inimaginable pour lui : le Dieu chrétien « monothéiste », n’est pas le Yahvé de l’Ancien Testament. Face à son Dieu qui voit tout, entend tout et pénètre jusqu’au fond de son âme, que peut prétendre Augustin, l’"éternel humilié" ? En faisant allusion à Job, il écrit : « Je ne fais pas appel contre toi, Vérité » et : « Et je ne veux pas, moi, m’illusionner moi-même ; Non, je ne fais donc pas appel conte toi... » (Saint Augustin, Les Confessions (I, 6. p.785.), Pléiade, 1998.) Nous connaissons le Livre de Job à la suite d’élaborations, de corrections et d’ajouts successifs, c’est-à-dire après une lutte d’interprétation orthodoxe construite pendant cinq siècles. Le Livre de Job est cité par saint Paul (I Cor., III, 9), et largement utilisé par les Pères de l’Église. Au cours des siècles, les interprétations du Livre ont beaucoup changé. Il y a des interprétations philosophiques. On peut toujours faire des rapprochements entre le Livre de Job et les grandes tragédies grecques. Kierkegaard était un lecteur assidu de Job. Et plus près de nous, un Antonio Negri, philosophe et essayiste, figure connue de la contestation politique italienne depuis les années soixante, c’est bien dans la lecture du Livre de Job qu’il a trouvé la force nécessaire pour pouvoir résister aux années très difficiles. Grâce à cette lecture, son expérience éthique et sa traversée du désert lui ont permis de reconquérir le sens de la vie : « J’ai commencé à écrire ce texte il y a bien longtemps, en 1982 ou 1983. [...] La situation dans laquelle je me trouvais était réellement désespérée : j’étais dans une prison de haute sécurité depuis trois ans pour des raisons politiques, et j’ignorais comment en sortir. Je cherchais dans l’analyse de la souffrance une clé pour résister. […]. Une fois sorti de prison, j’ai été contraint à l’exil, en 1983 ; mais le problème demeurait le même : l’interprétation de cet état de souffrance était devenue pour moi un moment essentiel de la résistance. Il existait des dizaines de lectures de Job : mais aucune n’avait réussi à donner une réponse à la question théologique du mal... [11] » Revenons à Maria Zambrano. La confession pour elle, est un commencement de désespérance, la révélation de la vie, la vérification de l’espérance. Elle n’est pas une affaire de méthode : « [La confession] est un fait proprement exclusif de notre culture occidentale et apparaît en elle à des moments décisifs, des moments où la culture paraît être en faillite, où l’homme est désemparé et seul. Ce sont les moments de crise, lorsque l’homme, l’homme concret, apparaît à découvert dans son échec. […] Saint Augustin est celui qui manifeste la confession dans toute sa plénitude et avec une clarté jamais retrouvée depuis. [12] » Alors bien qu’Augustin est soit notre « modèle » en matière d’exercice confessionnel, plusieurs siècles nous séparent de lui. Mais la modernité a laïcisé l’exercice confessionnel et un confessant moderne ne connaît pas sa « vérité » religieuse. Rien ne lui était a été « révélé ». Il est l’homme de son époque. Il peut être athée, agnostique, quelqu’un en quête religieuse, ou quelqu’un qui a perdu sa la foi religieuse. Mais il doit porter en lui une investigation philosophique. En revanche, il doit prendre sa distance nécessaire d’avec la philosophie parce que pour cette dernière, la « vérité » est dans la « théorie de la connaissance » Notre confessant alors cherchera sa « vérité » dans la vie, c’est-à-dire dans sa vie : « La philosophie, la théorie de la connaissance, se pose le problème de la réalité comme si elle se trouvait dans la connaissance alors qu’en vérité elle se donne toujours pour connue avant qu’on ne la détienne. La religion, les religions, montrent comment l’homme a donné pour acquise une réalité qui ne lui était pas présente et dont il cherchait la révélation. La religion était comme la compensation de la demi-réalité du monde présent et même l’idée de l’être signifie que nous ne nous satisfaisons pas de ce que nous trouvons et que nous avons besoin d’une autre réalité trouvée par nous-mêmes, une autre réalité pour notre pensée. Mais la confession qui est confession de l’intériorité de l’homme manifeste pour sa part la recherche d’une réalité complète. Nous pouvons nous sentir vides de réalité et même ses ennemis. La confession part de cette dernière situation, lorsque l’on se sent devenu ennemi de la réalité. Tous ceux qui ont fait le récit de leur vie dans le registre de la confession partent d’un moment où ils vivaient dos tourné à la réalité, où ils vivaient dans l’oubli. [13] » Finalement, une confession peut être un texte de désespoir et de désastre, mais aussi d’espoir. Mais sans un esprit critique philosophique il n’y a pas de confession authentique, convaincante et partageable.

13. La confession a ses figures tutélaires : Job, Saint-Augustin, Rousseau, Nietzsche, Kierkegaard, Tolstoï... Une histoire de deux mille ans relie et sépare ces penseurs dans le dire confessionnel. Et la confession dans ses relations contradictoires avec la philosophie identifierait l’Occident. Saint-Augustin, en tant que l’auteur d’un texte est devenu le modèle du genre. Par ses Confessions, il identifie et représente l’Occident. Il a laissé un héritage. Auteur du Ve siècle de notre ère Augustin se relie à la tradition des penseurs grecs antiques dont Platon et Plotin. Il présente toujours une originalité pour les modernes, notamment par sa réflexion sur le temps, sur l’exploration existentielle de la temporalité et de la condition humaine. Son influence a été immense dans la formation de l’identité occidentale. Pour K. Jaspers, Saint Augustin est la grande figure qui représente le mieux la pensée chrétienne. Sa pensée est capitale pour comprendre les origines de la pensée occidentale moderne. Son influence a laissé une longue continuité qui commence avec ses Confessions comme exercice philosophique d’une « critique dénonciatrice de soi ». Dans cette perspective, K. Jaspers met en parallèle Augustin avec Nietzsche et Kierkegaard, pour souligner la portée de l’influence et « la "modernité" de saint Augustin » : « Cette critique dénonciatrice de soi-même poursuit à travers les penseurs chrétiens jusqu’à Pascal, jusqu’à Kierkegaard et jusqu’à Nietzsche. » (Voir K. Jaspers, Les grands philosophes, 2, « Saint Augustin », traduction française, traduit par G. Floquet, Agora, Plon, p.305. ) « Pour nous et notre temps, écrivait K. Jaspers, une comparaison de saint Augustin avec Kierkegaard et Nietzsche est riche d’enseignement. [...]. Saint Augustin compose la première véritable autobiographie et conclut son ouvrage par un coup d’œil rétrospectif qui est un examen critique de soi (comme l’ont fait Kierkegaard et Nietzsche). Ils apportent au lecteur, non seulement l’œuvre, mais l’idée qu’ils s’en font en réfléchissant à son sens. Comme, pour tous les trois, l’œuvre est devenue manifestation subjective, le portrait de chacun d’eux par lui-même y est parfaitement à sa place. Toutes les analogies entre ces penseurs attestent la profondeur d’émotion, l’aptitude aux expériences extrêmes, la puissante personnalité, la « modernité » de saint Augustin. [...]. L’état d’esprit qui règne dans tous ses écrits n’est pas celui qu’on trouve chez grands éveilleurs Nietzsche et Kierkegaard : dans toute sa passion demeure le sens de la mesure et de la responsabilité.[...]. Augustin jette des bases, il appartient à une puissance temporelle, il est au service de l’Eglise.[...]. Kierkegaard, lui, se dresse seul en face de l’Eglise, « un mouchard au service de Dieu », ainsi qu’il se nomme lui-même. Nietzsche est seul, sans Dieu, questionnant et mis en question à l’infini, cherchent appui en vain à travers « l’éternel retour », la « volonté de puissance », la « vie dionysiaque ». ( Voir K. Jaspers, « Parallèle avec Kierkegaard et Nietzsche », ibid.., p. 265-268. ) Beaucoup s’inscriront dans le sillage de l’autobiographie augustinienne. Les Confessions ont été l’un des livres clefs de l’Occident, comme le montre l’enquête de P. Courcelle : Les « Confessions » de saint Augustin dans la tradition littéraire nous donne une première idée sur l’influence d’Augustin dans la littérature et la philosophie : Dante, Pétrarque, saint François de Sale, Bérulle, Pascal, Fénelon, Rousseau, Chateaubriand, Saint- Beuve, Renan, Kierkegaard, Nietzsche... (P. Courcelle, Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire : Antécédente et postérité, Études augustiniennes, 1963, Paris.). Nous avons vu comment Maria de Zambrano avait essayé de réactualiser la continuité du style confessionnel en philosophie. Une autre femme philosophe, qui est Hannah Arendt, allemande d’origine juive, a vécu la grande crise de la civilisation occidentale : la « Grande Catastrophe ». Comme on le sait, la philosophe réfléchira et contribuera beaucoup, à travers ses œuvres, à l’analyse du totalitarisme occidental. Sa thèse de doctorat est consacrée à Augustin : Le Concept d’amour chez Augustin (Der Liebesbegriff bei Augustin), dirigée par Karl Jaspers à Berlin, publiée en 1929 : « Augustin est le premier philosophe de la volonté » Le penseur chrétien résume en quelque sorte les caractères distinctifs de l’anthropologie chrétienne : la conversion de l’homme exige un enseignement. Le christianisme l’a offert en appelant à suivre cet enseignement. C’était la voie de la soumission, fixée par un Père aimant et autoritaire. Car l’amour de Dieu ne doit être borné par aucune limite. C’est dans cette perspective que H. Arendt a étudié « l’amour du prochain chrétien » dans Le concept d’Amour chez Augustin. Résumons brièvement la démarche arendtienne : l’appetitus ou le désir, est la première forme d’amour ; il est lié à un objet défini et il n’est recherché que pour lui-même. L’homme qui désire quelque chose dans ce monde, est condamné à la frustration car les choses terrestres sont périssables et elles doivent être évitées. Nous avons précédemment vu comment Augustin conseille aux hommes de briser leurs liens avec les choses terrestres et de devenir des ascètes en s’enfermant se fermant au monde. Chez Augustin, selon H. Arendt : « Le prochain n’est jamais aimé pour lui-même mais pour la grâce divine. Ce caractère indirect propre à l’amour (dilectio) supprime, en un sens encore plus radical, l’évidence naturelle de l’être-ensemble. Toute relation à l’autre devient un simple passage vers la tradition directe avec Dieu. Ce n’est pas autrui comme tel qui peut donner le salut ; il n’y a salut que parce que la grâce de Dieu est efficace en lui. » (H. Arendt, Le concept d’Amour chez Augustin, trad. de l’allemand par Anne-Sophie Astrup, Bibliothèque de Rivages, 1996, Paris, p.119-20. ) Et dans la postérité augustinienne, on remarque qu’Augustin reste aussi un modèle auprès de certains philosophes de notre temps, comme Derrida et Lyotard. Le dernier ouvrage auquel Lyotard travaillait, et demeuré inachevé au moment de sa mort en 1997, était La Confession d’Augustin : « De qui les Confessions sont-elles l’ouvrage, l’opus ? Et pour le dire autrement, qu’œuvrent-elles, que mettent-elles en œuvre ou à l’œuvre, qu’ouvrent-elles, à quoi ouvrent-elles l’œuvre ? L’ouverture donne le ton. Et ce ton est un leitmotiv, un fil conducteur qui ne cesse de tenir mon ton à l’ordre de ton omniscience. L’introït de l’œuvre à ta présence, et cette invocatio, la voix par laquelle j’appelle ta voix à venir parler dans ma voix, se répète au long des treize livres, ma voix se rappelle à ta voix, en appelle à elle, comme un refrain. Mon œuvre de confession, de narration et de méditation, n’est mon œuvre que parce qu’elle est la tienne. » (Jean-François Lyotard, La confession d’Augustin, Paris, 1998, Galilée, p. 91.) Lyotard ne pratique-t-il pas une confession philosophique en parallèle avec Augustin ? Il semble qu’Augustin occupe une place importante dans les réflexions du philosophe. Car dans l’un de ses ouvrages antérieurs, il décèle « les premiers traits de la modernité » dans la tradition augustinienne : « On peut voir apparaître les premiers traits de la modernité dans le travail accompli par Paul de Tarse (l’apôtre), puis par Augustin pour accommoder l’une à l’autre la tradition classique païenne et l’eschatologie chrétienne. » (Jean-François Lyotard, Moralités postmodernes, Galilée, Paris, 1993, p.90.)

14. Un autre philosophe français, Derrida, pratique aussi sa « confession ». Et quand le philosophe méditait sur le sens de la confession, quoi de commun entre saint Augustin et lui ? Nous verrons que dans Circonfession de Derrida, une tentative/simulacre de commentaire autobiographique conduit dans la marge du Derridabase de Goeffrey Bennigton. Le commentaire dépend d’un ur-texte (premier), d’un récit préalable : Derrida circonfesse en parallèle avec Augustin, à partir de Confessions. Circonfession est un terme composé, forgé par le philosophe. S’agit-il encore de l’un des mots énigmatiques de Derrida ? L’évêque d’Hippone est-il soluble dans la déconstruction et le postmodernisme ? De quoi s’agit-il ? A ce sujet, consultons Charles Ramond, l’auteur de Le vocabulaire de Derrida (Ellipses, 2001, p.16-17.), qui explique longuement à ce sujet : « Circonfession, Titre d’un texte de Derrida, dans lequel il évoque à la fois son enfance, sa mère (en parallèle avec les Confessions d’Augustin), et sa circoncision. Derrida a eu le projet d’écrire un énorme ouvrage sur la circoncision, a accumulé des notes sur le sujet, mais sait qu’il ne l’écrira pas. En revanche, le thème de la circoncision est presque partout dans ses textes, sous la forme discrète du tourner auteur [souligné par JD]) ». On lit dans Circonfession, p.70-71 : « Par exemple, et je date, c’est la première page des carnets, « Circoncision », je n’ai jamais parlé que de ça, considérez le discours sur la limite, les marges, marques, marches, etc., la clôture, l’anneau, (alliance et don), le sacrifice, l’écriture du corps […] ». Le rapprochement, entre circoncision, écriture et archive, en liaison avec la déconstruction de l’opposition caractéristique de la métaphysique entre « dedans » et « dehors » est explicitée en dans Mal d’archive, p.28 : « Une circoncision, par exemple, est-ce une marque intérieure ? Est-ce une archive ? De là « deux lieux d’inscription : l’imprimerie et la circoncision » (ibid., p. 20). » Dans cet exercice, la figure de la mère qui, chez Jacques Derrida – à l’instar de la sainte Monique des Confessions d’Augustin – joue un rôle essentiel. Ainsi nous lisons dans Circonfession, publiée en marge de la « Derridabase », la « présentation » de la pensée derridienne conçue par l’ami et traducteur américain de Derrida, Geoffrey Bennington. Ce dernier remarque dans « Reconduction » :« Le « contrat » que suppose donc ce livre – ou du moins le « simulacre d’un duel » qui en constitue la majeure partie –, contrat dont les articles sont présentés dès sa première page, la seule page du livre qui soit co-signée, interdisait à G.B. de refaire son texte, ou d’y ajouter, après lecture de « Circonfession ». Ce contrat sera respecté ou reconduit ici, et « Derridabase » – comme « Circonfession » elle-même, évidement – reste donc inchangé d’une édition à l’autre ; sa « contemporanéité » reste celle de son temps, et « Circonfession » fait toujours événement en bas de chaque page, continue de semer son désordre inclassable un peu partout dans la systématisation tentée en haut. (Derrida, Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Éditions du Seuil, 2008 ; "Reconduction") » Pour Derrida, il s’agit c’est l’expérience de sa mère mourante qui l’avait amené le philosophe à se replonger dans l’ouvrage de saint Augustin, au point d’y découvrir l’un des fils conducteurs de sa vie. Et par cette occasion, le philosophe découvre son affinité augustinienne. Il pousse la confession au plus près de ses limites et la repense avec sa singularité propre à lui. L’acte confessionnel est relégué hors de son champ proprement théologique pour s’échouer dans la philosophique. Et à l’instar de la mère d’Augustin, Sainte Monique, Derrida a écrit de sa propre mère : « ... il [Augustin] dit devoir le faire en écrivant, justement, après la mort de sa mère, sur laquelle il ne déplore pas de ne pas avoir pleuré, non que j’ose lier ce qu’il dit de la confession avec la mort de nos mères respectives, je n’écris pas sur la sainte Georgette, le nom de ma mère, que son frère appelait parfois Geo, ni sur saint Esther, son nom sacré, l’inusable, lettres d’un nom dont je me suis tant servi afin qu’il reste, car ma mère ne fut pas une sainte, pas catholique en tous cas, mais que ces deux femmes eurent en commun, c’est que Santa Monica, le nom du lieu californien près du quel j’écris, finit aussi ses jours, comme fera ma mère ... ( Derrida, Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Éditions du Seuil, 2008. p.24-26) » A plusieurs siècles de distance, Derrida, comme Augustin, est né et vécu en Algérie. Il en parle longuement de son enfance dans ses confessions parallèles avec à celles de l’’évêque d’Hippone, qui est autrement dit Augustin : Derrida circonfesse. Apparemment, Derrida est bien tenté par la tentative confessionnelle et autobiographique. Est-ce que Derrida se confesse vraiment ? Lui-même répond ainsi dans un autre texte : « On confesse l’autre. Même si je me confesse, si je confesse avoir fait ceci ou cela, je confesse un autre. C’est déjà l’autre que je confesse. (Des Confessions, Jacques Derrida Saint Augustin, Stock, 2005, « En composant Circonfession » ; p.57. ) »

15. Louis Althusser, influent philosophe marxiste, bien au-delà de la France pendant des années 1960-1970. Connu par sa lente et tragique fine. « Le caïman, agrégé-répétiteur rue d’Ulm » fut connu surtout pour sa lecture très particulière de Marx et de la philosophie. Le philosophe avait fait de l’anti-humanisme théorique une composante clef de sa démarche marxiste, aurait-t-il laissé derrière lui une œuvre posthume, autobiographique (appelé par lui-même "traumabiographie" ) : L’Avenir dure longtemps suivi de Les Faits (Stock/Imec, 1992), dans lequel il s’est reconnu dans la tradition confessionnelle de Rousseau : " Hélas ! Je ne suis pas Rousseau. Mais formant ce projet d’écrire sur moi et le drame que j’ai vécu et je vis encore, j’ai souvent pensé à son audace inouïe. Non que je prétende jamais dire aveu comme lui, comme au début des Confessions : " Je forme une entreprise qui jamais n’eut d’exemple." Non. Mais je pense pouvoir honnêtement souscrire à cette déclaration : " Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que j fus. " Et j’ajouterai simplement : « Ce que j’ai compris ou cru comprendre, ce dont je ne suis plus tout à fait le maître mais ce que je suis devenu. » J’avertis : ce qui suit n’est ni journal, ni mémoires, ni autobiographie. Sacrifiant tout reste, j’ai seulement voulut retenir impact des affects émotifs qui ont maqué mon existence et lui donné sa forme : celle où je mes connais et où je pense l’on pourra me reconnaître... (Louis Althusser, L’Avenir dure longtemps, p.47. )" Et il poursuit ainsi : " Enfin, j’ai trouvé dans les Confessions l’exemple unique d’une sorte d’"auto-analyse" sans la moindre complaisance, où manifestement Rousseau se découlait en écrivant et réfléchissent sur les données marquantes de son enfance et de sa vie et, avant tout, pour la première fois dans l’histoire littéraire, sur le sexe, et sur cette admirable du « supplément » sexuel que Derrida a remarquablement commentée comme figure de la castration. (Louis Althusser, L’Avenir dure longtemps, p.212-213.)" Pour pouvoir raconter soi-même Althusser prend Rousseau pour modèle. En outre, lors de son internement dans un Stalag en Allemagne entre 1940 et 1945 il avait tenu Journal de captivité Stalag XA( Stock/Imec,1992 ). Il fera aussi son récit de captivité dans L’Avenir dure longtemps. Bien avant L’Avenir dure longtemps, il notait ses récits de rêves entre 1941 et 1967 ; des « rêves d’angoisse sans fin », comme il les qualifiait lui-même (Des rêves d’angoisse sans fin, 1985, Grasset). Du témoignage autobiographique au Journal de captivité et avec ses rêves notés il y a un large espace confessionnel complexe. Chez lui, l’espace du récit qui tient à la fois du souvenir d’enfance revécu, de l’auto-analyse, du retour sur soi clinique, du journal d’un homme psychiatrisé et psychanalysé, de l’essai philosophique, une sorte de roman d’apprentissage à la première personne. Pour pouvoir écrire ses confessions, Althusser effectue un effort épuisent, parfois insoutenable. Elles sont toujours d’une grande franchisse, infiniment plus qu’un désir de « connais-toi toi-même » philosophique. Car ses souffrances de toute une vie et de sa tragédie qui structuraient son récit confessionnel : « Je voulais à tout prix me détruire parce que, depuis toujours, je n’existais pas. Quelle meilleure preuve de ne pas exister que d’en tirer la conclusion en se détruisant après avoir détruit tous les plus proches. » Dans ses souffrances, il voit la source dans la famille. Son géniteur, un père de substitution, n’était autre que le frère du disparu dans le ciel de la Première Guerre mondiale, d’un prénommé Louis (d’où vient son prénom, le nom d’un oncle). Disparu aviateur était le fiancé de sa mère. L’enfant se voyait en victime expiatoire de la sensualité d’un père dont il découvrit les qualités sur le tard. D’ Algérie et de Morvan, où il est né et grandi, il brosse un tableau toujours vivant. Ses premiers émois sexuels aussitôt contrariés. Sa mère lui ait inculquée une illusoire pureté. Il parlera longuement de ses relations difficiles avec sa mère, de ses problèmes d’adolescence, de sa difficile sexualité, de ses "hontes", de sa femme Hèlene, en mobilisant toute une série de questionnements et de concepts empruntés au champ de psychanalyse. Devenu philosophe. Et après, dans son adolescence prolongée il passe cinq ans dans un stalag. Il ignore les femmes. Il va subir sa première crise de démence aussitôt après avoir sa première relation sexuelle avec Hélene, sa future femme. Bien que son dire confessionnel est souvent mêlé à l’"auto-analyse" et à ses préoccupations philosophiques, ses dires sont d’abord des témoignages d’une vie de souffrance.
16. Entre genre autobiographique et confession, les frontières sont souvent floues. En revanche, dans chaque confession et autobiographie nous pouvons trouver quelque chose de confessionnel et d’autobiographique mêlés. Prenons-nous par exemple l’œuvre du sociologue français P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse. Dès la première page, en exergue, le sociologue avertissait ses lecteurs en guise de sous-titre : « Ceci n’est pas une autobiographie » Pierre Bourdieu » Il s’explique ainsi : « Je n’ai pas l’intention de sacrifier au genre, dont j’ai assez dit combien il était à la fois convenu et illusoire, de l’autobiographie. Je voudrais seulement essayer de rassembler et de livrer quelques éléments pour une auto-socioanalyse. Je ne cache pas mes appréhensions, qui vont bien au-delà de la crainte habituelle d’être mal compris... » Comment s’auto-socioanalyser ? se demande Bourdieu, en précisant les contours de son entreprise : « En adoptant le point de vue de l’analyste, je m’oblige (et m’autorise) à retenir tous les traits qui sont pertinents du point de vue de la sociologie, c’est-à-dire nécessaires à l’explication et à la compréhension sociologiques, et ceux-là seulement. Mais loin de chercher à produire par-là, comme on pourrait le craindre, un effet de fermeture, en imposant mon interprétation, j’entends livrer cette expérience, énoncée aussi honnêtement que possible, à la confrontation critique, comme il s’agissait de n’importe quel autre objet....(Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir éditions, 2004, p.11-12.) » Le sociologue se prend l’objet lui-même pour objet, en tant que chercheur, pour tracer l’évolution des lignes de son parcours savant et intellectuel. La démarche développée par lui dans cet ouvrage s’inscrit dans une interrogation menée depuis ses premiers travaux sur la nécessité pour le sociologue de faire l’analyse de lui-même s’analyser lui-même. Il revient sur son passé, notamment sur ses expériences de jeunesse qui l’ont conduit à la sociologie.

La confession en philosophie [1/3]

Illustration : Timothy Archer, Confessions au creux de l’oreille, 2018

Notes

[1Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, Folio Gallimard, 2004, p. 39-40.

[2Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, p.148.

[3Directors of conscience in the religious and police interrogators appear to share an understanding that the bond of confessant and confessor often is crucual to production of confession. It is an affective bond, comparable to that of analysand and analyst in the psychoanalytic transference. », Peter Brooks, « Introduction », in Troubling confessions Speaking guilt in law and literature, The University of Chicago Press, Chicago & London, 2000, p.35.

[4Maria Zambrano, La confession, genre littéraire, traduction française, Editions Jérôme Million, 2007, p. 21.

[5Maria Zambrano, La confession, genre littéraire, p.27.

[6Maria Zambrano, La confession, genre littéraire, p.33.

[7Maria Zambrano, La confession, genre littéraire, p. 30.

[8Maria Zambrano, La confession, genre littéraire, p. 35.

[9Maria Zambrano, La confession, genre littéraire, p. 35.

[10Maria Zambrano, La confession, genre littéraire, p. 43-44.

[11Antonio Negri, Job, la force de l’esclave, traduit de l’italien par Judith Revel, Bayard, 2002, « Préface à l’édition française » , p.7-16.

[12Maria Zambrano, La confession, genre littéraire, p. 40-41.

[13Maria Zambrano, La confession, genre littéraire, p. 41-42.