« Il peut y avoir plein d’étoiles dans un livre... » [2/2]
Un entretien avec Ninon Grangé, à propos de son livre : Philosophie avec personnages – essai de fictionnalisme politique (Mimésis, 2024)
Première partie à lire ICI
AB : J’ai eu grand plaisir à lire le chapitre que tu consacres au protagonisme et au protagoniste comme personnage repérable, dans l’événement historique ou, plus généralement, dans la vie publique, « quelque part » entre le héros et l’anonyme. Un personnage inclus dans le groupe, en partageant le destin collectif – mais s’y singularisant néanmoins par un trait distinct – de Jean-Baptiste Drouet, reconnaissant le roi en fuite à Varennes, mais aussi bien, dis-tu, plus près de nous, des figures dont l’engagement fait une entaille dans le présent, sans pour autant qu’elles soient prises dans la spirale de l’héroïsme ou du martyre – Edward Snowden, Carola Rackete, Cédric Herrou ; des figures qui peuvent accéder à la notoriété sans passer pour autant du côté du majeur, diraient les deleuziens. Je te cite : « L’acteur collectif, c’est ce protagoniste qui sort de l’invisibilité individuelle mais participe pleinement de la visibilité collective ».
Je te suis bien ici, mais je reste sur ma faim concernant un point crucial : comment, dans nos sociétés, le protagonisme peut-il résister à l’appareillage médiatique de tout événement, de toute la vie publique ? Dès que les choses bougent, dès que l’enjeu du collectif surgit dans des actions publiques qui débordent le cadre de l’institution politique soumise aux conditions de l’Etat, la chasse au leader est ouverte – de Mai 68 au mouvement des Gilets jaunes. S’il est un pont-aux-ânes pour les médias et pour les appareils de com’ en général, c’est bien celui-ci – comment un mouvement pourrait-il exister sans leader(s) ? La masse a besoin de chefs comme l’escargot de l’averse – depuis Gustave Le Bon, rien n’a bougé. Dans ces conditions, comment le protagoniste dont l’action le singularise au sein du collectif peut-il échapper à sa starisation – en héros ou en ennemi public, voire en monstre, peu importe finalement ?
NG : Il faut d’abord noter que le protagonisme est un concept inventé par l’historien Haïm Burstin avec ceci de particulier qu’il a abandonné son concept au désir des autres chercheurs. Nous pouvons utiliser un concept qui n’a pas de définition propre et qui n’a pas besoin d’être renvoyé à un auteur, un concept qui n’aurait pas de marque essentielle. C’est suffisamment rare pour être signalé.
Le protagonisme selon Burstin exprime à mon sens quelque chose d’important, justement par rapport au régime hypermédiatique que tu soulignes. La relation entre l’individu et le collectif est, avec le protagonisme, éclairée par un aspect réellement constitutif. Nous ne savons pas ce qu’est une foule, nous ne savons pas ce qu’est une entité collective. Que l’on se tourne vers la psychologie ou la philosophie la plus pointue sur la question, le phénomène, la situation et l’identité d’une foule restent, sinon un mystère, du moins un problème. Or le protagonisme étudie la manière dont un individu, non pas se détache de la foule pour vivre un héroïsme temporaire, mais se projette comme élément de la foule pour accomplir un dessein politique, avant de se refondre dans l’anonymat du tout. Le protagonisme est une manière très organique de considérer la foule et l’action collective, ce qui est particulièrement intéressant concernant les entités collectives, qui ne seraient ainsi pas forcément des fictions, et pour la philosophie politique qui tend, dans son histoire, à creuser une opposition entre modèle organique et modèle artificialiste, essentiellement pour décrire l’État, alors que je prétends que les deux modèles sont actifs dans différentes strates du politique. Burstin insiste sur l’écriture de soi du protagoniste ; j’insiste sur le double mouvement, profondément politique, d’apparition et de désapparition (un terme très important selon moi) de l’individu. Et c’est précisément là que réside la résistance à la soif de chef avec laquelle les récits médiatiques voudraient simplifier la vie politique. Snowden, Herrou ou Rackete représentent (voici une acception valable du terme) la foule, j’ai envie de dire le peuple, sans lui voler une part de lui-même par la starification, forcément déceptive de ce point de vue. Ils résistent, de leur fait mais aussi indépendamment de leur volonté, à la facilité du « personnage principal » de l’histoire. Encore plus emblématique, le boxeur Christophe Dettinger (précisément on retient à peine son nom, simplement une image qui a fait le tour des réseaux de manière épisodique) qui tient en respect avec ses poings des gendarmes armés jusqu’aux dents pendant les Gilets jaunes, exprime une aspiration populaire, se fait le bras avancé des désirs de la foule, pendant quelques minutes. Cet élément constitutif de la foule répond à une question impossible : comment une juxtaposition d’individus fait-elle foule ? Mais aussi, qu’est-ce que la conscientisation de la foule dans la mesure où tout un chacun peut ressentir une partie de ses aspirations, évidemment collectives, remplie avec la résistance de Dettinger ou de Rackete ?
AB : Ton passage sur le soldat nu m’a rappelé une anecdote que me racontait mon grand-père paternel qui a passé quatre années dans les tranchées, sur différents fronts. Alors qu’il était sur le front vosgien, au Vieil-Armand où de terribles affrontements ont eu lieu et où les tranchées allemandes et françaises étaient très proches, il vit par une fin de journée ensoleillée un soldat allemand émerger de sa tranchée, manifestement en quête d’un endroit tranquille pour faire ses besoins. La cible idéale. Il n’a pas tiré, il faisait trop beau... Cet exemple va-t-il dans le sens de ton argumentation ? Mon grand-père s’appelait Paul Brossat, il était instituteur, hussard noir de la République, officier subalterne et il a été lui-même plusieurs fois blessé sur le front. J’ai quelque part dans mon bazar la Légion d’honneur qui lui a été décernée pour ses exploits – mais il s’est retenu d’allumer le trouffion allemand qui allait chier. Il me semble que cela va tout à fait dans ton sens.
Une question, dans le prolongement de ce souvenir : pourrait-on dire que le meurtre retenu du soldat nu ou trop ouvertement vulnérable, c’est le degré zéro de la fraternisation ?
NG : En effet l’histoire de ton grand-père aurait fort bien pu se trouver dans le livre de Michael Walzer qui travaille le cas du soldat nu à partir de récits tout à fait similaires. Je l’analyse quant à moi comme l’incursion du temps de la paix dans le temps de la guerre. Ce qui retient de tuer le soldat en position de le faire, c’est la pression soudaine du temps de la paix, ce moment où cela ne se fait pas, de tuer son prochain. Ceci est une affaire de représentation : le temps de la paix (et non pas la paix) s’impose par une image, le beau temps ou le besoin de déféquer, tellement ordinaires. J’insiste sur cette question de la représentation et du temps, dimension invisible, parce que les philosophes qui se sont penchés sur le cas du soldat nu ont fait de cet exemple un cas moral, sans interroger les images. Ils ont raison bien sûr, mais ils font la moitié du chemin. La morale est fondée aussi sur des représentations, pas seulement sur des principes. Peut-être les hésitations quant à l’analyse de ce cas sont-elles dues au fait que la morale est effacée, supplantée, recouverte par, simplement, des images. Les récits de guerre insistent sur les sensations, les odeurs, les sons, les réactions qui ne semblent pas réfléchies, sur une manière d’exister dont on n’a pas l’habitude en temps ordinaire. La durée dans la guerre ne ressemble pas à la durée dans la paix, c’est un signe manifeste que le temps n’est pas le même. Dans le moment où l’on s’abstient de tuer, c’est l’ancien monde, c’est-à-dire l’ancienne temporalité, de l’exister qui surgit.
J’aurais aimé savoir comment ton grand-père t’a raconté cet épisode. Les exemples de Michael Walzer sont des récits d’écrivains. Ils savent manier la plume, ils mettent en récit, quand bien même leur but serait le témoignage en première personne. Ils écrivent cet épisode parce que, d’une manière ou d’une autre, celui-ci leur pose problème. D’ailleurs aucun n’en tire de conclusion, comme s’ils s’arrêtaient au seuil de la morale. Est-ce que ton grand-père s’arrêtait aussi au seuil de la conclusion morale ? L’analysait-il comme le degré zéro de la fraternisation, comme tu l’écris ? Les écrivains qui racontent, notamment dans la Première Guerre mondiale, des épisodes de fraternisation mettent bien ce mot sur des moments ainsi vécus. Henri Barbusse, Eric Maria Remarque, Blaise Cendrars etc., ont tous un épisode de fraternisation possible ou effective à raconter. Le cas du soldat nu ne rentre pas dans cette catégorie, me semble-t-il. Tout à fait spontanément, j’aurais tendance à parler de degré zéro de la morale, quand nous nous rendons compte, même en temps de guerre et malgré l’ordre de tuer l’ennemi, que nous sommes des humains se ressemblant les uns les autres.
Cela plaide en faveur d’une morale minimale, non pas la morale « décente » au sens anglo-saxon, mais une morale qui tient compte des images, avec ceci de problématique qu’elles ne sont pas forcément rationnelles. Il faudrait aussi savoir, vraiment, ce que signifie la fraternisation. Ce mot m’a toujours posé problème, le fait que je sois une femme n’y est évidemment pas étranger. Il tient compte d’une communauté masculine, si valorisée en temps de guerre, et il semble précisément passer par-dessus toute morale possible : simplement parce que nous sommes des « frères », nous ne nous entretuons pas. Les « frères » excluent les « humains », et les femmes n’en parlons même pas ; c’est ce que j’entends dans ce mot, non pas l’inclusion mais l’exclusion d’un principe élémentaire.
AB : Mon grand-père appartenait plutôt à la catégorie « revenus muets du front », comme dit Benjamin. Il ne racontait pas ses souvenirs d’ancien combattant, simplement, certains épisodes ou certaines images pouvaient lui revenir inopinément par bouffées, surtout vers la fin, cela remontait comme du fond d’un puits très profond et c’étaient les mêmes anecdotes qu’il racontait d’une voix douce, un peu fêlée et sur un ton qui suggérait bien : vous ne comprendrez jamais, vous ne pouvez pas comprendre... Je n’ai pas souvenir qu’il ait évoqué les fraternisations, et pourtant, il était au Chemin-des-Dames, au pire moment... Sa façon différée et apostériorique de « fraterniser » (lui qui, en 1919, a participé à l’occupation de la Rhénanie...), c’était de m’encourager à être bon en allemand au lycée. Je ne l’ai jamais entendu dire un mot de travers à propos de l’Allemagne ou des Allemands – il aimait au contraire placer dans la conversation les quelques mots d’allemand qu’il avait rapportés de cette guerre, quand le sujet s’y prêtait. S’il éprouvait de l’animosité, c’est plutôt à l’endroit des Nivelle et compagnie, partisans de l’offensive à outrance et responsables à ce titre des plus horribles hécatombes de l’année 1917.
Bien sûr, fraternisation est un mot terriblement genré et son équivalent féminin n’existe pas – ou n’est pratiqué que dans des milieux où je n’ai pas mes entrées... Mais ici, ne pourrait-on pas desserrer un peu l’étau de la gender correctness ? – la jeune fille française, un jour ensoleillé de l’été 1944, qui se porte à la rencontre du GI faisant son entrée dans sa bourgade au volant de sa Jeep, pour l’embrasser, donc – n’est-ce pas quand même un peu de la fraternisation, la beauté et l’intensité du moment renversant pour un instant les barrières du gender divide ? Et si le GI est noir, c’est évidemment encore mieux, dans le genre trouble dans la fraternisation...
J’en viens maintenant à ton chapitre consacré à Agamben. J’ai été, comme tant d’autres, le lecteur enthousiaste de Homo sacer, puis est venu un moment où j’ai commencé à être rebuté par ce que je percevais comme le ton apocalyptique de sa philosophie, ce jusqu’à ses prises de position, proprement délirantes à mon sens, lorsqu’est survenu l’événement-Covid. J’ai eu alors le sentiment d’assister à l’effondrement d’une pensée forte – une sensation, plutôt, et très pénible.
Or, tu écris ceci : « Se référant à la traduction que Hobbes produisit de Thucydide, Agamben rapproche bien sûr ces deux personnages et l’épidémie dans l’épisode célèbre de la peste à Athènes, dont il tire directement que l’idée de multitudo dissoluta, qui habite la cité sous la domination du Léviathan, [peut] être assimilée à la masse des pestiférés, qu’il faut soigner et gouverner ».
Est-ce qu’on tient là le fil rouge qui nous conduit aux égarements d’Agamben au temps de la pandémie covidienne ?
NG : Juste un mot sur la fraternisation et ton grand-père. Au-delà des thématiques actuelles de genre et de classe, il est indéniable (je n’en ai d’échos que par la littérature de guerre, fictionnelle ou de témoignage) qu’un sentiment de commune appartenance devait traverser les soldats de l’un et l’autre camps. Ce que j’appelle identité groupale est protéiforme : de très jeunes hommes qui se font massacrer des deux côtés dans une guerre confinant de plus en plus à l’absurde, cela doit rapprocher les esprits. J’aurais été curieuse, tout de même, de savoir ce que ton grand-père faisait de ce sentiment pendant et après la « Seconde », parce que, s’il t’a raconté, il a donc fait partie de cette génération si « chanceuse » qui a traversé les deux guerres mondiales.
J’en viens à Agamben, c’est l’occasion de faire un point sur mon propre « sentiment intellectuel ». Agamben est assurément un grand penseur, et d’abord un grand philosophe érudit, le premier volume de Homo sacer a été un événement mais aussi toutes ses analyses aussi précises et fines que pleines de savoirs sur le commandement. La délicatesse de sa pensée se ressent dans ses écrits plus courts, sur la mémoire par exemple, sur le corps, sur la poésie. Tout en s’inscrivant dans une tradition très honorable de la philosophie occidentale, il ne renonce pas à une forme plus énigmatique, je pense par exemple à ses Stanze. Qu’un philosophe contemporain revienne aux textes médiévaux pour faire sens aujourd’hui, il faudrait lui rendre hommage rien que pour cela.
Mes travaux sur l’état d’exception lui doivent énormément. Il a été le premier à déplier toute la profondeur de ce qui se jouait au tournant des années 2000, quand d’autres s’escrimaient à intégrer les attentats de 2001 et la guerre en Irak dans une pensée assez pauvre et faussement polémique. Et son Homo sacer encore davantage que État d’exception a eu évidemment un retentissement tardif avec la pandémie de covid et les politiques qui ont été mises en place ; l’état d’urgence s’accomplit pleinement, les droits sont restreints, aussi bien à l’occasion d’attentats qu’à cause d’un virus. L’effet totalisant était bien là, très visible, quoique je sois toujours stupéfaite que cela n’ait pas suscité davantage de résistance. Les deux conférences sur lesquelles je me penche dans le livre sont d’ambition plus réduite. Elles restent assez orales et sentent un peu leur leçon sur Hobbes et sur Nicole Loraux, même si, comme tu le soulignes, le rapprochement entre les sujets supposés pestiférés qui font le peuple et la communauté mondiale de confinés que nous avons été est frappant, comme en une illustration sans transformation du biopolitique de Foucault, qu’Agamben continue de travailler.
Je voudrais revenir sur ta réaction. Agamben est aussi un fait de société, de société intellectuelle pour ceux qui l’ont lu. Je veux dire par là que sa réception est aussi un symptôme. Sur l’état d’exception et le paradigme des camps qui serait celui de nos sociétés occidentales de démocraties dites libérales, les réactions des chercheurs, des universitaires, ont été dans un premier temps d’admiration un peu stupéfaite (d’être mis devant l’évidence de démocraties illibérales tendant au totalitarisme), puis dans un second temps de rejet, comme si ce qu’il écrivait révélait quelque chose de trop insupportable à se représenter. Il est fascinant de constater la masse d’articles qui commence avec la définition de l’état d’exception selon Agamben pour ensuite déboulonner celui-ci. Ces articles de philosophes, politistes, juristes, sociologues s’en prennent à un seul aspect et pensent avoir réfuté l’ensemble, presque fiers d’avoir réussi à contredire le grand penseur, alors qu’en fait ils ne parviennent pas à sortir de ce qu’Agamben met au jour. On peut critiquer une pensée – pour ma part, je trouve qu’il n’apporte rien à la stasiologie qu’il appelle de ses vœux, qu’il comprend simplement comme une pensée de la guerre civile ; l’appel de Balibar dans Violence et civilité est bien plus pertinent – mais faire une faute de logique dans la réfutation est révélateur d’une panique, en plus sans doute d’une tendance à la prétention. Aucun autre chercheur, moins bien doté, moins important, n’a subi ce traitement. Comment ne pas y voir un symptôme ?
Alors, oui, Agamben a été outrancier et dépassé. Il a minimisé, relativisé, exagéré et mal comparé la pandémie. Il a fait preuve de mauvaise foi, tout habité par le paradigme du camp et par l’état d’exception dont on ne peut nier qu’il soit galopant. Il nous a montré, à son insu, la limite très fine entre rationalité et complotisme, entre les vérités de fait et la « post-vérité » – deuxième symptôme. Je le vois plutôt comme hanté par des images transhistoriques. S’il les affronte mal, j’ai l’impression que notre société ne veut pas les affronter du tout. De Hobbes à Agamben, ce que l’on doit retenir de la « multitudo dissoluta », et qui est un élément essentiel de « ma » stasiologie, c’est que la possibilité de l’effondrement est toujours là, que le politique est édifié sur cette possibilité, et qu’il tient sa cohérence et son incohérence de cette possibilité-là.
AB : De ton chapitre dense sur le ius post bellum, je serais tenté de déduire des formules radicales et désenchantées, du genre : cela fait belle lurette que nous avons quitté le monde de Clausewitz dans lequel à la guerre succède la paix. Le monde présent est plus étranger que jamais à ce que Kant désignait comme une paix fondée sur des principes. Ce que nous sommes accoutumés à confondre avec la paix, ce serait plutôt des états de non-guerre ouverte ou plutôt des états dans lesquels la guerre, c’est le malheur des autres. Comme tu le dis bien, « la guerre n’est pas finie quand elle est terminée », formule à laquelle je serais enclin à donner une portée générale ayant valeur de diagnostic sur l’époque, disant : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous vivons sous un régime d’après-guerres interminables sous lesquelles couvent des avant-guerres aux traits toujours plus distincts. Cela saute aux yeux quand on voit les choses depuis l’Asie orientale – depuis la capitulation du Japon, l’illusion du monde en paix n’y a jamais vraiment pris corps et tout est à nouveau en place pour qu’éclate un conflit majeur – les États-Unis et l’Occident ont juste changé de bad guy... Au cœur du présent conflit se repère en effet comme tu le notes la figure de la stasis – le différend entre l’Occident et la Chine autour de Taïwan se situe de manière tangible dans le prolongement de la guerre civile chinoise. Il me semble que dans un tel contexte, mais cela vaut aussi bien à l’échelle globale, la figure de la guerre juste s’efface devant celle de la guerre des mondes. La guerre que l’Occident conduit contre le djihadisme est une guerre des mondes, comme le serait une guerre mettant aux prises la Chine avec les États-Unis et ses alliés, comme l’est la guerre intermittente entre l’Iran et Israël. Je trouve que sur ces questions, la philosophie politique classique nous laisse vraiment en plan, pour autant en particulier que les efforts qui ont pu être déployés, depuis la Première Guerre mondiale notamment, pour faire valoir les droits du droit dans la guerre ont été réduits à néant par les nouvelles machines de guerre ; que ce soit au cours des terribles guerres de décolonisation ou bien, depuis la chute de l’URSS, avec la relance des ambitions impériales du bloc occidental – depuis la première guerre en Irak singulièrement. La guerre, aujourd’hui, avant, après, pendant, me semble moins que jamais soumise à quelque forme de ius que ce soit. Cela tient pour une part essentielle que les guerres néo-impériales d’aujourd’hui, conduites par les États-Unis et l’Occident ont des visées systémiques – il ne s’agit pas de conquérir des territoires, de gagner des avantages sur le terrain, mais de mettre à mort des régimes incarnant la figure du Mal. Les affrontements en cours ou annoncés deviennent du coup, pour les régimes qui s’y trouvent entraînés, question de vie ou de mort, ce qui va dans le sens de la guerre à outrance, voire, dans l’hypothèse de l’emploi d’armes nucléaires, de la guerre totale. Moins que jamais, les guerres qui viennent ne semblent pouvoir être soumises à quelque forme de règlement que ce soit. Gaza, le Soudan, l’Ukraine... Est-ce que je noircis inutilement le tableau ?
NG : Ce chapitre répond à plusieurs objectifs qui sont tous d’ordre philosophique. Comme tu l’as très bien vu, la question du règlement, de la loi et du droit international est une question que nous ne pouvons pas laisser aux politiciens à la courte vue. Si l’on s’en tient comme eux à l’alternative « suivre ou transgresser le droit », alors nous n’aurons pas de réponse, puisque le seul constat est que « parfois on le suit, parfois on le transgresse ». Si l’on part du constat de fait, on ne peut qu’arriver à cette conclusion qui n’en est pas une, quand bien même les analyses, souvent en science politique, seraient fines et approfondies. Tu soulignes aussi l’insuffisance des réponses de la philosophie. Dans son histoire, la philosophie politique est « coincée » – excuse la familiarité – entre analyse et prescription, entre Clausewitz et théories de la guerre juste pour le dire rapidement. Voulant élaborer des principes pour éviter le plus grand des maux, à savoir la guerre interne, elle est contrainte d’accorder comme normale la guerre extérieure. Avec la très respectable ambition d’inventer des principes de vivre ensemble, pour les individus et pour les États, elle s’interdit de penser la stasis, dont tu donnes des exemples tout à fait convaincants. Cela donne des traités magnifiques, comme celui de Grotius ou de Pufendorf, et les écrits de Rousseau. Qu’on ne se méprenne pas sur ma réponse : ils sont magnifiques et ils sont nécessaires. Mais ils échouent, comme la philosophie échoue à avoir une influence sur la vie des collectivités. Les décideurs n’en tiennent pas compte alors que les philosophes, les chercheurs en général, font bien leur travail et qu’ils mériteraient d’être lus et suivis. Le constat que tu fais tient à une constante : nous négligeons les éléments de stasis dans le politique et nous nous contentons d’examiner la conformité ou non au droit. Si cette étape est importante, elle n’est pas unique.
Ce qui m’amène au deuxième objectif de ce chapitre : notre rapport à la guerre, notre pensée de la guerre, celle des philosophes et celle des politiciens, est aveugle à la dimension temporelle du politique. Considérer un jus post bellum qui ne soit pas simplement un droit d’après-guerre est le moyen de mettre au jour cette temporalité (je l’ai fait également avec l’état d’exception dans L’Urgence et l’effroi), peu visible en comparaison de la catégorie de l’espace. Cicéron l’écrivait de manière limpide et concise : pour ce qui est de la conduite de la guerre, il faut toujours la faire dans la perspective que nous aurons à faire la paix, que les ennemis d’aujourd’hui seront les amis de demain. N’est-ce pas rendre dépendante l’observation – d’une loi ou d’un règlement – de la temporalité ? Se projeter, voilà un impératif moral et politique qui oblige à des règles, au-delà du seul droit international, et qui tente d’éviter les passions de haine.
Cela implique une méthode du « comme si ». Nous retrouvons l’importance du fictionnalisme. Plutôt que d’en rester à un constat géopolitique (désastreux), plutôt que de démonétiser, comme le fait Carl Schmitt, tout droit international pour aboutir (et y rester ?) au constat désespéré d’une « guerre civile mondiale », il faut inventer, imaginer, se projeter, élaborer des « comme si », prêter attention à l’infra-politique, considérer la catégorie invisible du temps à côté de la catégorie envahissante de l’espace, se rappeler que temps et espace sont des formes a priori de notre sensibilité. C’est le moyen d’éviter ce qui a toujours été opposé à la philosophie : « on n’a pas le droit » ou « ce n’est pas possible » (dont la variante fameuse est « ce n’est pas réaliste »). Le fictionnalisme, tel que je le comprends et le travaille, démonte les fausses impossibilités et l’injonction paralysante au « réalisme », précisément en plongeant dans le contradictoire et en faisant du réalisme une production du réel et non pas un assujettissement aux conditions actuelles.
AB : Tu écris, en conclusion de ton récit : « les fictions politiques sont autant des instruments de pouvoir que des moyens de résistance voire de fantaisie politique ». Assurément, mais quel rapport les fictions entendues comme moyens de résistance entretiennent-elles avec la vérité, en d’autres termes, qu’est-ce qui les distinguerait d’un côté du storytelling des pouvoirs et, de l’autre, des fake news ?
Plus généralement, et pour parodier Aristote, si l’on admet que ce qui nous distingue, humains, des animaux, est notre passion pour les histoires, celles que nous racontons et celles que nous écoutons, quelle place occuperaient les fictions politiques dans cette économie générale ? Il me semble que le simple fait que nous produisions nos propres histoires et conservions la capacité de les mettre en circulation, de susciter l’apparition d’un cercle d’écoute (Benjamin, encore), cela manifeste déjà une disposition à la rétivité, sinon à la résistance, face aux pouvoirs. En ce sens, toute puissance narrative ne comporte-t-elle pas, en elle-même, un enjeu politique ? Et quand cette puissance se manifeste, des images ne sont-elles pas toujours, d’emblée, en jeu ?
NG : Je suis d’accord avec tout ce que tu dis. D’une part on ne peut faire l’économie, en philosophie, d’une critique des discours, d’autre part l’art – les récits et les images – est une puissance de résistance politique. Mais je ne voudrais pas que l’on se méprenne. Adopter une approche fictionnaliste ne signifie pas que tout soit de l’ordre du récit et de la fiction. La mise en récit, le storytelling, sont des manières de mettre en œuvre une décision politique, conscientes ou inconscientes, individuelles ou collectives. Et il faut les analyser et les décrypter comme telles, fake news, post-vérité ou « vérité alternative », bref le bon vieux mensonge politique. À l’inverse, on ne peut pas dire que toute œuvre de fiction relève du politique. Le but de Balzac ou Stendhal n’est pas d’augmenter notre connaissance. Ce serait une erreur d’entretenir un rapport instrumental avec la fiction et utiliser Hugo ou Homère pour aider à démontrer telle proposition, de même une image, un film, un tableau ne sont pas à convoquer pour illustrer un énoncé. En revanche, il est possible que tel passage de Melville nous amène à déstabiliser la vision que nous avons du réel. Le « personnage conceptuel », le « protagonisme », et dans mon acception le ius post bellum, sont des concepts qui nous permettent de ne pas faire dire n’importe quoi aux écrivains, artistes et philosophes. Et il faudrait continuer à élaborer la liste de ces concepts qui sont au croisement du politique et de l’esthétique, avec le continuel souci de distinguer fictions politiques, narrations et fictionnalisme.
Tu cites Aristote. Il soutient aussi que la poésie est plus universelle que l’histoire dans son rapport à la vérité, parce que la poésie s’occupe de l’ensemble, du général (katholou), tandis que l’histoire s’occupe du détail. Même si la conception de la poésie par Aristote est très large, et sa conception de l’histoire propre à l’Antiquité, il n’empêche qu’il fait de la poésie la représentation (donc le récit, la mimesis qui n’est évidemment pas simple reproduction) de ce qui aurait pu être, alors que l’histoire travaille simplement ce qui s’est produit. Si je pousse un peu le contraste, je dirais que le réel ainsi embrassé est un réel qui dépasse le donné. Ce n’est pas un hasard si on trouve une critique du réalisme comme assujettissement à un donné, qui est lui-même orienté et idéologisé, dans des écrits sur l’art, par exemple chez Adorno ou chez Rancière pour citer des auteurs très différents.
Le fictionnalisme tel que je l’entends relève aussi d’un pari : si l’on arrive à montrer que l’enjeu est la configuration du réel, que l’enjeu politique est la stabilisation d’un réel qui est mouvant et non donné, alors forcément la disposition critique doit passer par la question de la forme fictionnelle, et dans ce cas, la littérature, le cinéma, la peinture peuvent nous aider à voir et comprendre ces manières d’appréhender un réel non donné. Une page de Spinoza et une séquence de Kurosawa, une page de Schmitt et un tableau de Memling…
Cette puissance de résistance, c’est peut-être le propre de la philosophie et ce qui a manqué à la philosophie politique dans son histoire, que le fictionnalisme pourrait contribuer à mettre au jour et à renforcer.