Les équipements seront collectifs ou ne seront pas Rencontre - Foucault et le CERFI. Un "état d’avancement des travaux" inédit de 1974 Séance du séminaire "Le projet archéologique de Michel Foucault"

, par Alain Brossat


Dans la présentation du n°13 de la revue Recherches, rédigée par François Fourquet et Lion Murard, numéro destiné à inaugurer une série intitulée « Généalogie du capital », un « détail » saute aux yeux : l’apparition, par cinq fois, dans ce texte relativement bref, d’une « série » Foucault, Deleuze, Guattari, tout se passant comme si les deux auteurs, jeunes chercheurs à l’époque, avaient tenu à ce que ce numéro et l’ambitieuse recherche qu’il est alors supposé inaugurer soient placés sous le patronage intellectuel de cette trinité, presque une « chaîne d’équivalences » dans le sens qu’Ernesto Laclau donne à cette expression.
C’est bien ce qui se dit, explicitement, avec insistance : « Nous avions demandé à Foucault et Deleuze (Guattari étant déjà là d’emblée) de participer à certaines discussions autour de notre objet qui, par tous les bouts, recoupait les leurs, bien que d’une autre manière » ». Ou encore : « il n’est (…) pas surprenant que Deleuze, Guattari et Foucault se soient trouvés au carrefour de plusieurs séries dans le champ de notre groupe. Nous n’avons aucune honte à énoncer qu’ils étaient souvent présents, bien malgré eux, et à leur insu, comme partenaires imaginaires de notre dérive intellectuelle ». Et encore, à la fin du texte, cet ultime rappel, un peu solennel, avec les prénoms : « Gilles Deleuze, Michel Foucault et Félix Guattari ont bien voulu discuter avec nous, de certains points, bien qu’étant (sauf Félix) extérieurs à cette histoire ».
Si j’étais mauvaise langue, ce qu’à Dieu ne plaise, je dirais que Fourquet et Murard placent ici leur recherche sous l’égide de cette vénérable trinité un peu, comme nous, à la même époque, les militants des organisations révolutionnaires qu’ils interpellent avec virulence dans ce même texte, placions notre pratique sous le signe d’autres noms révérés, Marx, Lénine, Trotsky, Marx, Lénine, Staline, Mao, etc. Un peu comme s’ils avaient substitué au suspect « idéal militant » qu’ils nous imputaient un « idéal philosophant » susceptible de garantir la pertinence du projet de recherche qu’ils mettaient sur orbite... Juste un déplacement d’investissement libidinal, en somme.
Mais laissons cela de côté. Ce qui est assurément plus intéressant, c’est ceci : l’accent ici porté sur ce triple patronnage jette un léger trouble dans les représentations apostérioriques que nous nous faisons de la scène générale où ce texte trouve son emplacement, sa situation : Deleuze-Guattari, avec un tiret entre les deux, c’est une chose qui nous est familière, ce numéro de Recherches est publié en décembre 1973, L’anti-Œdipe en 1972. Mais Foucault/ Deleuze/Guattari ? Bien sûr, ce que veulent souligner ici Fourquet et Murard est simple et factuel : ce sont Foucault, Deleuze, comme garants « extérieurs » et Guattari comme chef de bande « intérieur » qui, en patronnant ces projets de recherche ont rendu possible leur financement – je passe sur les détails que vous trouverez dans la parfaite présentation que Philippe Chevallier a rédigée lorsque nous avons publié le texte de Foucault « Emergence des équipements collectifs – Etat d’avancement des travaux », ceci sur notre site « Ici et Ailleurs, pour une philosophie nomade ».
Mais, à bien l’entendre, il y a dans l’insistance de cette litanie, presque une ritournelle dans le sens deleuzo-guattarien du mot, quelque chose de plus : la suggestion que « tout ça », c’est une puissance collective, c’est une machine de pensée qui, certes, se déploie dans des directions déterminées – les auteurs mentionnent le travail de Foucault sur les prisons, l’enfermement, la Justice, celui de Deleuze sur Nietzsche, le travail conduit en commun par Deleuze et Guattari et qui débouche sur L’Anti-Œdipe – mais sur une sorte de fond commun que Fourquet et Murard définissent ainsi : « Foucault, Deleuze, Guattari : sur fond de la grande coupure nietzschéenne réactualisée par Bataille et Klossowski, par Foucault et Deleuze eux-mêmes, une immense ouverture sur le champ commun du désir et du pouvoir ». Et d’enfoncer le clou : « A elle seule, cette présence théorique aurait largement suffi à alimenter les fantasmes brûlants de notre groupe écrivain ». Une seule présence, donc, fût-elle tricéphale...
J’insiste sur ce point, tant l’évidence qui se dégage ici du texte de Fourquet et Murard contraste avec cette autre évidence, celle qu’imposent, pour nous, les logiques de la réception, je dirais presque la police de la réception savante, spécialisée, universitaire : il y a belle lurette que les tribus deleuzo-guattarienne d’un côté et foucaldienne de l’autre vivent leur(s) vie(s) séparément, présentant des profils et se distinguant par des habitus clairement distincts – je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails, la plupart d’entre vous connaissez la musique. Qu’il me suffise de mentionner à l’appui de ma remarque le caractère très exclusif de l’appartenance au premier cercle des récepteurs patentés et légitimés de l’un ou l’autre des foyers de discursivités, « Foucault » d’un côté, « Deleuze-Guattari » de l’autre si bien que, de la même façon que, pour parler comme Foucault, on n’entre pas dans la tribu foucaldienne comme dans un moulin, de la même façon, on ne se balade pas du territoire d’une tribu à l’autre sans montrer ses papiers.
Il existe en la matière toute une étiquette et tout un règlement qui, pour ne pas être publiés, n’en sont pas moins d’une impitoyable rigueur – d’un mot, il y a bien peu de chances pour que vous trouviez un papier de Frédéric Gros dans Chimères et, inversement, Anne Querrien, c’est l’homme (la femme plutôt) invisible des colloques Foucault – je mentionne son nom puisqu’elle faisait partie du cercle des jeunes chercheurs au nom desquels Fourquet et Murard écrivent le texte que je commente – voir l’énumération des collaborateurs à la fin du texte : Gilles Châtelet, Laurent Dispot, Alain Fabre, François Fourquet, Philippe Guillemet, Françoise Lévy, Lion Murard, Anne Querrien, Alain Siboni, Marie-Thérèse Vernet-Stragiotti... tout une diaspora intellectuelle dont aucun nom, vous le remarquerez, ne s’est distingué dans, disons, la foucalderie (académique) professionnelle.
N’imaginez pas du tout qu’en faisant ces remarques je souhaite cultiver un ton malveillant ou sarcastique – j’essaie simplement d’adopter une position analytique à propos des rigueurs de la police des réceptions d’auteurs longtemps tenus en suspicion par l’institution académique de la philosophie ; ceci jusqu’à ce que le cours des choses s’inverse et qu’il devienne envisageable de faire une carrière honorable dans le sillage de l’un ou l’autre – c’est alors qu’on voit les logiques de la répartition et de la spécialisation se montrer dans leur caractère impitoyable – « deleuzo-foucaldien » est, dans cette optique, un profil flou, éclectique et peu présentable. En revanche, si vous avez fait vos preuves dans l’édition plus ou moins savante d’inédits ou de cours de tel ou tel des énergumènes d’hier devenus les maîtres d’aujourd’hui, vous serez, tôt au tard, adoubés par l’institution.
C’est sans doute inévitable, mais cela a évidemment quelque chose d’un peu triste dans le sens où cela montre que les questions et enjeux de « police » ne nous (« foucaldiens », « deleuziens ») épargnent guère davantage que les autres.
Mais, pour aller jusqu’au bout de cette rumination à haute voix, je dirais qu’il y a plus attristant encore : si vous regardez les choses de près, vous voyez que les logiques ultimes de la réception, dans leur dimension disciplinaire, eh bien, elles reconduisent nos trois pirates de la philosophie française de la fin du siècle précédent, à ce qui, pour eux, aurait assurément constitué la forme de damnation la plus avérée : Science Po, la rue Saint-Guillaume, dans le cas de Foucault, suivez mon regard, et le cabinet du médecin ou du psychanalyste dans celui de Deleuze-Guattari, là aussi, je tiens les noms à votre disposition s’ils ne vous viennent pas tout de suite à l’esprit. Ça, ce n’est pas, bien sûr, le tout du tout de la réception, mais c’en est bien, si l’on veut, le « terminal », le stade terminal au sens médical du terme. Alléluia !

Les implacables logiques de la réception, en d’autres termes, tendent à restaurer la monarchie des auteurs, en les figeant dans la singularité de leurs appareils discursifs et conceptuels, en les assignant à des champs hétérogènes – là où, précisément, la réception est un territoire sur lequel se déploient des pratiques faisant l’objet d’un règlement spécifique, obéissant à des codes, voire des rites particuliers, sans oublier les conventions linguistiques, les mots-clés, etc. Par contraste, la configuration qui nous revient avec le texte perdu-retrouvé de Foucault, est, comme l’a souligné à bon escient Philippe Chevallier dans son introduction au texte, caractérisée par la prééminence du relationnel sur l’individuel ou bien, pourrait-on dire, pour pencher un peu du côté de Simondon, du trans- quelque chose, et dont l’effet est que, tout naturellement, les jeunes chercheurs qui s’établissent dans la niche écologique installée par Deleuze, Guattari et Foucault voient ces trois-là surtout comme un agencement collectif d’effectuation de leurs recherches, je veux dire non pas un agrégat de « protecteurs » mais bien plutôt un système d’interactions qui, en se mettant en place, va créer les conditions même d’un travail collectif, du développement d’un programme de recherche.
Ceci à une double condition : les échanges (dont témoignent notamment les deux textes recueillis dans les Dits et Ecrits) et la circulation des concepts dans le temps même de leur élaboration, in vivo. Dans la configuration où est produit le texte de Foucault, la question pour les jeunes chercheurs qui ne sont ni des disciples, ni des spécialistes (de la pensée de tel ou tel de leur « tuteurs ») ne se pose pas de savoir s’ils sont plutôt « foucaldiens » ou « deleuziens » ou « deleuzo-guattariens », ils sont juste en situation, dans ce moment rare où s’ouvre un espace d’échange et de discussion dans lequel se rencontrent en direct les recherches en cours des uns et des autres – une condition de fluidité assez exceptionnelle dont témoigne, tout simplement, le fait que l’on y voit Foucault produire un texte dont le mot-clé le déplace du côté d’un idiome qui n’est pas exactement le sien – « équipement », donc, « plutôt que « dispositif » ou même appareil. C’est que l’on est là dans une configuration de travail et de recherche où les concepts eux-mêmes peuvent s’échanger et circuler dans des conditions que les logiques de la réception, telles qu’elles dictent leurs règles dans le monde d’après, conduiraient infailliblement à dénoncer comme placées sous le signe de l’éclectisme.
C’est intéressant, dans la mesure où cela nous encourage à réfléchir un peu sur la variété des régimes sous lesquels nous plaçons notre relation aux penseurs qui nous inspirent.

J’en viens maintenant à ce qui est censé être l’objet philosophique de notre discussion, et là, il me faut remarquer d’emblée que cet objet a une fâcheuse tendance à nous glisser entre les mains, tant sa dénomination même apparaît mal assurée : les « équipements collectifs » qui émergent, donc, dans la version de Foucault. « Généalogie du capital 1- Les équipements du pouvoir », se déclinant en plusieurs questions, dans la version Recherches, donc, les « équipements collectifs » constituant le second point de l’enquête. Mais il est aussi question quelque part de « généalogie des équipements collectifs ». Si l’on comprend bien, donc, les équipements collectifs sont une part des équipements du pouvoir, tandis qu’une légère hésitation semble se manifester entre l’emploi du terme de généalogie et celui d’émergence – une hésitation qui peut avoir son importance, quand on sait l’usage que Foucault a fait du terme de généalogie.
Ce que confirment ces variations, en tout cas, c’est bien que l’on est là dans le vif d’une recherche collective, dans son présent immédiat – les choses ne sont pas encore tout à fait fixées en termes de nomenclature, de fixation (d’enregistrement et d’appropriation) des concepts. On pourrait dire que ce qui est fascinant dans ces micro-déplacements, c’est que l’on voit la notion d’équipement s’établir, au gré des textes, quelque part entre Foucault, Deleuze, Guattari et les jeunes chercheurs du CERFI. Elle fonctionne ici, provisoirement, dans le temps de cette séquence de travail collectif, comme l’élément colloïdal grâce auquel s’établit la fluidité, la continuité d’un bloc de pensée à un autre. Son usage souple ne crée aucune condition d’homogénéité compacte (du « molaire ») entre les pensées qui s’y rencontre, mais celle d’une libre circulation et, jusqu’à un certain point, d’une hybridation des systèmes de pensée qui se trouvent mis en relation à cette occasion.

Il est vrai que Foucault fait avant tout du Foucault dans ce texte, Philippe Chevallier en a noté les grandes proximités avec Surveiller et punir. Mais il le fait dans des conditions où sa recherche en cours va devenir disponible, comme matériau et stimulant, pour des jeunes gens dont le « problème » est alors sensiblement différent : les investissements libidinaux dans toutes sortes de champs pratiques – du militantisme à la clinique -, les intensités libidinales dans les rapports de pouvoir, l’érotique du pouvoir (voir la présentation du n° 13 de Recherches) – des motifs, donc, dont je ne dirais pas qu’ils sont étrangers à la pensée de Foucault, loin de là, mais peut-être plus proches en l’occurrence, de La Volonté de savoir que de Surveiller et punir...
Ce qui me fascine donc ici, c’est la façon dont, dans cette constellation, ça circule dans tous les sens, ça irrigue librement, avant que ne se mettent en place les grands dispositifs de capture et d’étiquetage de la pensée... Dans cette configuration, ce qui importerait donc, ce serait moins la rigueur ou la précision d’un concept que sa capacité relationnelle, sa vocation à intensifier des circulations, va vocation à créer un espace de discussion et d’élaboration collective.

J’aimerais maintenant, un peu à contre-courant de ce que j’ai dit jusqu’ici, insister sur un point : l’approche des équipements collectifs et de leur émergence aux XVIIe et XVIIIe siècles que propose Foucault dans ce texte est entièrement reconductible aux conditions de l’enquête qu’il conduit alors sur la formation des disciplines en tant que mode de gouvernement des individus et des collectivités. L’accent y est constamment porté sur la relation directe et massive qui s’établit entre l’invention d’un certain nombre d’institutions comme l’armée, l’hôpital, l’école et la mise en place des dispositifs disciplinaires.
Certes, on ne peut pas dire que son raisonnement est ici finaliste, il ne dit pas que ces institutions sont inventées ou promues pour que les disciplines puissent se mettre en place, il insiste simplement sur le lien indissoluble qui existe entre l’un et l’autre. Pour reprendre l’un des exemples les plus parlants qu’il mobilise dans ce texte, « on » ne va pas enseigner à un nombre toujours plus important de gens à lire et écrire en vue d’exercer sur eux un pouvoir toujours plus affiné sur le « grain ténu de [leurs] existences », mais dans les faits, c’est ainsi que ça se passe, que ça fonctionne. Ce qui importe, c’est de dégager cette fonctionnalité de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture dans la dimension du perfectionnement du gouvernement des vivants. Voici, dans les termes mêmes de Foucault, la façon dont se produit cet enchaînement : « On enseigne à écrire, mais on investit par l’écriture. On fabrique à l’école des sujets susceptibles de maîtriser une pratique, et on utiliser cette pratique pour organiser des systèmes de soumission ». L’accent est porté sur des enchaînements objectifs, et non pas sur le déploiement de moyens en vue d’une fin, le raisonnement est fonctionnaliste, plutôt que finaliste. Foucault n’est pas aristotélicien, contrairement à un certain marxiste, dominant à l’époque, notamment dans son usage de la notion d’idéologie.
Ceci étant dit, je ne suis pas sûr que cette approche des équipements collectifs par le biais de leurs effets disciplinaires en épuise la question. J’aimerais éviter de vous procurer des émotions trop fortes en me mettant à faire du Marcel Gauchet ou, pire encore, du Alain Renault, mais je ne suis pas sûr que l’on puisse placer tout uniment et sans distinction l’ensemble des équipements collectifs sous le régime de cette entrée par les disciplines et de leur inculcation aux sujets individuels et collectifs. Premièrement parce qu’il ne va pas de soi que toutes les disciplines se ressemblent au point de pouvoir être entièrement placées sous un même régime analytique. Qu’elles soient à ce point homogènes, ça, c’est une idée qui trouve son lieu d ’évidence dans un fond de l’air qui est celui de l’après-Mai 68, de certains plis discursifs en vigueur dans la première moitié des années 1970. Je dirais, ça trouve son évidence quand on adopte une approche généalogique et que l’on remonte vers certaines scènes où l’on assiste à l’émergence des disciplines, quand on travaille sur les moments décisifs de leur provenance (Herkunft), mais ces évidences se brouillent un peu voire beaucoup quand on examine les disciplines dans leur durée et leurs lignes de déploiement, c’est-à-dire « équipement » par « équipement »...
Dans la plupart des démocraties occidentales, par exemple, l’armée comme mère des institutions disciplinaires s’est trouvée désœuvrée, pour parler comme Jean-Luc Nancy, et les institutions suivent, respectivement, leur petit bonhomme de chemin disciplinaire, sous des formes toujours plus spécifiques et différenciées, dans un contexte général où, comme l’avait annoncés Deleuze et Guattari, l’appareillage du gouvernement des vivants contemporains est beaucoup plus tourné vers le contrôle et la surveillance que porté à reposer sur les pratiques disciplinaires à proprement parler. Dans d’autres sphères, par exemple à l’école maternelle ou certains usages de la médecine, les paradigmes immunitaires ont distinctement pris le pas sur les formes disciplinaires.
Mais surtout, ce que je voudrais dire, c’est que, parfois, pas toujours, l’approche des équipements collectifs par le biais exclusif de la disciplinarisation des sociétés modernes, en Occident, empêche carrément d’en percevoir une autre dimension ou bien un autre enjeu théorique – je veux dire la relation qui s’établit entre les équipements collectifs et la mise en place de fondements matériels durables de la vie collective, et, à son tour, la relation qui s’établit entre la qualité de ces équipements et un certain horizon des droits humains.
Il me semble qu’en généralisant l’approche des équipements collectifs dans l’horizon de la biopolitique et du gouvernement des vivants, on pourrait dire, sommairement, qu’ils remplissent deux fonctions indissociables l’une de l’autre : la première qui est, disons, de manière toute tautologique, d’équiper la vie des individus et de la collectivité, d’en assurer certains soubassements indispensables, qu’il s’agisse de soigner, d’éduquer ou de punir (etc.), de faire vivre, en ce sens ; et, le seconde qui est de gouverner le vivant, en s’assurant des prises sur lui en le disciplinant. Le motif disciplinaire devait être entendu ici dans un sens plutôt extensif, comme un ensemble de méthodes et de tactiques destinées à rendre le vivant gouvernable.
Le trait d’époque, disais-je, du texte retrouvé, c’est l’insistance unilatérale qui y est portée sur le second facteur. Mais si nous voulions faire une expérience de pensée qui consisterait à réécrire aujourd’hui ce texte, en nous instituant tous ensemble dans le rôle d’un « Foucault collectif », et en nous plaçant donc, sous les conditions du présent, qui sont bien différentes de celles de la première moitié des années 1970, il me semble qu’il nous faudrait faire un sérieux pas de côté. Mon impression est que ce dont notre actualité est faite à ce sujet (« les équipements collectifs ») est inscrit dans une tension qu’il nous faudrait commencer par décrire. D’une part, c’est l’évidence que, pour parler dans les termes de notre regretté collègue Jean-Louis Déotte, nous sommes toujours plus appareillés, ce qui se traduit notamment par le fait que les équipements sont aujourd’hui en quelque sorte redoublés ou prolongés par les prothèses – tout ce qui a trait notamment à notre appareillage communicationnel. Mais d’autre part, si l’on veut s’en tenir à l’approche des équipements qui est celle de Foucault et qui précède la révolution communicationnelle impulsée par l’internet, ce qui saute aux yeux c’est que nous sommes entrés dans un temps de dégradation des équipements collectifs indissociable de la montée en force des paradigmes néo-libéraux – crise de la santé publique, notamment dans le secteur hospitalier, dégradation de la qualité de l’enseignement imputable, entre autres, à la compression des effectifs des personnels enseignants, etc. Il suffit d’ouvrir les journaux pour trouver les échos multiples de cet état croissant de décrépitude des équipements collectifs dont l’un des effets est que les gens ordinaires ne vont plus tant en prendre en grippe les effets disciplinaires que les carences, les dysfonctionnements et, carrément, les manquements – je pense ici notamment à la Justice.
On trouve, à la fin du texte sur les équipements collectifs, un beau passage où Foucault parle de l ’ « individualité quelconque » : « Pendant longtemps, l’individualité quelconque – celle d’en bas et de tout le monde – est demeurée au-dessous du seuil de description. Être regardé, observé, raconté dans le détail, suivi au jour le jour par une écriture interrompue était un privilège. La chronique d’un homme, le récit de sa vie, son historiographie rédigée au fil de son existence faisaient partie des rituels de sa puissance ».
Il me semble que si l’on veut envisager les mouvements récents auxquels on a assisté, avec cette sorte de soulèvement des « gilets jaunes », du point de vue de « l’individualité quelconque », alors une dimension essentielle du problème, (à côté de question de la fiscalité qui nous renvoie aux temps du chancelier Séguier – Théories et institutions pénales, La société punitive), ce serait la frustration des gens ordinaires, notamment ceux qui vivent loin des métropoles urbaines, face à la dégradation des équipements collectifs – les déserts médicaux, les écoles qui ferment, les services publics aux abonnés absents, etc.
Donc, là, on peut dire qu’un déplacement décisif s’est produit par rapport à la perspective adoptée par Foucault et qui consiste à mettre en exergue cette sorte d’excès perpétuel que comporte le gouvernement des vivants dans sa modalité disciplinaire, un excès censé nourrir constamment la rétivité des sujets individuels et de la collectivité.
Mais d’autre part, si l’on veut parler d’assujettissement, des « mécanismes de contrôle fins et détaillés qui ont permis la formation et le cumul de tout un savoir sur les individus », de ce pouvoir qui « est informé en permanence jusqu’au grain le plus ténu des existence et des conduites », alors là, il faut bien admettre que Foucault n’avait rien vu et qu’au temps des smartphones, de Facebook, des grandes oreilles de la NASA et du reste, l’appareillage de nos existences par les équipements électroniques des pouvoirs se tient à des années-lumière en avant de ce qu’il pouvait imaginer. Mais le double de cet appareillage n’est plus disciplinaire – il est furtif, placé sous le signe du contrôle et de la surveillance. Ce qui n’en fait pas moins un front de lutte et un terrain de résistance, comme l’étaient les disciplines pour Foucault – voir l’apparition du personnage du lanceur d’alerte, façon Snowden ou Assange, et qui, en quelque sorte, vient ici prendre le relais de l’intellectuel spécifique à la Foucault...
Pour dire les choses brièvement, le paradoxe de la situation actuelle, ce serait qu’il nous faudrait, en bon disciples de Foucault, tout à la fois lutter contre les excès de la médicalisation tous azimuts tous en discernant l’intolérable dans l’extension des déserts médicaux sur certains territoires plutôt que d’autres.

Un mot pour finir : il y a bien une dimension des équipements collectifs qui constitue l’angle mort de l’analyse de Foucault : c’est celle où s’établit clairement, dans nos sociétés, un lien entre ce que j’appellerais les droits élémentaires dont l’horizon est la vie vivable, la vie quotidienne, par opposition aux droits humains dans leur dimension juridique, et la qualité des équipements collectifs. L’exemple qui s’impose ici, que vous allez peut-être trouver un peu trivial mais qui, à mon sens ne l’est pas du tout, c’est celui des toilettes publiques. Ce qui caractérise cet équipement de la vie collective, c’est qu’il peut difficilement être analysé sous l’angle des disciplines : les bénéfices induits que les gouvernants peuvent en tirer en termes de disciplinarisation des vivants ou même de contrôle et de surveillance ne sont pas évidents.
Ce qui est aisément vérifiable, en revanche, c’est que les touristes originaires de pays d’Asie orientale comme le Japon, Taïwan, Singapour, Hong Kong... qui visitent la France ou d’autres pays d’Europe sont consternés par la rareté et la médiocre qualité de ces équipements, quand ils existent, et qu’ils y voient, à juste titre, une atteinte portée à ce que j’appelle leurs droits élémentaires – en l’occurrence, celui de satisfaire un besoin naturel...
Mais en fin de compte, leur frustration légitime tendrait à donner raison à Foucault : il apparaît en effet que les toilettes publiques constituant un type d’équipement collectif dont l’Etat, les gouvernants ne peuvent pratiquement tirer aucun parti en termes de disciplinarisation, mise en ordre, contrôle et surveillance du vivant (il est délicat d’y installer des caméras...), un équipement dont le principal horizon est la « qualité de la vie », c’est-à-dire le confort des gens – alors, sous des latitudes comme les nôtres, il n’y a guère matière pour l’autorité à s’en soucier...
D’où ces contrastes criants entre le métro de Paris, pratiquement sans toilettes, et celui de Taipei ou de Tokyo (etc.) où il y en a dans chaque station, plusieurs, parfois, dans les principales d’entre elles, propres, fonctionnelles et gratuites. Un enjeu de culture d’Etat ou d’administration, donc, et qui engage la relation entre gouvernants et gouvernés, la qualité de la « police » et du gouvernements des corps. Le désintérêt de l’Etat pour ce type d’équipement adresse au public (aux gouvernés) un message tout à fait distinct : payez vos impôts, vos amendes, acceptez sans rechigner les augmentations de prix du gaz, de l’électricité et de l’essence – et pour le reste, démerdez-vous, ce n’est pas notre problème !
Apprendre à débusquer le mépris, partout où il va se nicher, dans la relation entre gouvernants et gouvernés, c’est là une chose bien utile pour comprendre le présent – le diable y niche dans les détails les plus triviaux non moins que dans le reste...

Alain Brossat