Journal d’en Chine (20 avril-20 mai 2019)

, par Alain Brossat


Wuhan n’est qu’un immense chantier. Toutes les bâtisses un peu anciennes semblent vouées à tomber sous les coups des démolisseurs. La cause de cette frénésie de « rénovation » ? Des sortes de « jeux olympiques militaires » qui doivent s’y tenir dans quelques mois. Un peu partout s’étale en caractères d’affiche la fière devise : « Military glory – Peace in the world ».
Le premier soir, à la résidence universitaire, sur l’immense campus de Huazhong University of Science & Technology (HUST), pas moins de 100 000 habitants, toutes catégories comprises, une ville dans la ville, le premier soir, donc, tout baigne sur le net, impeccablement, Google, Gmail, Le Monde électronique... Et puis le lendemain matin, ça s’est gâté – plus rien. On a trouvé ça cruel, et même un peu salaud, rapport aux droits de l’homme, à l’amitié entre les peuples et toutes ces belles choses... [1] Et puis, peu à peu, on s’est habitué à pouvoir retrouver nos habitudes de temps en temps, at random, dirait-on – et on s’est mis à regarder les télés locales et nationales.
On s’est consolé en déjeunant, en dînant, en se faisant balader dans de solides berlines, à l’invitation de la bourgeoisie rouge – celle qui prospère dans le négoce des vins français et californiens, dans les salons de coiffure franchisés, etc. Ça sent pas la frite mais le fric, et avec ça, aimables, attentionnés, polis – mais très occupés.

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D’abord, il y eut l’accident évité d’extrême justesse sur l’autoroute conduisant aux montagnes taoïstes (mourir sur une autoroute chinoise, non mais quelle idée...). Puis, un peu plus tard, au restaurant, cette jeune fille portant (en notre honneur ?) un T-shirt orné de l’inscription : « C’est très jolie » (sic). A la fin du repas, on n’en peut plus : la faute devient obsédante, on ne peut plus en dégager son regard – ce qui peut prêter à confusion. Si on causait la langue, on exigerait, comme dans l’énumération borgésienne, un fin pinceau en poil de chameau et de l’encre de Chine afin d’effacer le « e » superfétatoire. Mais on ne la cause pas. Alors on prend sur soi et on essaie de regarder ailleurs.
Le lendemain, ça recommence. Le long des interminables volées d’escalier montant au temple où se pressent les touristes autochtones en groupes compacts, au milieu des arbres centenaires, on en croise une autre (jeune fille), siglée Nike sur sa poitrine juvénile – « Just do it ! » – Elias a écrit La civilisation des mœurs en visionnaire : le niveau d’autocontrôle exigé dans nos sociétés (en particulier là où la densité humaine est si forte et où les corps se tiennent si serrés) a quelque chose d’exténuant. L’urgence s’impose de la rédaction d’un petit essai vengeur : La philosophie du T-shirt (voir plus loin).

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Un jour, les autorités ont décidé que les deux roues polluants et pétaradants, ça suffisait. Alors la Chine est passée aux scooters et mobylettes électriques – l’un des avantages de la verticalité du pouvoir, si l’on compare à Taïwan où les scooters emplissent les rues d’un vacarme incessant et y rendent l’air irrespirable. Mais voici du coup que, sur les allées du campus, les deux roues vous foncent dessus, furtifs et silencieux, prêts à vous renverser – sournois, dirait-on...

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Au buffet à volonté (réservé aux profs et chercheurs) où nous prenons notre petit déjeuner, le meilleur, c’est la patate douce à l’enveloppe craquante et cuite à la vapeur ; et le pire, le café, impardonnable.

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Dans la vie courante, celui qui paie en argent liquide fait désormais un peu pitié, pour tous les achats, petits et grands, au restaurant, dans les malls – partout : on présente son portable affichant son QR code, le commerçant le bipe, et c’est réglé.

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Le klaxon : c’est l’un des exemples des inconduites collectives contre lesquelles le pouvoir, pourtant fort intransigeant quand il le veut en matière de formatage des comportements et fort intrusif dans la vie personnelle des gens, laisse (encore) la bride sur le cou au peuple à deux ou quatre roues. Une vraie plaie, ça n’arrête jamais, on klaxonne non pas pour un oui pour un non, mais par principe, impérieusement, sans relâche, et on regarde ensuite. C’est la meute motocycliste et automobile, hurlante, tonitruante, agressive, et qui transforme le déplacement pédestre dans ce qu’il reste des villes (remplacées par les mégalopoles, un tout autre concept) en épreuve épuisante. La conduite automobile tend à devenir, ici, un paradigme général placé sous le signe de l’avertisseur/avertissement : « Pousse-toi de là, j’arrive ! ».

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Il se pourrait bien que l’un des motifs de l’animosité toute particulière qui dresse les élites ouest-européennes (toutes catégories confondues) contre l’Etat chinois, le régime chinois, le mode de vie chinois soit, tout simplement, le fait que s’est réalisé, dans cet ensemble (la Chine continentale) une forme d’intégration, s’est constitué un espace commun, un « monde de vie » collective – dans le temps où, par contraste, l’Europe a totalement échoué à mettre en place une « communauté » – politique, sociale, culturelle, linguistique, pour ne rien dire de la dimension « spirituelle » ( voir Patocka sur l’idée (l’Idée) européenne...) Toute l’emphase anti-autoritaire, voire anti-totalitaire déployée par ces élites contre l’Etat chinois, c’est, à ce titre, l’arbre qui cache la forêt du dépit éprouvé par cette engeance oligarchique européenne, lorsqu’il lui faut, à l’heure de l’interminable et sinistre farce du Brexit, comparer son bilan avec celui des dirigeants chinois jetant les bases du grand chantier de la Belt and Road Initiative.
Là où l’Europe (la technocratie européenne, les élites politiques et intellectuelles) ont échoué à mettre en œuvre quelque principe d’intégration qui soit réellement effectif à l’échelle du continent, pas même la monnaie, là où le régime des frontières séparant les Etats tend à se rétablir, la Chine continentale, elle, s’est constituée comme un espace unifié politiquement par, disons, la verticalité du pouvoir, par le partage d’un fonds linguistique et culturel et, désormais, d’un système de communications très efficient (avions, trains à grande vitesse, autoroutes) ; ce qui en fait un espace ouvert – en dépit des obstacles culturels et sécuritaires dans certaines régions périphériques – Tibet, Xinjiang.
Ce n’est à l’évidence pas la seule main de fer du pouvoir qui fait tenir ensemble ce « monde », c’est aussi bien tout ce qui, sur le fond des mutations qui se sont produites au fil des dernières décennies, a bouleversé le mode de vie des Chinois et à projeté une partie significative d’entre eux dans une hypermodernité bouillonnante, constitue la base du consensus entre gouvernants et gouvernés. C’est aussi tout ce que, depuis les réformes de Deng Xiao Ping, le pouvoir a su remobiliser et recycler en matière de fabrique des conduites, le vieux fonds confucianiste, inusable, repeint aux couleurs de l’économie de marché à la chinoise. Cette sorte de bricolage culturel destiné à cimenter le consensus et à consolider les formes hégémoniques, on ne voit guère en quoi il serait moins présentable ou plus imprésentable (dans les relations qu’il met en œuvre entre la forme du pouvoir, le régime de la politique et l’ « immémorial » de la civilisation) que ces supposées « valeurs » que les élites européennes tentent de nous vendre comme la marque de fabrique de leur projet global (la démocratie, les droits de l’homme, l’héritage judéo-chrétien...) – ceci à l’heure même où le nom même de l’Europe s’abîme dans des flots de la honte et du crime collectif, au rythme où les migrants se noient en Méditerranée.
L’Etat chinois a traversé depuis 1949 toutes sortes de zones de tempêtes et a fait mieux que survivre à ces épreuves, ceci tout en maintenant la continuité du régime – par delà tous les changements de caps et épurations draconiennes. Il n’est pas nécessaire d’approuver la façon dont le régime fait régner l’ordre dans les provinces périphériques du Tibet et du Xinjiang pour relever qu’il est parvenu jusqu’ici à maintenir ces régions dans un cadre d’intégration à l’échelle du sous-continent tout entier, sur un mode qui n’est pas celui d’une colonisation de type occidental. C’est un peu comme si l’Europe communautaire était parvenue à intégrer non seulement l’Ukraine et la Turquie, mais la Géorgie, l’Arménie, le Caucase, fût-ce au prix de toutes sortes de contentieux – on est loin du compte.
Le China bashing occidental voit s’ouvrir aujourd’hui un boulevard devant lui dès lors qu’il est question de la brutalité et de l’aveuglement avec lesquels le régime chinois s’en prend aux traditions et pratiques religieuses des musulmans du Xinjiang. Ce n’est pas en détruisant les mosquées et en tentant de « rééduquer » la population en masse que l’on parviendra à éradiquer les particularismes et les tentations irrédentistes dans cette région. Mais les élites européennes sont bien mal placées pour censurer le régime chinois sur ce point : ce sont elles qui, constamment, ont rejeté, au nom d’un racialisme culturel qui se dissimulait à peine, la Turquie musulmane hors de l’espace d’intégration européen, ceci dans le même temps où elles intégraient à la hâte des Etats semi-mafieux comme la Bulgarie ou la Roumanie – mais supposés « chrétiens », eux. Le « projet européen » mis en œuvre par ces élites ne s’est jamais émancipé de sa présomption culturaliste judéo-chrétienne « blanche », au point qu’il continue à caler encore aujourd’hui sur l’intégration de petits pays des Balkans comme le Kosovo, l’Albanie ou la Macédoine, pays où les traditions musulmanes sont plus ou moins enracinées. Sur la question de l’Islam comme enjeu de gouvernement, les élites européennes sont les dernières à être en situation de faire la leçon aux dirigeants chinois.

Il ne s’agit pas de dire que le modèle d’intégration mis en place par ces derniers est exemplaire, ses travers et ses échecs sont de notoriété publique, il s’agit simplement de reconnaître qu’il s’est avéré jusqu’ici globalement fonctionnel, qu’aucune des crises majeures qu’a connues le pays, aucun des tournants opérés par la direction ne l’ont affecté en faisant apparaître des fractures dans l’unité de l’Etat, susceptibles d’en menacer l’intégrité. Au contraire, grâce au développement économique, à la prodigieuse accélération des échanges internes à cet ensemble, grâce à la multiplication et à l’accélération des circulations et des migrations, le processus d’intégration s’est poursuivi sans relâche, avec les conséquences qui en découlent en termes d’homogénéisation du mode de vie et des conduites. Le modèle d’intégration fonctionne, il prospère, il persévère dans son être, et ceci en dépit de l’agitation des prophètes de malheur, ces supposés experts et spécialistes occidentaux adeptes du wishful thinking qui ne cessent d’annoncer la chute imminente du colosse aux pieds d’argile...

L’Europe communautaire n’a jamais été, dans sa fonctionnalité réelle, qu’un dispositif destiné à mettre en œuvre les préceptes et les recettes des doctrines ultra-libérales, du tout-pour-l’économie. On a bien vu, dès les premières années du nouveau millénaire comment tout le reste, qui avait été annoncé à coups de trompes, la libre circulation à l’intérieur des frontières de l’Europe, la constitution d’un espace culturel commun, etc. n’était qu’un feu de paille destiné à s’éteindre rapidement au profit des obsessions sécuritaires et des fièvres nationalistes. Ils nous avaient fait miroiter la disparition des frontières et, à la place, on a eu la chasse aux migrants, le terrorisme-prétexte, l’état d’urgence permanent et la police partout.
Surtout, et en deçà de toute sensation utopique (« l’Europe » comme utopie culturelle et politique), ce qui frappe, par contraste avec la puissance chinoise, c’est l’incapacité perpétuelle dans laquelle l’Europe communautaire s’est maintenue à commencer d’exister comme sujet politique unique et cohérent, face aux problèmes du présent – de la première guerre d’Irak à l’interminable crise syrienne en passant par la décomposition de l’ex-Yougoslavie. L’Europe communautaire est un « machin » au cul des marchés et un fantôme, une pure fiction en politique internationale. Une non-souveraineté, comparable à ce titre à l’Allemagne éclatée en petits Etats du XVII° siècle. L’Europe communautaire, c’est l’habit de lumière, toujours plus terni et en lambeaux, de la dictature des marchés.
Quand Xi vient rendre visite à Macron, celui-ci appelle à la rescousse, en toute hâte, Merkel et Junker, histoire de faire semblant qu’il y ait, en politique internationale, un peu d’Europe, et qui parle d’une seule voix – mais à l’heure des interminables contorsions du Brexit, Xi n’est pas dupe et se tord de rire... Bien davantage encore que dans le registre des performances économiques, c’est dans celui de la politique internationale (le milieu dans lequel se manifeste effectivement la souveraineté) que le contraste en misère de l’Europe, impuissance européenne et auto-affirmation de la puissance chinoise frappe tout observateur lucide – d’où la constance et l’intensité du dépit qui anime la production discursive consacrée à la Chine dans les journaux et, malheureusement, la production académique européenne et eurocentrée aujourd’hui.

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Lin Yutang parle de l’indifférence comme de la chose la mieux partagée dans le monde chinois, une façon pour l’homme ordinaire de se protéger contre les aléas de la vie publique [2]. Mais on se dit parfois, en tant qu’Européen, Blanc immergé dans le monde chinois, que cette « indifférence » pourrait bien n’être plutôt qu’une forme raffinée de civil inattention – on te perçoit immédiatement, dans ta petite (ou grande) différence, on te discerne comme une petite irrégularité dans le paysage de la vie quotidienne, mais on ne montre rien, le regard glisse, on vaque à ses occupations... Curieusement, ce geste de retenue où d’évitement consistant à se garder de manifester la moindre réaction (quelle qu’elle soit) face à l’irruption d’un différent est encore plus marqué ici, en Chine continentale (dans les métropoles urbaines, il est vrai) qu’à Taïwan. L’ « indifférence » pourrait bien être alors aussi une forme de politesse – rien de plus épuisant, en effet, que d’être regardé, fût-ce furtivement, fût-ce comme un sympathique alien, à longueur de journée...

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28/04/2019
Vu à la télé. Cérémonie d’ouverture de la seconde session de la Belt and Road Initiative. Les chefs d’Etat présents s’avancent successivement vers le Président Xi qui les accueille, affable, placide, impérial. C’est la version modernisée, euphémisée et polie de la cérémonie traditionnelle à l’occasion de laquelle les tributaires viennent présenter leurs respects à l’Empereur. Le kowtow s’est effacé devant le plus présentable et égalitaire serrement de mains. Se succèdent à petits pas empressés sur le tapis rouge et Orban et Conte, et Poutine et Dutertre, et le Serbe et le Khmer, des Asiatiques à la douzaine, Tsipras, sans cravate, toujours, des Africains en nombre, le Pakistanais, toute une brochette de patibulaires, clients plus ou moins empressés de la Grande Chine – mais, tout dans tout, rien de pire qu’une réunion plénière de l’OTAN...
Xi, c’est la puissance ascendante de la Chine, la force tranquille inscrite dans un corps massif, avec toute cette fausse bonhomie du potentat solidement établi dans l’exercice du pouvoir suprême et la jouissance du pouvoir. Les épouses, quand il y en a, suivent, accoutrées, fardées comme pour un carnaval. Madame Xi, la chanteuse, se tient nettement au dessus du lot.
Sans transition, on passe des fastes de la cérémonie d’ouverture à un sujet sur les conteneurs. Nous voici en plein dans le sujet : des tributaires, et des conteneurs...

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Dans les hôtels français, on te menace désormais de mille morts si tu t’avises de fumer dans la chambre que tu occupes. Ici, les mœurs (les normes) anti-tabagiques sont distinctement plus douces : un message, incrusté dans un élégant petit bloc en plastique, posé en évidence sur la table de nuit, suggère poliment : « No smoking in bed, please ».

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Plus la Chine taille des croupières aux Etats-Unis et aux Européens, en matière de « croissance » économique et de conquête des marchés, plus elle « rayonne » sur tous les continents, et plus se resserre autour du cou du régime le nœud coulant d’un « modèle » de développement dont celui-ci est l’otage davantage que le maître, un modèle qui, sans que l’on puisse dire qu’il le conduit assurément à sa perte, l’expose en tout cas et pour le moins à tous les dangers. Plus cette Chine-là croît, et plus elle est exposée aux virus du supercapitalisme mortifère qui détruit les chances de la vie sur la planète, à l’échelle de la planète – tous ceci se voit à l’œil nu dans le paysage des mutations chinoises d’aujourd’hui, les malls qui poussent comme des champignons, les villes qui se transforment en méga(lo)poles, la dictature du béton, partout, les autoroutes urbaines à quatre niveaux, les quartiers d’immeubles de trente étages serrés les uns contre les autres, la pollution partout, le parvenu comme personnage de l’époque, le culte exclusif de l’argent, l’égoïsme sacré partout, l’insouciance criminelle des « développeurs » aveugles, le vertige de la puissance... Jetzt sind wir wieder Wer...
D’une certaine manière, la catastrophe, ce n’est pas ce qui menace, ce dont on peut avoir une claire intuition au vu de la prospérité cannibale de ce modèle de développement, ce serait bien plutôt ce qui est d’ores et déjà échu et irréversible, le pli qu’elle a pris depuis les années Deng Xiao Ping, cette Chine-là, ce qui est derrière elle et la pousse en avant comme le vent de la tempête soufflant dans les ailes de l’Ange de Klee... C’est un lieu commun de dire que les villes vues – Wuhan, Hangzhu, Nanjing – saisies par le gigantisme ont perdu toute dimension humaine, je veux dire que l’atome humain n’y a pas sa place, que toute subjectivité humaine, et pas seulement celle du piéton, du flâneur benjaminien, s’y dissout dans l’agitation de la masse (encore un cliché immémorial sur l’Asie...) et le « hors-normes » qui règne en maître. Même les librairies ne sont plus tout à fait des librairies, mais plutôt des salons de lecture, parfois occupées par des centaines de lecteurs ou de dormeurs/assis debout/couchés – mais où l’on aura néanmoins l’heureuse surprise de tomber sur la toute récente traduction en chinois de Austerlitz de W. G. Sebald ou une grosse bio de Kurt Cobain...
A Wuhan, vous traversez le Yangtsé sur l’un des ponts aux arches audacieuses qui l’enjambent, rien à envier au viaduc de Millau – le seul problème est que, bien souvent, c’est à peine si vous devinez le fleuve mythique, tant le nuage (brume douteuse + pollution...) qui le recouvre est épais...

On peut prendre les choses sous un autre angle : quand on se demande ce que vaut une civilisation, culture et civilisation matérielle, il est toujours bon de s’interroger sur ce qu’elle laissera non pas tant comme héritage ou traces, mais ruines. Les nouvelles civilisations se sont toujours érigées sur les ruines de celles qui les ont précédées, en Occident du moins, le Moyen-Age pavait ses routes et construisait ses chapelles en empruntant aux ruines des temples et théâtres grecs et romains, etc.
La manifestation la plus irrécusable du fait qu’un point de non-retour a été atteint, dans ce monde chinois comme dans ce qu’il vise absurdement à dépasser en le copiant, un point de non-retour dans la destruction des possibilités même de la vie, c’est justement l’impossibilité d’imaginer que quoi que ce soit puisse un jour revivre sur ces ruines, en surgir, renaître après elles, ranimer la vie dans les mêmes lieux – sur ces milliards de mètres cubes de béton et de ferrailles, sans oublier la gamme de tous les produits polluants voués à infecter le sol et l’atmosphère à tout jamais – lorsque ce mirage s’effondrera, alors il faudra que les survivants ou ceux d’après (die Nachgeborenen) fuient aussi loin que possible de ces lieux maudits et hostiles, je ne dirais pas à toute reconstruction, mais, tout simplement toute vie ultérieure. Demeureront de ces mégalopoles d’immenses no man’s lands, peuplés de rats, d’horribles créatures génétiquement modifiées et de fantômes errants.

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Lin Yutang dit : « Nous n’avons pas l’intention de sauver le monde », il n’existe rien d’équivalent, dans la culture de la société et de l’Etat chinois, à la « destinée manifeste » dont se pare l’histoire des Etats-Unis d’Amérique. Certes, mais d’un autre côté, à nouveau, une fois que le virus du capitalisme a commencé à circuler dans le corps jadis statique de cet empire, que va-t-il se produire ? Avec la puissance économique ascendante, il va bien falloir partir à la conquête des marchés étrangers, changer d’échelle, se mondialiser, et il va bien falloir que la diplomatie, la politique internationale suivent... C’est ici que surgit, infailliblement, la question de l’hégémonie. En bref : la dynamique aveugle du développement capitaliste fera-t-elle imploser le programme génétique de l’Etat (la puissance) chinois (« l’Empire du Milieu ») ?

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Ici, davantage encore qu’à Taiwan, une philosophie du T-shirt trouverait amplement matière à alimenter ses réflexions. Dans une société où les corps sont si serrés et les énoncés si étroitement surveillés, le T-shirt, c’est la manière élémentaire, cool, light, d’entrer dans le jeu de l’affirmation des petites différences sur un mode sériel. Un jeu consistant à signifier dans l’apparente insignifiance, à se glisser dans les interstices du futile pour faire émerger une subjectivité – et l’ombre d’une rétivité à la disciplinarisation des corps et des conduites.
L’anglais y tient le haut du pavé et, à condition d’éviter les slogans ouvertement provocateurs ou politiquement sensibles, bien des messages ou petits éclats poétiques, baroques, absurdistes peuvent fleurir sur les poitrines : « The anti-social social club », « Acmé de ma vie » (en français dans le texte), « La théorie des ensembles » (?) (en français encore), « You suck less than other people » (« tu fais moins chier que la moyenne des gens », si je comprends bien), « Tomorrow is Yesterday », « Lonely », sans oublier le classique « School has ruined my life »... Auprès de toute cette prolifération, les logos des grandes marques occidentales font un peu ringard. L’individualité-quand-même s’affiche via le T-shirt sur un mode minimaliste, licite, ironique, détendu, c’est une soupape de sécurité, dans une société de contrôle très avancée, un peu comme la prérogative de gueuler dans son smartphone au milieu d’une rame de métro. Le T-shirt différentialiste est là pour nous rappeler la façon dont une société de masse se subjective et se comporte envers et contre tous, ici, comme une société des individus. Le jour où les ânes occidentaux qui glosent sur le « totalitarisme » à la chinoise auront compris ça, ils auront presque franchi la moitié de leur pont. Mon T-shirt, c’est moi, c’est mon style, ma signature dans l’espace public. Je suis, j’existe comme particulier insubstituable, voyez mon T-shirt, il en est la manifestation irrécusable...

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Il y a quelques années, à Pékin, j’avais été horrifié par l’irruption, dans un bar lui-même sis dans un centre commercial du centre de la capitale, d’un jeune homme à la mode porteur d’un T-shirt noir siglé « SS », en larges et impeccables caractères runiques. Mais que fait donc la police ?, avait été mon prévisible premier mouvement... [3] Expérience inverse sur le campus HULST : une inattendue étudiante originaire des provinces du Nord, francophone et férue du cinéma d’Agnès Varda, s’avance vers nous vêtue d’un chemisier à larges rayures bleues et blanches et que je ne peux me retenir d’associer immédiatement à l’uniforme des concentrationnaires dans les camps nazis. Dans son univers à elle, son vêtement est à l’évidence plutôt chic, dans le mien et en dépit de tous mes efforts, « ça ne va pas » – ça empeste le passé qui ne passe pas, au même titre que le T-shirt du gandin pékinois...

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Vu un type couper carrément une queue, à un guichet de la gare de l’Est de Hanzhou, (gare cinq à dix fois grande que la parisienne du même nom), en présentant, avec sa carte d’identité (requise pour tout achat d’un billet de train), son « livret » du Parti, rouge comme il se doit. Pas gêné du tout, selon toute apparence – la routine, Monsieur est pressé... les gens dans la queue, ici encore, simulent l’indifférence.

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Plus de journaux, plus de kiosque à journaux, les gens s’informent via les smartphones ou la télé. Pas vu, en un mois, une seule personne lire un canard dans le métro, dans le train, un café. On doit bien encore imprimer des journaux, la presse étrangère fait constamment référence au Global Times, le journal du régime en anglais, mais rigoureusement introuvable. Qu’elle semble lointaine l’époque où le bon peuple s’assemblait devant les panneaux où était affiché le numéro du Quotidien du peuple l’informant du dernier en date des tournants du Parti !

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Ici comme ailleurs se constate le bel agencement entre le smartphone et la rame ou le wagon de métro : le smartphone, entre autres usages innombrables autant que bénéfiques, ça sert à garder les yeux rivés sur son écran en affectant d’être totalement absorbé par cette essentielle activité, lorsque se plante devant vous un vieillard, une femme enceinte chargé de paquets, un boiteux appuyé sur une canne, etc. C’est le parfait dispositif antisocial, l’application miraculeuse – « comment ne jamais céder ma place dans le métro » – et en plus, elle est gratuite !

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Dans la rivalité entre les « deux Chines », la guerre des petites différences fait rage – le principe de la collecte des ordures y est le même – pas de poubelles entreposées devant les maisons, mais le camion qui passe et les habitants qui viennent y jeter directement leurs déchets. Le camion s’annonce par une petite musique et il n’y a que cela qui change : à Taïwan la Sonate à Elise et sur le continent une autre ritournelle, j’ai oublié laquelle – ça change tout !

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Pas vu, en un mois entier, une seule bagarre de rue ni même assisté à une seule altercation, les corps s’évitent, on esquive, quand une contrariété se présente, dans l’espace public, on ignore, on détourne les yeux, on prend sur soi, la querelle n’est pas une solution et on n’a pas le temps. Le regard qui glisse, c’est cela l’un des secrets de cette version de la pacification des mœurs. Exactement l’inverse de ce qui prévaut chez nous où, dans le métro, le moindre eye contact peut être le prélude à une embrouille. Ici, on voit tout, mais l’imperceptible déplacement du regard est un art qui s’apprend tout petit.

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L’homme chinois, quand il s’en va satisfaire un besoin pressant, dans des toilettes publiques, aime à se tenir, pissant, à une bonne distance d’un demi-mètre de l’urinoir. Ce qui présente un double avantage : arroser généreusement le sol tout autour et exhiber, de même, ses attributs – ceci à toutes fins utiles.

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Ce qui s’impose en premier lieu, lors de la visite du Mémorial dédié aux victimes du massacre perpétré par l’armée japonaise au cours de l’hiver 1937-38 à Nankin (Nanjing), c’est le sentiment de la masse (Elias Canetti : Masse et puissance).
Impossible de ne pas se laisser porter par le flot des visiteurs, toutes catégories comme fondues ensemble, lycéens en uniformes, vétérans encadrés par leurs guides porteurs de fanions, groupes venus des confins vêtus de leurs costumes régionaux, familles, quelques Japonais et, étrangement, fort peu d’Occidentaux... La foule parcourt les salles d’exposition, les cryptes, les ossuaires, s’arrête devant les reconstitutions hyperréalistes des scènes du crime de masse dans des dispositions oscillant entre le recueillement, la ferveur patriotique et l’absentmindedness du touriste au programme chargé. D’un point de vue scénographique, on sent qu’ici l’inévitable « plus jamais ça ! » s’énonce sur un ton moins déploratif que monitoire – que nul ne s’avise plus jamais de nous ( peuple chinois, Etat chinois, puissance chinoise...) infliger ce type d’outrage...

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La formation hégémonique et la production du consensus reposent actuellement, en Chine, sur l’alliance objective du pouvoir héritier, envers et contre tout, de la légitimité établie en 1949, relancée par le « miracle économique » et de la « nouvelle classe » ou caste capitaliste, quasi-bourgeoisie qui a poussé, comme un monstrueux champignon, sur le terreau de la croissance. Mais quel est l’avenir de cette alliance soudée par les circonstances ? Que se passera-t-il le jour où la nouvelle classe sera tentée de se mêler de politique, comme cela se produisit en Europe occidentale, vers la fin du XIXème siècle ? Jack Ma, membre loyal est bien affiché du PCC, c’est, de ce point de vue, largement l’arbre qui cache la forêt... Que se passera-t-il le jour où, distinctement, sur des questions de politique étrangère ou autres, les intérêts de l’élite gouvernante entreront en collision avec ceux des nouveaux capitalistes chinois ? Aujourd’hui, ce sont les nouveaux prolétaires, la nouvelle plèbe corvéable à merci, le peuple des campagnes qui entrent en conflit, larvé ou ouvert, avec l’Etat – conflits du travail, questions environnementales, corruption, etc. – sans parler des problèmes spécifiques auxquels sont confrontés les populations des régions périphériques. Mais quid de l’avenir du régime le jour où apparaîtront au grand jour les fractures qui séparent la nouvelle bourgeoisie capitaliste d’un Parti-Etat qui ne pourrait que creuser sa propre tombe en se transformant en pure et simple courroie de transmission de l’intégration de la Chine au système global de l’économie de marché placé sous l’hégémonie des Etats-Unis ?

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