C - Calédonie (nouvelle) / Colonialisme (néo)
Est-ce la perspective prochaine d’une consultation de la population néo-calédonienne au sujet de sa possible accession à la « pleine souveraineté » qui explique l’abondante littérature aujourd’hui consacrée à cette terre « découverte » par James Cook et qu’il baptisa Nouvelle-Calédonie en souvenir d’une autre île qui fut jadis préservée de la « civilisation » romaine par le mur d’Adrien ?
Toujours est-il que cette terre d’Outre-mer nous rappelle quel fort incommodant « caillou » elle forme dans la botte coloniale de la France. Appelée à s’affranchir de cette dernière, un référendum « d’autodétermination » doit avoir lieu à la fin de l’année 2018. Aux termes de l’accord de Nouméa (5 mai 1998), « la consultation portera sur le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l’accès à un statut international de pleine responsabilité et l’organisation de la citoyenneté en nationalité (…) L’État reconnaît la vocation de la Nouvelle-Calédonie à bénéficier, à la fin de cette période, d’une complète émancipation ». L’euphémisation, inhérente à cet exercice de style diplomatique, permet d’écarter un mot d’ordre que l’état français cherche à bannir de l’espace public : INDÉPENDANCE. Que la Calédonie nouvelle puisse le (re)devenir, voilà assurément ce dont l’état français ne veut pas. C’est pourquoi il œuvre, en coulisse, à ce que le corps électoral appelé à se prononcer à la fin de l’année 2018 soit favorable au maintien du statu quo (néo)colonial.
Par-delà le pis-aller démocratique qu’est le référendum, « la neutralité active » de Hollande et la volonté affirmée par Macron que la Nouvelle-Calédonie reste une « terre de France » confirment qu’en deçà des Pyrénées l’indépendance n’est plus de saison (Au-delà des Pyrénées, elle est en revanche d’une brûlante actualité). La période dite « des événements » (1984-1988) avait certes poussé l’état français à céder du terrain (accords de Matignon-Oudinot, 1988) en prévoyant un « référendum d’autodétermination » pour 1998. Mais la reconnaissance des « ombres de la colonisation » et de « l’identité kanak » d’une part, la volonté affichée de « fonder une nouvelle souveraineté partagée dans un destin commun » et de faire de la « décolonisation un moyen de refonder un lien durable entre les communautés qui vivent aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie » (Préambule de l’accord de Nouméa) d’autre part, auront eu raison de ces premières intentions. Si la portée symbolique de l’accord de Nouméa est indéniable, la reconnaissance de la culture kanak est un chiffon de papier agité pour désamorcer les revendications indépendantistes que beaucoup craignent de voir à nouveau coloniser l’espace public.
Une telle assignation culturelle et identitaire est le cheval de Troie d’une politique impérialiste néo-coloniale qui trouve dans le droit un instrument d’autant plus efficace qu’il est diffus. Derrière la sémantique omniprésente et aujourd’hui convenue de la « décolonisation », concepts juridiques et pratiques judiciaires colonisent encore les corps de ceux qui œuvrent à la fabrication du « destin commun ».
La décolonisation, vue de l’esprit
On pourrait ici faire état de la situation politique, économique, sociale ou éducative pour témoigner d’une réalité sensible : la « décolonisation progressive » n’a pas eu lieu. Les oracles de Matignon et de Nouméa avaient pourtant parlé ; les scribes patentés avaient jeté ici et là quelque barbouille a priori porteuse de sens : « transfert de compétences » ; « citoyenneté néo-calédonienne » ; « identité kanak » ; « destin commun ». La décolonisation était censée accompagner la marche vers une indépendance qu’un référendum d’autodétermination devait consacrer.
Sans doute les revendications exprimées dans les années 80 (accès au pouvoir politique, redistribution foncière, développement économique, promotion de la culture kanak) ont-elles rencontré un certain écho, mais contrairement à l’indépendance conquise par les anciennes colonies d’exploitation, il est impossible d’envisager un processus équivalent pour une colonie de peuplement telle que la Nouvelle-Calédonie. Le développement historique d’une colonie de peuplement tend en effet à neutraliser et ségréger, puis à incorporer ou à anéantir l’altérité autochtone. Demandez donc aux aborigènes (3 % de la population australienne) ou aux maoris (15 % des Néo-Zélandais), ce qu’ils pensent de l’indépendance ? Elle ne fait tout simplement plus partie de leur ordre des possibles.
Cette réalité statistique n’est certes pas comparable avec la Nouvelle-Calédonie, qui se distingue par son exceptionnelle vigueur démographique : en 1921, la population kanak ne comptait plus que 27 000 individus, soit 80 % de moins que lorsque le « caillou » avait été « découvert » en 1774. Avec les 105 000 personnes se déclarant kanak lors du recensement de 2014, cette communauté a donc étonnamment résisté puisqu’elle représente encore près de 40 % de la population totale.
Occultant le processus à l’œuvre dans les colonies de peuplement, d’aucuns prétendront même que les kanaks ont reconquis leur place dans la société néo-calédonienne en forçant l’état français à reconnaître leur identité, identité dont personne ne sait d’ailleurs vraiment ce qu’elle est, et surtout pas si elle est pré, post ou néocoloniale. On sait en revanche que la reconnaissance solennelle d’une identité spécifique, spécialement lorsqu’elle passe par la consécration officielle des coutumes autochtones, ne diffère guère de la reconnaissance tout aussi officielle d’un statut particulier octroyé aux indigènes par le colonisateur. Comme on a justement pu l’écrire à ce sujet, « cette reconnaissance institutionnelle n’est en rien la marque d’un moment postcolonial en rupture avec les périodes qui l’ont précédé. Historiquement en effet la prise en compte officielle des « coutumes indigènes » constitue un trait caractéristique des empires coloniaux, bien plus qu’un attribut des processus de décolonisation » [1]. Elle n’est donc par conséquent qu’un des aspects de la politique néo-coloniale aujourd’hui à l’œuvre en Nouvelle-Calédonie.
Lorsque cette reconnaissance se fait avec les mots du droit, nul besoin de mobiliser la critique marxiste de leur formalisme pour être en droit de se demander si les accords de Matignon et de Nouméa ne furent pas les actes fondateurs d’une forme originale de néocolonialisme, dans la mesure précisément où les structures économiques et sociales perpétuent, à des degrés divers, l’exclusion des kanak ? Il n’est en effet plus question de (ré)inventer un « droit néo-calédonien » enté sur les spécificités d’une « culture et d’une identité kanak » (dont le leader indépendantiste J.-M. Tjibaou disait qu’elle était, non pas derrière mais « devant nous »), mais de consacrer l’existence d’un droit civil prétendument coutumier afin de consacrer la « souveraineté interne » du peuple kanak. Le caractère abscons de ces énoncés offre l’opportunité de déplacer le débat sur le terrain juridique, et de laisser ainsi en suspens la question politique de l’indépendance. Mais ceux pour qui les mots ont encore un sens ne manqueront pas de remarquer que le « droit commun » de la Nouvelle-Calédonie est le droit français. De là à suggérer que le « destin commun », auquel chacun est censé concourir, est un destin français…
Ceux qui en douteraient encore seraient bien avisés d’observer comment les formes de régulation judiciaire aujourd’hui à l’œuvre contribuent à la (re)conversion (néo)coloniale de la société néo-calédonienne.
La décolonisation du droit, slogan néocolonial
Depuis une vingtaine d’années, une poignée de magistrats et de professeurs de droit ont entrepris de mettre fin à la colonisation juridique fondée, d’après eux, sur un jugement de valeur et le déni de la civilisation kanak. Louable dans ses intentions, ce projet de « décolonisation du droit » (i.e. français) a consisté à façonner un écrin institutionnel susceptible d’accueillir les diverses manifestations de la coutume kanak.
Pour la rendre visible, certains avaient d’abord nourri le projet de former un recueil de droit coutumier pour l’aire circonscrite de paicî-camûkî (Province nord). L’objectif était d’établir un « droit kanak » qui puisse être mobilisé dans le cadre des tribunaux civils coutumiers généralement composés d’un magistrat français et d’assesseurs kanak. Chargé du contentieux civil, ces juridictions ont en effet vocation à régler les différends opposants les justiciables de statut coutumier qui ne souhaitent pas se voir appliquer le droit « commun » (i.e. français). Mise à la portée des magistrats, la coutume aurait alors gagné en autorité dans la mesure où les premiers auraient pu en avoir une connaissance plus précise et « rendre des décisions conformes à celle-ci ». Le magistrat ayant ainsi reconnu la spécificité du « droit coutumier », le justiciable aurait par suite d’autant mieux accepté l’autorité de la décision rendue que des assesseurs kanak sont associés au processus décisionnel. En observateurs avertis des usages en vigueur, les instigateurs n’ignoraient pas que lorsque les paroles échangées aboutissent à un accord (que celui-ci soit plus ou moins contraint par les formes judiciaires héritées du colonisateur), celui-ci serait exécuté plus surement que par le recours à la force publique attachée aux décisions de justice. En Nouvelle-Calédonie, la honte sociale policée attachée au non-respect de la parole donnée est en effet bien plus efficace que la force policière de l’ordre public français.
Si la rédaction de la coutume de Paicî-Camûkî fut un échec, elle n’a cependant pas stoppé les velléités de ceux qui demeurent toujours convaincus, à l’instar du à l’instar du magistrat Eric Rau qui avait entrepris en pleine période coloniale de rationaliser les coutumes « canaques » (sic), que le développement progressif d’une « coutume judiciaire » et le projet corrélatif d’en opérer la synthèse afin de constituer un « corpus de droit coutumier kanak » sont des progrès nécessaires. Ces bonnes intentions interpellent car elles produisent une série d’antinomies qui témoignent de la persistance du legs colonial et des dynamiques néo-coloniales à l’œuvre dans la société néo-calédonienne contemporaine.
Commençons par observer que la reconnaissance officielle de la coutume kanak s’est opérée dans le cadre national et immuable de la république française. Si cette reconnaissance a pu entraîner la création d’institutions nouvelles (Conseils et Sénat coutumiers), elle s’est adossée à des institutions héritées de la période coloniale (tribus, districts, chefs coutumiers, etc., qui incrémentent les structures administratives françaises). Plutôt que de placer cette évolution récente sous l’égide incantatoire du progrès, peut-être vaudrait-il mieux la replacer dans la dynamique historique de promotion par l’État français d’une politique de la différence. Inaugurée à l’époque coloniale, poursuivie après la fin de l’indigénat, elle se nourrit aujourd’hui de la juridicisation accrue des actes les plus courants de la vie civile. Elle opère ainsi de manière diffuse dans le corps de la société néo-calédonienne.
Face au projet d’écriture de la coutume et des justifications progressistes qui l’accompagnent, certains ont tiré, non sans vacarme, la sonnette d’alarme. Outre la justification opportune de donner ainsi corps aux accords de Nouméa en prenant en compte l’identité kanak, ce projet est soutenu par une idéologie droits de l’hommiste bête, aveugle et ignorante. Celle-ci s’appuie, notamment, sur les inégalités entre les sexes en Nouvelle-Calédonie, et contribue ainsi – là est sa bêtise – à opposer l’Occident, supposé égalitaire – là est son aveuglement –, aux valeurs patriarcales régissant les mœurs kanak. Ce faisant elle participe à la naturalisation d’éléments patriarcaux qu’elle croit – là est son ignorance – ancrée dans le fond traditionnel de la culture kanak.
Il n’est pourtant pas nécessaire d’être grand clerc pour remarquer que les inégalités entre les sexes témoignent moins de la réalité des coutumes ancestrales kanak que de la redoutable efficacité du processus colonial de « civilisation des indigènes ». Est-il vraiment utile de rappeler comment les missionnaires français ont d’abord assigné à résidence, puis imposé la couture à des femmes réputées jusqu’alors être de redoutables bûcherons ? Est-il vraiment nécessaire de préciser comment ils sont parvenus à imposer les codes du mariage monogame et indissoluble à une société dans laquelle une simple dispute pouvait défaire les unions, unions appelées à se recomposer avec une simplicité que jalouserait plus d’un autochtone français qui, pour se séparer d’une épouse avec laquelle il ne s’entend plus, doit mobiliser à grands frais un bataillon de juristes et d’officiers publics (avocats, magistrats et notaires) ?
Les mots mêmes avec lequel ces apprentis codificateurs entendent « écrire » la coutume sont déjà pleins d’un sens néocolonial qui a pour premier effet d’indiquer au quidam que si la « civilisation coloniale » n’a pas pu promouvoir l’égalité entre les sexes, c’est pour la raison essentielle, trop évidente pour être signalée, que cette « civilisation chrétienne » fut, et demeure, profondément inégalitaire. Est-ce vraiment un hasard si le féminisme a pris corps en Occident ? Plutôt que de reconnaître la part de l’héritage colonial, cette idéologie bête, aveugle et ignorante préfère se livrer à une instrumentalisation raciste et classiste du féminisme qui enferme les communautés kanak dans un statut d’arriération prémoderne et perpétue ainsi la domination masculine. Elle reconduit ainsi le geste colonial par lequel les missionnaires avaient jadis, au nom du combat contre la polygynie et la répudiation, encouragé les formes du pouvoir patriarcal (enfermement de l’épouse au sein du foyer, interdiction du divorce, pouvoir discrétionnaire de l’époux sur sa conjointe, etc.) et étouffé certains modes d’expression qui offraient aux femmes une liberté (notamment sexuelle) que jalouseraient les plus féministes de nos contemporain.e.s.
Si le renforcement des hiérarchies de genre est un exemple, et non le moindre, des impensés qui accompagnent la codification de la coutume par quelques progressistes bien intentionnés, un autre phénomène mérite qu’on s’y arrête. Que les coutumes soient brandies par quelques magistrats et assesseurs pour imposer une décision laisse le justiciable kanak pour le moins circonspect. Lui qui a toujours « fait la coutume » se voit ainsi signifié par un magistrat au teint blafard qu’il est ignorant de sa propre culture.
Déjà significative dans le jugement des affaires civiles, cette violence est plus grande encore en matière pénale, car les solutions imposées tournent systématiquement au désavantage du justiciable kanak. Un exemple, certes exceptionnel, permettra d’en saisir les ressorts. Abusée par son ancien ami, une jeune fille s’en était plainte. L’agresseur ayant reconnu les faits, l’une et l’autre avaient subi un châtiment (cinq coups de baguette sur le dos) dans le cadre d’un arrangement coutumier entre les deux familles. Après que l’oncle de la jeune fille a appliqué, sur la demande du père du jeune homme, l’astiquage sur les deux protagonistes afin de leur signifier qu’ils n’avaient plus à se revoir, celle-ci avait dû, dans le cadre d’une coutume de pardon, quitter son clan. Saisi « concurremment » de l’affaire, le tribunal correctionnel de Lifou avait estimé pour sa part « que les faits sont d’une particulière gravité s’agissant d’une agression sexuelle sur une mineure âgée de moins de 13 ; que contre toute équité c’est jusqu’à présent la victime qui a été la plus sévèrement sanctionnée puisqu’elle a dû subir un châtiment coutumier et quitter Lifou ; que pour rétablir l’équité et réparer ainsi le trouble grave à l’ordre public causé par l’infraction et le sort fait à la victime, il convient de délivrer immédiatement mandat de dépôt à l’encontre du condamné ». [2] Ainsi, et contrairement au principe ne bis in idem qui interdit de punir deux fois pour les mêmes faits, le tribunal avait condamné l’agresseur à une peine de trois ans d’emprisonnement. L’équité, l’unité du droit pénal, l’ordre public et l’indivisibilité de la république auront ainsi justifié ce monument surréaliste élevé à la gloire de la justice française.
Et que le jeune homme ne se plaigne pas : au même moment, en un autre lieu du pacifique, quelques descendants des naufragés du Bounty qui avaient eu la sottise de maintenir des liens avec la Perfide Albion, auront eu le signifiant honneur, dans une affaire également surréaliste d’atteinte à la bonne morale sexuelle, de construire de leurs propres mains la prison dans laquelle un parterre de juges perruqués également blafards décideront de les enfermer… avec la bénédiction idéologique des défenseurs des droits humains [3]. Le plus grand secret des réformateurs est d’avancer en crabe, de manière à ne jamais perdre de vue l’horizon du progrès. De la sorte, ils ne le quittent jamais des yeux, en parlent à tout bout de champ et ne l’atteignent jamais.
Un juriste un peu plus averti que les autres, peut-être parce que trop ouvertement familier de l’anthropologie, tirait en peu de mots la leçon de sa participation à la codification du « droit coutumier » zande : « Une chose m’apparaît certaine, près de trente ans plus tard, au terme de ce périple académique. En pensant à un "coutumier" susceptible de guider les praticiens dans l’administration du droit zande, je contribuais, sans le savoir, à la conspiration des juristes contre le peuple, de la science juridique contre la spontanéité populaire. La coutume, zande telle qu’elle repose dans le linceul de papier que lui tisse mon Coutumier, jurisprudence et manuel du droit zande est peut-être, j’aime à le croire, aussi belle et émouvante que le Dormeur du Val. Mais plus jamais le rythme obsédant du tam-tam et le sautillement allègre du likembe ne la feront ondoyer dans sa lente formulation du droit zande. Quant à moi, revenu plein d’usage et raison, vivre entre les juristes le reste de mon âge, je sais que s’il était à refaire, je ne referais pas ce chemin » [4].
Difficile dans de telles conditions de croire un seul instant à la plus petite possibilité de décolonisation.