La confession en philosophie [2/3]
6. Après Voltaire, Rousseau avait un autre contemporain célèbre, son ami Diderot. Entre les deux écrivains, il y avait un rapport très particulier, indirect : le style confessionnel de l’écriture, comme c’est le cas dans Bijoux indiscrets. Mais contrairement à son ami, Diderot n’avait pas écrit ses Confessions. En revanche, nous verrons qu’il a romancé les confessions en les transformant en style littéraire. D’où son originalité. Les relations de Rousseau et Diderot ont été complexes. En 1747, Diderot est emprisonné au château de Vincennes, parce qu’on reconnaît en lui l’auteur des Pensées philosophiques, de la Lettre sur les aveugles. Rousseau a paru très éprouvé par le malheur qui frappe son ami et lui rend visite. Sur la route de Vincennes, il connaît la fameuse illumination qui lui inspire le sujet mis au concours par l’académie de Dijon. Il écrira le Discours sur l’origine de l’inégalité. Son ami Diderot avait une écriture originale, à la fois philosophique et littéraire. Il a écrit des romans. A l’instar de Rousseau, il est non seulement philosophe, mais aussi « romancier » au sens où les modernes entendaient ce mot. Jacques le fataliste prouve son talent de romancier. Les Bijoux indiscrets et le seul roman publié de son vivant (1748). Dans le récit, le sultan Mangogul, fort curieux sur la nature féminine, s’ennuie à périr. Sa favorite, Mirzoza a épuisé « les aventures galantes » de la ville et serait ravie de lui raconter celles de la cour. Hélas ! elle les ignore. Elle lui conseille de consulter un génie afin de connaître les secrets galants des dames de la Cour. Et le génie (Cucufa) lui offre un anneau magique : il lui suffira de tourner le chaton de cette bague vers une femme, pour que celle-ci avoue immédiatement, par la voix d’un de ses bijoux, toutes les intrigues dont elle a connaissance. Ainsi cette bague fantastique a le pouvoir de déclencher la voix de la vérité sexuelle des femmes. Par ce procédé, le sultan voyeuriste va essayer de violer l’intimité des femmes de sa cour qui échappe à son pouvoir. Par les aveux de leurs bijoux, les femmes lui apparaissent comme des êtres d’une insondable voracité. Dans son palais, il a donc ses rivales. Désormais il est hanté par le spectre rival. Dans le roman, Cucufa, comme procédé littéraire, annonce Sade par certains de ses aspects érotiques, voire même pornographiques. Tout le roman tourne autour des confessions involontaires et scandaleuses, qui pour la plupart se passent dans des réunions mondaines, ce qui donne lieu à des commentaires osés. Dans le récit, on peut reconnaître Louis XV sous les traits du Sultan, ses courtisans, et la Pompadour sous ceux de la favorite. Bien que Diderot fasse se passer les événements dans un pays Africain (Congo), dans une ambiance féerique, érotique et orientale à la fois. Diderot, qui est l’écrivain de Jacques le fataliste, ce roman existentiel et l’anti-Candide de Voltaire, se montre aussi un maître dans l’art du dialogue au travers de ses protagonistes dans Les Bijoux indiscrets. Les circonstances dans lesquelles le sultan (personnage principal) fait l’essai de la bague offrent à Diderot l’occasion et d’aborder les nombreux aspects de la vie de cette époque et d’en traiter les sujets plus variés ; de la réforme du théâtre à la querelle des Anciens et des Modernes : « pourquoi nos tragédies sont inférieures à celles des Anciens » (XXXVIII), en passant par le problème de la nature de l’âme (XXIX-XXX) ou celui du développement des sciences expérimentales (IX et XXXII). L’opération magique du Sultan fait sortir les aveux intimes des personnages féminins, des aveux assumés et sans culpabilité. Leur confession n’est influencée par aucun sentiment de péché chrétien. Bien que l’aspect général soit oriental, il n’est semble-t-il pas influencé par une religion orientale. Le titre du roman,Bijoux indiscrets, n’est qu’une métaphore, comme Diderot le laissait entendre à ses lecteurs par le truchement du Sultan : « La société ne peut que gagner infiniment à cette duplication d’organe. Nous parlerons aussi peut-être, nous autres hommes, par ailleurs que par la bouche... [1] » Dans la cacophonie burlesque des bijoux, la « duplication [des] organes » est bouche et sexe. L’anneau est un symbole sexuel féminin. Et le titre Bijoux indiscrets est la métaphore de l’organe sexuel féminin : le vagin. Et le bijou fait parler le vagin : « Madame, interrompait Zelmaïd, je l’ai entendu très distinctement ; elle a parlé sans ouvrir sa bouche... [2] » A la suite des opérations successives du Sultan, on lit ainsi des confessions successives : « Le sultan profita de l’occasion pour apprendre quelques particularités de la vie de ces filles. Sa bague interrogea le bijou d’une jeune recluse nommée Cléathnis... [3] » Mais bien avant ces aveux féminins, le génie a averti ainsi le Sultan : « Savoir d’elles les aventures qu’elles ont et qu’elles ont eues ; et puis c’est tout. Mais cela est impossible, dit le génie ; vouloir que des femmes confessent leur aventures, cela n’a jamais été et ne sera jamais... [4] » Et voici l’aveu intime d’une jeune femme : « j’avais ignoré les vrais plaisirs, bien réels ; c’est toi qui me l’as fait connaître... [5] » Derrière ce « toi », il s’agit de son amant préféré. Par cet événement heureux, la jeune femme assume sa sexualité. Dans le récit, on lit même une lettre de confession d’une femme, « comme s’il fût adressé à une assemblée » : « Messieurs, Je dispenserai de chercher, au mépris de ma propre raison, un modèle de penser et de m’exprimer. Si toutefois j’avance quelque chose de neuf, ce ne sera point d’affectation ; le sujet me l’aura fourni : si je répète ce qui aura été dit, je l’aurai pensé comme les autres […] Il y a, vous le savez tous, messieurs, comme moi, deux sortes de bijoux : des bijoux orgueilleux, et des bijoux modestes [...] mon premier possesseur, se livrant à l’éclat flatteur d’une conquête nouvelle, me délaissa, et je retombai dans le désœuvrement […] Je venais de perdre un trésor, et je ne flattais point que la fortune m’en dédommagerait ; en effet, la place vacante fut occupée, mais non remplie, par un sexagénaire en qui la bonne volonté manquait moins que le moyen. Il travailla de toutes ses forces à m’ôter la mémoire de mon état de passé […] mais ses efforts ne prévinrent point mes regrets. [6] » La lettre que nous lisons par le truchement de la bague magique n’expose pas des aveux érotiques assumés et sans amertumes comme c’était le cas dans les précédents, mais plutôt une lettre de confession d’une femme déçue et fatiguée devant de la vie. Diderot écrira un autre roman au féminin, La Religieuse. Dans lequel il attaquera un autre tabou : l’amour saphiste.
7. Bien avant Rousseau, Voltaire et Diderot, Descartes, dans son Discours de la méthode, parle-t-il dans un style confessionnel ? : « Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur de m’être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins, qui m’ont conduit à des considérations et des maximes, dont je forme une Méthode, par laquelle il me semble que j’ai moyen d’augmenter par degrés ma connaissance, et d’élever peu à peu au plus haut point, auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d’atteindre. (Descartes, Discours de la méthode, première partie, p.45.) » : le « cogito » cartésien possédait-il les caractéristiques d’une confession philosophique et le « doute méthodique » serait-il quelque chose d’analogue à une confession ? Faisons une autre lecture : ainsi débute Descartes dans les Méditations métaphysiques : « (Méditation première) Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertains... » Descartes fait son discours philosophique à la première personne. Cet aspect fait-il de lui un philosophe de confession ? Nous pouvons toujours entamer un débat à partir de ces questions posées. Mais Descartes n’est pas un penseur d’une confession philosophique. L’œuvre est d’abord philosophique, comme souligné par Pierre-Alain Cahné (Un autre Descartes, Paris, Vrin, 1980) : l’émergence d’un concept moderne de la subjectivité, indissociable de son épreuve vécue et de la présentation de son discours philosophique. Descartes représente un tournant dans la philosophie occidentale. Un contemporain de Descartes, G. W. Leibniz , dans Confessio philosophi ( rédigée à Paris en 1673, éditée pour la première fois en 1915) met en présence dans un dialogue un théologien catéchiste et un philosophe catéchumène sur les thèmes comme Dieu, justice, liberté humaine, prédestination. Leibniz, l’homme de foi, voulait-t-il réconcilier la foi et la raison, mais en agissent d’abord comme philosophe. Dans sa Théodicée, il en rappellera lui-même le sujet central : « Un dialogue latin de ma façon, où je mettais déjà en fait que Dieu ayant choisi le plus parfait de tous les mondes possibles, avait été porté par sa sagesse à permettre le mal qui y était annexé, mais qui n’empêchait pas que tout compté et rabattu ce monde ne fût le meilleur qui pût être choisi. » La Confessio philosophi présente la première formulation de ce qui deviendra un thème majeur ; l’« optimisme » leibnitzien s’exprime ici au plus près de sa source religieuse.
8. De nos jours, on est nombreux à avoir, un jour ou l’autre, écrit ces deux mots sur un carnet. Un bloc de papier peut ainsi devenir un ami, un confident, auquel on livre notre quotidien, nos songes, nos bonheurs ou nos angoisses. Le journal en tant que forme littéraire, cette forme de l’écriture de soi a une histoire. Béatrice Didier remarque que, de Sainte-Beuve à Gide en passant par Tolstoï, la pratique du journal intime doit être compris dans une certaine historicité : « L’avènement réel du journal intime se situe au XXe siècle, en coïncidence avec l’agitation politique et profusion littéraire. Un sous-genre se dessine même, les « cahiers » ou « carnets », sortes de fichiers en vue d’une œuvre [7] » Mais il y a Journal et Journal intime. P. Lejeune constate : « L’expression du journal intime » n’est apparue qu’au début du XIXe siècle, quand le journal a cessé de l’être, en paraissant sur la scène publique... [8] » D’abord à vocation religieuse, le journal intime se laïcise et accueille angoisse et aveux de culpabilité. Le journal intime et les carnets correspondent aussi aux exigences des gens anonymes et de leurs réalités quotidiennes comme ils peuvent s’avérer de formidables source d’information pour les historiens sur la vie de l’auteur, sur la société de l’époque. Raconter sa vie au jour le jour est une activité de l’écriture relève-t-elle pour autant de la littérature ? On y trouve de nombreuses œuvres majeures : Stendhal, Dostoïevski, Tolstoï, Franz Kafka, Virginia Woolf, André Gide, sans oublier le célèbre journal d’Anne Frank. En France, comme « brouillons » devenant « œuvre », il gagnera sa légitimité littéraire avec l’inauguration de la nouvelle Bibliothèque de la Pléiade par le journal d’André Gide. Volonté de « confesser publiquement certaines des déficiences ou lâchetés qui lui font le plus honte » est le projet de L’Âge d’homme de Michel Leiris, publié en 1939. Après les journaux intimes, confessions et autobiographies, dans les années 95, les journaux intimes sans vocations nécessaires, connaissent-ils un essor, surtout sur des sites Internet. Pour comprendre ce phénomène, les travaux de Philippe Lejeune sont indispensables ; Philippe Lejeune et Catherine Bogaert Le journal intime, histoire et anthologie (Les éditions Textuel, Paris 2006 ; Genèse du “je ”Manuscrits et autobiographie, CNRS, Paris 2000). Est-ce que le journal intime pourrait tenir lieu d’entreprise confessionnelle ? A ce sujet, il faut se rappeler que Intime vient d’intimus [ le plus intérieur], superlatif du latin interior [intérieur]. Saint Augustin y fait référence dans ses Confessions, une introspection spirituelle, pas un journal : « Je te cherchais à l’extérieur de moi-même, mais tu étais plus intérieur à moi que ce que j’ai de plus intérieur. » Journal intime, confessions, autobiographies : les écrits intimes revêtent plusieurs formes au fil du temps. Par exemple, Roland Barthes est ironique à ce sujet : « Le journal » (autobiographique) est cependant, aujourd’hui discrédité ; Chassé-croisé : au XVIe siècle, où l’on commençait à en écrire, sans répugnance, on appelait ça un diaire : diarrhée et glaire... » Et il y ajoute aussitôt : « Ce livre n’est pas un livre de « confession (Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, « Écrivains de toujours », 1975, p.91-110) » Henri-Frédéric Amiel (1821-1881), professeur de philosophie en Suisse, a écrit une somme de 16847 pages publiées : Fragments d’un journal intime. Pour lui, le moi n’est rien, il est méprisable. En revanche, il peut être l’unique réalité, quotidiennement scrutée, auscultée, commentée ; il s’agit aussi d’une entreprise confessionnelle du « je » que l’on pourrait inscrire historiquement, dans la perspective confessionnelle ouverte par Augustin. Mais, ce n’est donc ni « un ardent désir de vérité », ni « le perfectionnement » qui guidaient Amiel contrairement à Tolstoï. La quête de soi d’Amiel, c’est son grand « Rien ». Tolstoï qui lit Amiel, qu’est-ce qu’il trouve chez lui d’attirant ? : « Être un homme n’est rien : être homme est quelque chose ; être l’homme, voilà ce qui m’attire. -Amiel. [9] » Tolstoï, pendant toute une grande partie de sa vie a procédé comme Amiel. Son Journal comporte d’innombrables redites des « petites choses des riens » comme lui. Dans l’écriture du journal intime et l’autobiographie nous pouvons voir une forme de continuité moderne de l’aveu confessionnel du christianisme, où le souci de soi est manifeste. Un journal tenu peut être un moyen d’aveu et de confession en leurs noms propres, écrit à la première personne. Par définition, dans un journal intime on note des soucis de soi quotidiens mais dans le Journal d’usine personnel sur la condition ouvrière de Simone Weil, une philosophe qui s’était engagée volontairement en usine comme ouvrière le « moi » s’efface : « (15 Janvier 1935) L’épuisement finit par me faire oublier les raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi la tentation plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul moyen de ne pas souffrir. [10] » Entre Confession, Journal, Journal intime, il y a un aspect quasi invariable : les auteurs demandaient ou attendaient de vous reconnaissance. "Quête de soi", "travail de mémoire", ou "désir de l’authenticité", comment démêler le faux du vrai alors, si le lecteur est animé du désir de l’authenticité dans ce qu’il lit ? P. Lejeune avance une explication : « Une autobiographie, ce n’est pas un texte dans lequel quelqu’un dit la vérité sur soi, mais un texte dans lequel quelqu’un de réel qu’il la dit. [11] » Jean-Jacques Rousseau a pratiqué le récit de vie, l’autoportrait, la correspondance, jamais le journal. En revanche, ses grandes œuvres autobiographiques ont inspiré toute une littérature du souvenir : mémoires, journaux intimes, et romans autobiographiques, comme Senancour et Benjamin Constant, Stendhal et Nerval, Hölderlin, Kierkegaard et Tolstoï. Dans la littérature contemporaine française, pour ne citer que les plus connus, un André Gide et un Charles Du Bos n’ont-ils pas considéré Rousseau comme leur inspirateur ? Il arrive aussi aux philosophes de tenir un journal. Sur ce chapitre, je continue avec un philosophe important mais relativement moins connu, qui est Marie François Pierre Gontier de Biran, dit Maine de Biran (1766-1824), l’homme du 18ème siècle français. Il fut l’un des amis de Rousseau. Parti du sensualisme de Condillac, il a élaboré une psychologie de la subjectivité. Dans ses œuvres variées, par sa démarche philosophique, il est considéré comme « prépositiviste » Il essayait de penser la subjectivité dans la perspective de ce qu’il nomme « le sens intime ». Ainsi, le sujet fait l’expérience d’une profondeur de vie invisible. Il refusait le dualisme cartésien du corps et de l’âme, auquel il oppose la dualité du corps objectif (organisme) et du corps subjectif (épreuve de la vie dans sa profondeur intérieure). Pour lui, il ne s’agit ni d’émotion, ni de sentiment, ni de sensation, même si ces états d’affections suggéraient quelque chose de l’intime. Ces phénomènes du « sentir » sont liés à des objets, mais l’intime n’a pas immédiatement d’objet, parce qu’il est une épreuve de soi dans la profondeur de la vie. Il ne s’identifie pas à un état psychologique du sujet, il se donne dans une expérience. Le philosophe est discrètement influencé par Rousseau, comme agnostique, il aboutit à une métaphysique de religiosité. Par sa valeur introspective, son Journal intime est un témoignage psychologique et un document précieux sur le développement philosophique de sa pensée. A partir de ces innombrables notes, il est possible de dégager un système cohérent de pensée. Par exemple, Sainte-Beuve souhaitait que le Journal intime de Maine de Biran prenne place à côté des œuvres de Pascal et de Fénelon.
Henri Gouhier, dans son Introduction à Maine de Biran, signale notamment que, « Une édition complète du « journal intime » doit tenir compte d’un fait fondamental : les manuscrits rangés sous ce titre ne constituent pas un tout suivi et homogène. Parmi ces manuscrits, il y en a un que Maine de Biran appelle « journal » [...] On réservera le mot « journal » pour ces chapitres et, puisque Biran ne l’appelle pas « intime », on respectera la lettre plutôt que l’usage, même si l’usage n’est pas contraire à l’esprit. ( Maine de Biran, Journal 1, Éditions de la Baconnière-Neuchatel, 1954. Introduction de Henri Gouhier, p. XXIX.) » Par sa rigueur introspective, il fait son Journal, le premier dans la philosophie française. Il entend rester le plus possible près des faits à partir de l’observation de soi ; la conscience du moi relève d’un « sens intime » qui s’éveille avec le « sentiment de l’effort moteur volontaire » Ainsi, dans je sens, le je qui s’affirme sentant est un sujet actif : « Le sens intime n’est pour moi que le sens de l’effort ou celui de notre activité motrice. (Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature, librairie Felix Alcan, 1932, p.95) « Le moi » a sa place dans ce processus : « La cause ou force actuellement appliquée à mouvoir les corps est une force agissante que nous appelons volonté : le moi s’identifie complètement avec cette force agissante. (Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature, p. 87.) Pour Maine de Birand, toute connaissance part du moi (donc du relatif) et toute notion absolue ne peut être qu’une croyance en dérive. Ce mot croyance n’a pas de connotation religieuse. Il s’agit d’un aperçu réel d’un objet, d’un phénomène (Brian T. Fitch, dans En présence de soi-même... Maine de Biran, Saint Augustin et journal intime, (Théorie Littérature XYZ éditeur, 2009). Les observations du philosophe comportaient aussi une dimension existentielle pour lui-même, dans laquelle nous pouvons trouver certains de ses aveux et de ses confessions, mêlés à ses notes et à ses considérations philosophiques. Il se reproche à lui-même de ne pas pouvoir connaître son « moi » intime, sa liberté, ses passions : « Du 16 au 22 1814 [...] Je suis un homme déplacé et manqué ; je me trouve en harmonie ni avec les choses ni avec moi-même. [12] » Hypersensible aux moindres variations de température, aux changements atmosphériques, de santé délicate : « Paris, suite de mon journal du mois d’août 1814. - Il y a sûrement une influence de la saison de la canicule sur mes facultés organiques, intellectuelles et morales. Je me trouve toujours, sous ces trois rapports, au-dessous de ma valeur ordinaire ; pendant les trois ou quatre mois d’été, une grande mobilité nerveuse, une incapacité absolue d’attention, un découragement entier et une facilité extrême à céder à toutes les impressions externes et internes coïncident avec la faiblesse de l’estomac et plusieurs autres incommodités. [13] » Il est en quête d’une morale : « Du 22 au 25 septembre 1814 […] Dans la conscience du moi repose toute moralité. Cette conscience est un organe supérieur qui se développe plus tard. [14] » Ce philosophe de la volonté expérimente, avoue la carence de sa volonté, il décrit ses états d’âme. Il y expose ses propres difficultés. Il se reproche son manque d’application au travail. Maine de Biran fit parti de la Chambre des pairs sous la Restauration. Il était tiraillé entre son poste et son désir d’étude. Il était incapable d’abandonner l’un pour l’autre. Il fait des remarques sur les événements révolutionnaires. Bien qu’il ait critiqué Napoléon, il a accepté l’Empire pour que la France soit pacifiée et reconstruite. Il note ses impressions sur l’état de crise qu’elle traverse sous le règne de Napoléon : « 28 avril 1814. - Enfin la révolution paraît finie, et nous sortons de l’horrible crise où nous étions depuis plusieurs mois, de la manière la plus inespérée. Les puissances étrangères ont abattu le tyran : c’est à elles seules que nous devons notre délivrance. Quelle magnanimité de la part des vainqueurs ! [15] » De son agnosticisme positiviste, il garde l’idée que nous ne connaissons pas l’essence de l’âme. La raison ne peut démontrer l’existence de Dieu. Ultérieurement, le spiritualisme semble triompher de ses premières affirmations. Et des années après, il se tournera vers le mysticisme religieux. Il laissera un document-confession sur sa formation morale : c’est la « Méditation sur la mort », écrit au chevet de sa sœur Victoire. Il y traite des problèmes qui le préoccupent à propos du mystère de l’immortalité de l’âme. Le philosophe n’a aucune certitude sur ce problème, il demande avec angoisse l’aide de la religion et de la science afin d’avoir une foi certaine : « Comment ne pas éprouver le besoin d’éloigner tant de tristes pensées et de pénibles sentiments, lorsqu’on n’a pas cherché d’assez bonne heure un appui hors de ce monde de phénomènes, et que l’idée de Dieu, de l’immortalité, ne vient pas à notre secours ? (1 septembre 1816) [16] » Le philosophe prend le Christ comme modèle mais il ne s’attache à aucun « mystère chrétien » relatif au Christ ni à d’autres dogmes chrétiens. Il a « laïcisé » pour ainsi dire le christianisme à sa manière.
9. Parmi les philosophes modernes du 19ème siècle, il serait intéressant d’enquêter sur l’existence du style philosophique confessionnel. Un Søren Aabye Kierkegaard, "le père de existentialisme", pratiquait-il un style confessionnel à la première personne ? Ce qui est certain, il pratiquait volontiers un art de la communication indirecte : l’ironie, l’humour, le pseudonyme, l’allusion, les litotes... Il détestait les discours professoraux et dogmatiques. Dans le langage philosophique qui lui était propre, il s’efface pour orienter silencieusement ses lecteurs et les mettre devant des choix réfléchis et mûris à adopter. Kierkegaard, en dehors du « masque socratique » qu’il voulait s’attribuer, se confesse-t-il par le "Je" : « Encore une trop longue période écoulée, où je n’ai pu me concentrer pour rien. Je vais tâcher maintenant de reprendre un peu d’élan [17] » Nous pouvons constater dans son journal, l’effort permanent sur soi : « Une conversion ne va pas vite [...] voilà pourquoi il est écrit que nous devons travailler à notre salut avec crainte et tremblement, parce qu’il n’est pas en effet chose faite ou accomplie ; mais qu’une rechute est possible [18] » Cette manière d’envisager sa philosophie en liaison directe avec les moments de sa vie est non sans liaison avec une illustre lignée : saint Augustin et Jean-Jacques Rousseau. En ce sens, il est même comparable à Nietzsche. Comme eux, il mêlait les éléments biographiques avec sa pensée réflexive philosophique. Comme Nietzsche, il était un maître de l’ironie et du paradoxe et la pratiquait avec succès. Sous son masque socratique, il tournait souvent l’ironie contre lui-même, tenant sa réflexion à distance de sa vie, comme si elle risquait d’être compromise par l’insuffisance de son existence : « Il y a trois sphères d’existence : l’esthétique, l’éthique et le religieux. A ces trois sphères correspondent deux zones limites : l’ironie est la zone limite entre l’esthétique et l’éthique ; l’humour, la zone limite entre l’éthique et le religieux [19] » Chez Kierkegaard, le mérite de Socrate est de n’avoir pas été un philosophe spéculatif qui oublie ce que c’est que d’exister. Socrate qui lui a servi de modèle manifeste son influence dans sa thèse du Concept d’ironie constamment rapporté à Socrate. Le masque socratique se manifeste chez lui, dans sa manière de procéder par pseudonyme. On sait que la grande partie de l’œuvre du philosophe a été publiée sous des pseudonymes : « Ma mélancolie a fait que, pendant des années, je n’ai pas pu me dire « toi » à moi-même. Entre la mélancolie et ce « toi » résidait tout un monde de fantaisie. Je l’ai épuisé en grande partie dans mes pseudonymes » (Citée par P. Hadot, in Eloge de Socrate, édition Allia, Paris, 1998, p.18. ) En effet, « Son vrai masque, c’est Socrate lui-même : « O Socrate !… Ton aventure est la mienne. » Je suis seul. Ma seule analogie est Socrate. Ma tâche est une tâche socratique. (Citée par P. Hadot, in Eloge de Socrate, p.20. ) » Il se reconnaît en Socrate. Il est parfaitement conscient de son masque, "masque socratique", c’est-à-dire par le pseudonyme, il donne la parole à plusieurs personnages : « Il y avait cinq convives : Johannes, surnommé le séducteur, Victor Eremita, Constantin Constantinus... [20] » Il se masquait, il se déguisait. Il pratiquait une manière indirecte. Il n’énonçait pas de façon immédiate ce qu’il avait à dire, mais à travers un détour, à l’aide d’un personnage inventé. Car ses pseudonymes correspondent à des niveaux : « esthétique », « éthique », « religieux » dont l’auteur va parler successivement, pour pouvoir faire comprendre à ses contemporains que : « On s’est exaspéré contre moi en me voyant capable de montrer que les autres sont encore moins chrétiens que moi, moi pourtant si respectueux du christianisme que je vois et avoue que je ne suis pas chrétien. » ( Citée par P. Hadot, in Éloge de Socrate, p.37.) En plein épanouissement de son style ironique, il a écrit Le journal du séducteur. On sait que dans cette œuvre, il a été inspiré par l’amour qu’il portait à sa fiancée Regina Olsen. Et en ce sens, Le journal présente une ambiguïté. Car l’auteur ne l’a pas écrit en son nom, Kierkegaard. Il ne s’agit pas d’un « vrai » journal mais d’un artifice. Une fois encore, l’auteur emprunte un pseudonyme : "Johannes". Ce séducteur Johannes, conformément à sa philosophie, séduit la jeune fille Cordélia (nous lisons Regina Olsen) et l’abandonne cruellement.
Mais comment ce journal est-il arrivé dans les mains des lecteurs ? Son histoire est un peu mystérieuse : un « confident », par hasard, dans un tiroir déjà ouvert trouve "une quantité de feuillets épars et au-dessus d’eux un grand -quarto, joliment relié. [...] Il s’agit en effet d’un journal, ni plus ni moins, et tenu avec beaucoup de soin.... » ( S. Kierkegaard, Le journal du séducteur, traduit du danois par F. Et O.Prior et M.H. Guignot, 1943, Gallimard, p.11) Ce "confident", qui a écrit une sorte de présentation du Journal, semble connaître l’auteur. "Confident" ou auteur du Journal, quelles sont leurs vraies identités ? On ne les connaît pas. Mais logiquement, nous pouvons supposer que ce Journal est publié par les soins de ce "confident" mystérieux, qui décide de préparer les feuilles pour la publication. Ici, notons encore que ce " confident" reçoit de Cordélia « un recueil de lettres », qui confirme l’authenticité de ce Journal. Et par ces lettres, nous apprenons que notre séducteur, peu après avoir abandonné Cordelia, reçoit d’elle des lettres : « Peu après avoir abandonné Cordelia, il reçut d’elle quelques lettres qu’il a renvoyées sans les ouvrir. Ces lettres se trouvaient parmi celles que Cordélia m’a confiées... » ( S. Kierkegaard, Le journal du séducteur, p.24. ) Il est alors évident que "confident" est quelqu’un proche de Johannes et de Cordélia. Voici un extrait que la jeune fille a envoyé au séducteur : « Johannes ! Je ne t’appelle pas « mon » Johannes, car je sais bien que tu ne l’as jamais été ; j’ai été assez durement punie pour avoir laissé mon âme se délecter à cette idée ; et pourtant, je t’appelle mien ; mon éducateur, mon trompeur, mon ennemi, mon assassin... » ( S. Kierkegaard, Le journal du séducteur, p.25.) En effet, l’auteur (Kierkegaard-Johannes !) s’est proposé deux buts à la fois : d’une part, refléter l’attitude qu’il observe vis-à-vis de Cordélia (Regina Olsen), d’autre part, exprimer une certaine conception de l’amour et de la vie en général qu’il n’a jamais mise en pratique. Nous supposons que cette dualité de l’œuvre vient du caractère équivoque de l’attitude de Kierkegaard lui-même dans ses relations avec Regina. Le séducteur Johannes avoue ainsi sa stratégie de conquête : « D’abord il faut que je la connaisse dans toute sa vie spirituelle avant de commencer mon attaque. [21] » La jeune fille est incapable de vivre religieusement avec lui (telle fut la raison de la rupture de leurs fiançailles), mais Kierkegaard ne l’avoue jamais. Il préféra se donner l’air d’un « séducteur » ou d’un esthète, feignant d’éprouver la lassitude de l’homme qui a retiré d’une personne l’unique instant de beauté qu’il ne pouvait espérer. Mais l’esthétisme érotique du Journal manque de conviction, bien qu’il soit exposé avec une stratégie : « Une double manœuvre sera nécessaire dans mes rapports avec Cordélia. Si je ne fais que fuir devant sa suprématie, il serait bien possible que l’érotisme en elle devienne trop mou, trop inconsistant pour permettre à la plus profonde féminité de se dégager distinctement. [22] » La jeune fille semble posséder une grâce naturelle, et garde sa spontanéité, elle ne peut que passer son temps agréablement jusqu’à ce qu’elle ait atteint l’âge où ses virtualités profondes lui permettront d’assumer une féminité spirituelle et religieuse. En ce sens, le dilemme de la jeune fille est fatal. Car elle n’atteindra jamais le stade avancé. Et le verdict de Johannes tombe à la fin : « Le 25 septembre... Je ne désire pas me souvenir de nos rapports ; elle est déflorée et nous ne sommes plus au temps où le chagrin d’une jeune fille délaissée la transformais en héliotrope. Je ne veux pas lui faire mes adieux ; rien ne dégoûte plus que les larmes et les supplications de femme qui défigurent tout et qui, pourtant, ne mènent à rien. Je l’ai aimée, mais elle ne peut plus m’intéresser [...] Comme il serait donc piquant de savoir si on peut s’évader des rêveries d’une jeune fille et la rendre assez fière pour qu’elle s’imagine que c’est elle qui en a eu assez des rapports. Quel épilogue passionnant, qui au fond présenterait un intérêt psychologique et en outre pourrait vous offrir l’occasion de beaucoup d’observations érotiques. [23] » L’esthétisme sensualiste de l’auteur annonce un esprit inquiet qui cherche à se dégager. De là résulte une tension qui imprègne tout le Journal et met constamment aux prises avec les éléments d’un conflit esthétique et religieux. Pourtant, il semble que le séducteur a voulu beaucoup contribuer à l’émancipation de Cordélia : « ...sa féminité atteindra un apogée presque surnaturel, et elle m’appartiendra avec une passion souveraine. [24] » Supposons que ce vœu soit réalisé, il restera toujours un dernier stade infranchissable pour Cordélia : le « stade religieux ». Johannes, porte-parole de Kierkegaard dans le Journal essaie de pénétrer dans les âmes des autres, et en l’occurrence celle de Cordélia. C’est pour cela qu’il peut accéder au « stade religieux » alors que Cordélia ne le peut pas : « Ah ! Si elle pouvait pénétrer mon âme -si ! [25] », écrit Johannes. Ce séducteur apparemment raffiné et poétique, versé en érotisme, se contente facilement d’un simple salut et d’un simple regard pour Cordélia, toujours de loin. Chez Kierkegaard l’inéluctable prédominance de la douleur contient en elle comme la promesse de la victoire de la religion sur l’esthétisme. Conformément à sa philosophie, l’ambiguïté fondamentale de cette œuvre provient du conflit entre la joie du séducteur et la douleur annonçant déjà la victoire de la religion sur l’esthétisme pur. Finalement, Le journal du séducteur n’est pas un vrai journal en ce sens où l’auteur noterait les faits réels de sa vie quotidienne, ses états d’âme et ses sautes d’humeur. En revanche, Kierkegaard y dissimulait ses terreurs intimes, ses vraies angoisses vécues, existentielles. En le simulant, il a écrit une œuvre philosophique très personnelle. D’où vient son originalité.
10. Et après Kierkegaard, y a-t-il un aspect confessionnel chez Nietzsche ? Par exemple, il a montré son hostilité sans fard à l’égard de celui qu’il appelle « le vieux rhéteur » : « Augustin est ridicule », écrit-il à son ami Overbeck (Cité par P. Courcelle, in Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire : Antécédente et postérité, Études augustiniennes, 1963, p. 535. ) Nietzsche ne néglige-t-il pas l’influence historique d’Augustin dans la pensée occidentale ? C’est-à-dire ce besoin vital de se dire soi-même à travers l’entreprise confessionnelle qui pourrait être la sienne ? En effet, il éprouve toujours ce besoin humain : « Prévoyant qu’il me faudra sous peu adresser à l’humanité le plus grave défi qu’elle ait jamais reçu, il me paraît indispensable de dire ici qui je suis [26] ». Et dans sa quarante-quatrième année, Nietzsche qui est un écrivain prolixe se conte à lui-même : « c’est pourquoi je me conte ici ma vie [27] » Le partage tient ici entre le moi et l’humanité. En quoi la représentation et derrière elle l’humanité, doit savoir ce que Nietzsche projette ? Cet aveu ne précise-t-il pas la portée de sa confession ? Nietzsche devient encore plus audacieux dans son projet : « je n’attaque que des causes qui sont victorieuses, - au besoin j’attends qu’elles soient victorieuses [28] » Et son aveu devient encore plus explicite : « Je n’attaque que les choses contre lesquelles je ne trouve pas d’ailleurs, où je suis seul à combattre, seul à compromettre [29] ». Il continue ainsi : « je ne m’en prends jamais aux personnes, - la personne ne me sert que de verre grossissant qui permet de rendre visible un état de crise général, mais insidieux, malaisé à saisir [...]. Je ne m’attaque qu’à des objets où tout conflit de personne est exclu, où n’existe aucun arrière-plan de fâcheuses expériences personnelles. [30] » A un moment donné de sa vie, il a songé même à tenir un Journal : « Naumburg, le 26-12-1856. [ 9] J’ai enfin pris la décision d’écrire un journal, où sera légué à la postérité tout ce qui me remplit le cœur de joie ou de peine, afin qu’après des années on se souvienne de la vie et des études de cette époque, notamment des miennes... [31] » Nietzsche, dans son style, nous déroute toujours ; il fait un autre aveu : « le sentiment d’humanité ne consiste pas chez moi à me sentir proche de l’homme tel qu’il est, mais à supporter seulement de me sentir proche de lui... Le sentiment de l’humanité n’est chez moi qu’une continuelle victoire sur moi-même [32] » Rappelons-nous d’abord que pour lui, philosopher n’est ni une affaire de style, ni une théorie élaborée d’avance, mais une manière de vivre, qui va de pair avec l’épanouissement du Moi, qui est porteur d’un « message » : « Je connais le sort qui m’est réservé. Un jour, mon nom sera associé au souvenir de quelque chose de prodigieux… [33] » Mais l’aboutissement nietzschéen qui a l’éternel retour comme finalité de sa représentation de la philosophie, n’est pas fortuit ; c’est une tragique nécessité qui le porte, elle trouve sa force dans le rien de son nihilisme. Celui qui annonce la mort de Dieu, ne cherche pas à se fonder en Dieu. Par contre, ne trouvons-nous pas chez Nietzsche, la présence d’un Moi souffrant ? Mais, rien ne préserve ce Moi de la folie, ou du suicide. Sa tragédie est un drame solitaire. Il souffre mais il souffre pour lui seul. Il n’adresse la parole à personne et personne ne lui répond. Celui qui est engagé dans une telle dérive, ne trouve-t-il pas dans le besoin de confession le chemin d’une conversion ? Pour éviter la dérive, faut-il se confesser, et d’abord à travers des œuvres ? Bref, la folie a-t-elle besoin de créativité pour être domptée ? Mais Nietzsche limite lui-même sa confession : « de grandes choses exigent qu’on les taise ou qu’on en parle avec grandeur : avec grandeur, c’est-à-dire cyniquement, et avec innocence [34] » Se dire soi-même, revient à la fois à un déchirement et à une adhésion. Ceux-ci constituent la marge où le moi qui s’énonce se génère. La confession est, alors, dans ce rapport triple à la représentation – rejet, adhésion, conversion – qui consiste à briser le cercle autistique dans lequel le moi du rejet risque de sombrer. Le partage opéré où le moi s’oppose au représenté jusqu’à s’en séparer, n’échappe à la dérive, au nihilisme, qu’en se rattachant à un ailleurs ; ce qui peut devenir affaire de conversion. Nietzsche parle-t-il de sa tragédie personnelle ou de la tragédie de la vie en général ? C’est Nietzsche qui donne un assentiment entier à cette « révoltante tragédie de la vie » qui va jusqu’à l’exaltation, comme « volonté de puissance ». Par exemple, dans Par-delà le bien et le mal, il légitime la cruauté : « L’état le plus haut qu’un philosophe puisse atteindre : avoir envers l’existence une attitude dionysiaque : ma formule pour cela est amor fati... Pour cela, il faut considérer les aspects reniés de l’existence non seulement nécessaires, mais comme souhaitables : et non seulement comme souhaitables par rapport aux aspects jusqu’alors approuvés (par exemple en tant que leurs compléments ou conditions premières), mais pour eux-mêmes, en tant qu’aspects plus puissants, plus féconds, plus vrais de l’existence, dans laquelle sa volonté s’exprime avec le plus de netteté [35] » Que cette volonté de puissance puisse être mal comprise, les exemples ne manquent pas, qu’elle ne soit pas sans « danger » pour qui tente de la vivre. Nietzsche est parmi les rares penseurs qui se prêtent à autant de malentendus. Sa célèbre « volonté de puissance » peut être toujours interprétée comme un appel à devenir de plus en plus puissant, jusqu’à faire de la puissance le signe de la valeur suprême. Nietzsche a écrit souvent à la première personne, notamment dans ses aphorismes. C’est son style. Il se présente en lançant un défi, un bouleversement radical à la philosophie en son nom : « Pourquoi j’écris de si bons livres » (Ecce Homo, §4) Sous son aspect stylistique propre, il a écrit une œuvre philosophique en allemand, tout en réformant le langage philosophique occidental. Nietzche était conscient de la portée future de sa pensée. Dans les premiers textes de Ecce Homo le récit autobiographique occupe une place importante. En récapitulant les événements de sa propre vie, de certaines de ses expériences, il essaie de saisir et de dégager quelque chose de la vie en général. En cens, il veut conférer à son récit un caractère universel, dont un aspect plus que personnel. Le désir autobiographique a commencé chez lui au cours de son adolescence en 1858, à l’école de Pforta, où il avait commencé à écrire, sous le titre Aus meinen Leben (Episodes de ma vie), une autobiographie, qu’il ne cessera de reprendre pendent les années qui ont suivi. Ainsi ses lecteurs se sont renseignés sur son enfance, sa famille, ses préjuges, son éducation, sa maladie, l’évolution de ses goût artistiques... : « 1858 Ma vie (1) Les années de jeunesse 1844-1858 […] Comme je veux à présent écrire mon autobiographie, je remarque avec effroi que je suis dans une grande incertitude, et que je ne connais quasiment aucune date concernant la vie de papa... [36] »
La confession en philosophie [1/3]
La confession en philosophie [3/3]