Journal de bord. Week-end sur l’animal, Fertans, les 21 et 22 octobre 2017
Ce que je craignais surtout, en arrivant à Fertans, c’est qu’Estelle refuse de m’inoculer mon vaccin contre la grippe, sous un prétexte ou un autre. Et, accessoirement, de ne pas pouvoir descendre du dortoir le lendemain matin, paralysé par la crise de sciatique que je sentais monter au terme des 500 km de conduite autoroutière en solo. Il y avait bien eu un peu de Maurice Chevalier pour détendre l’atmosphère, sur l’autoradio, trop rapidement suivi par les derniers rebondissements, sur France Info, de la campagne « Balance ton porc ! » qui, prématurément, nous plongeait dans le sujet du week-end. Je n’aimais pas les regards vaguement soupçonneux que me jetaient alors Catherine et Jeanne – à mon âge...
C’est dire que les deux ou trois petits verres d’Arbois qui me tendirent les bras à l’arrivée ne furent pas de trop.
Le lendemain matin dès l’aube, Cédric attaqua très fort en définissant la fabrication des concepts comme une forme d’ « équarrissage » – l’art de découper la pensée en morceaux pour la faire entrer dans les barquettes du discours. Mais il ne s’agissait là que d’une habile entrée en matière. Pour le reste, nous dit-il, la question de l’animal s’aborde, philosophiquement, sous deux angles – ontologique ou éthique. C’est sous ce double rapport que peuvent se lire les textes fondateurs de la civilisation occidentale – racine juive (Ancien Testament), racine grecque (mythe de Prométhée dans le Protagoras de Platon). Avant la chute, l’homme est (Genèse I, 24-30) un animal parmi d’autres, dans son état d’innocence native. Après la chute, il se délie de son animalité, entre dans l’histoire, se met à exploiter et manger les animaux parce qu’il a fauté, précisément. C’est en vegan de stricte obédience que Cédric (qui porte des chaussures faites d’un mélange de feuilles de bambou et de limon de la vallée de l’Isère) interprète ce texte avec brio. Dans le mythe de Prométhée, en revanche, il apparaît clairement que le vautour acharné à bouffer sans relâche le foie du susmentionné n’est pas vegan du tout.
L’homme paie le prix fort pour s’être délié de son animalité et être devenu ant-nature : le voici désormais devenu une sorte de sous-animal dépourvu de tout, à lui de se démerder pour faire valoir, envers et contre tout et seul contre tous, la supériorité sur les animaux que lui a conférée le don divin.
A ce stade de l’exposé, les amateurs de produits carnés qui composent la majorité de l’auditoire ne se sentent pas encore trop agressés – est-ce leur faute si Eve a merdé, si Prométhée a spolié les dieux ? Mais peu à peu, l’offensive se précise. Pythagore se prononçait en faveur du végétarisme, et bien plus tard, Plutarque, anticipant sur Bentham, était formel : on ne doit pas manger les animaux parce qu’ils peuvent souffrir. Auprès d’un tel argument, il faut le dire, les Stoïciens, promoteurs inlassables de la notion de l’exception humaine font pâle figure : les animaux, argumentent-ils, font des fautes de grammaire, donc nous pouvons les manger... (ridicule : le jour où mes chats feront autant de fautes de grammaire que Sarkozy et Trump réunis, je le ferai euthanasier incontinent).
L’exposé de Cédric s’achève en beauté avec la projection d’un Powerpoint parfaitement documenté d’où il ressort que les ruminants d’élevage, en digérant, rotant et pétant, contribuent dans des proportions alarmantes au réchauffement climatique, que ceux/celles qui s’obstinent dans leurs mœurs carnivores présentes s’exposent à se voir cités à comparaître un jour ou l’autre devant le Tribunal Universel des Espèces (TUE) pour crimes contre l’animalité, complot contre la vie sur terre et autres sérieuses incriminations. Les viandards se taisent et regardent leurs chaussures (en cuir pour les plus irrécupérables d’entre eux) : ils savent qu’ils auront leur revanche à l’heure du repas (bœuf bourguignon, saucisses de Montbéliard, veau Marengo – leur seule reculade, pour ce week-end, tactique et opportuniste, a consisté en la suppression du saucisson en tranches pour les apéros – Cédric avait menacé de boycotter...).
Avec l’exposé de Catherine sur les chiens d’Istanbul, chiens des rues, chens de quartiers plutôt qu’errants, la stasis qui couvait parmi le peuple philoménique retomba d’un cran : le récit circonstancié de la « décanisation » circonstanciée de Constantinople, au début du XX° siècle, sous prétexte d’hygiène et de lutte contre les maladies dont les chiens sont supposés être les vecteurs, est propre à resouder les rangs. Catherine montre, documents, photos et dates à l’appui, comment s’expérimentent dès la fin du XIX° siècle, en France, aux Etats-Unis et ailleurs, des chambres à gaz, des dispositifs d’électrocution des chiens des rue décrétés indésirables dans les rues des villes modernes. Elle insiste sur le fait que ces inventions et ces méthodes se placent résolument sous le signe du progrès – non seulement technique, mais moral : il s’agit bien d’éliminer les chiens en série et en masse sans leur infliger d’inutiles souffrances – bref, on leur refait le coup de la guillotine...
Pour les Jeunes Turcs qui arrivent au pouvoir en 1909, l’assainissement des rues, passant par l’élimination des animaux libres et familiers qui vivent dans les villes en symbiose étroite avec la population, porte la marque de ce modernisme dont ils se veulent l’incarnation. Et tant pis s’il leur faut pour cela déporter sur une île déserte de la mer de Marmara des milliers de chiens voués à s’y entretuer et crever de faim – les voies du progrès sont insondables... Or, insiste Catherine, dans la culture populaire locale, les chiens sont des créatures proches et familières avec lesquelles il s’agit de vivre en bonne intelligence – ils n’ont pas accès aux intérieurs, mais sont nourris, soignés et appréciés pour leur aptitude à débarrasser la ville de ses déchets. Le conflit entre culture populaire et modernisme exterminateur a tracé un profond sillon dans la vie de la métropole turque – la dernière campagne d’élimination des chiens et des chats, par relégation, enfermement et euthanasie a eu lieu en 1993 – c’est qu’Istanbul accueillait cette année-là le Sommet des Villes et qu’il n’était pas question de donner aux délégations étrangères l’impression d’une ville du tiers-monde envahie par toute une population d’animaux errants, organismes peuplés de puces et animés de perfides intentions.
Au détour d’une phrase, Catherine fait son coming-out : ayant vécu quinze ans à Istanbul, elle y cultiva avec constance l’amitié d’une nuée de chats et de chiens. Sa vie en fut changée.
Mais Séverine était là, qui se tenait en embuscade – c’est qu’elle en voit de belles dans son salon de toilettage et de counselling animal ! Bien souvent, les gens qui adoptent ou achètent un animal domestique, sous la pression de leurs enfants notamment, n’ont aucune notion des contraintes et des charges supplémentaires ou inconvénients que cela comporte. Ils découvrent avec effarement ou indignation qu’un chat ou un chien, ça laisse des poils partout, ça demande des soins, de l’attention ! Il leur faut apprendre, dans la douleur, la différence entre un animal domestique et un jouet. Le salon de toilettage se transforme en bureau des plaintes... Autre cas de figure, tout aussi déprimant : l’effet « vu à la télé » : on se précipite pour acheter le « même exactement » qu’on a vu dans telle émission, avec sa tache noire sur l’œil, trop mignon ! Ce devenir images ou fétiches des animaux domestiques contribue à susciter la fabrication de types ou hypertypes, de chats et de chiens « modifiés » au gré des effets de mode... des animaux souvent affectés de tares liées à ce jeu de sélection et de transformation, qui les rendent fragiles, sujets aux maladies. Bref, c’est toute la philosophie de l’animal de race qui est à révoquer, avec ces moments d’horreur que sont les concours, les expositions canines et félines – une torture pour les animaux contraints à l’immobilité et aux poses des heures durant.
Nous sommes entrés dans le temps d’une politique de l’animal domestique qui met le monde à l’envers : les huskies, robustes chiens de traîneaux deviennent, dans nos sociétés, de gros chats, les animaux deviennent obèses à consommer des croquettes à base de farines de viandes et de graisses animales – un des marchés les plus prospères qui existe, soit dit en passant, pour les trois firmes qui se partagent ce pactole...
En bref, conclut Séverine, nous savons moins que jamais quelle est la place des animaux domestiques parmi nous, leur statut, leur fonction. Entre la tendance à les humaniser, à les traiter comme des enfants voire des conjoints, et leur fétichisation comme objets de luxe ou de prestige, de consommation symbolique, nous ne savons où les ranger dans notre espace de vie. Cette désorientation dans notre rapport à l’animal domestique est à l’image de tant d’autres : notre temps est celui de la perte généralisée des repères.
Plus tard, nous avons regardé ensemble un post-western de Martin Ritt, Hud. Au stade terminal de la conquête de l’Ouest, les troupeaux malades doivent être exterminés, comme l’ont été les Indiens, et les éleveurs se déchirent en famille.
Pas gai, mais pas suffisant pour convaincre le parti carnivore de ronger les chaussures de Cédric, en guise de dîner. Retranché en bout de table, le parti minoritaire et végétalien accablait les cannibales de ses sarcasmes tandis que ceux-ci ripostaient en bombardant leurs ennemis de reliefs de cotelettes de bœuf, d’os de dinde et de rognons aux morilles. Alerté par le vacarme, le propriétaire du gîte, Daniel, surgit, menaçant d’appeler en renfort les gendarmes d’Ornans, connus pour leur brutalité. Le calme revint, grâce, il faut bien le dire, à une tournée générale de cette excellente liqueur de coing que Séverine distille dans l’alambic bricolé par Claude à partir de boîtes de Canigou recyclées. Et puis, les ennemis de l’instant d’avant regagnèrent leurs turnes, bras dessus bras dessous, vaguement titubants.
Réveillé dès l’aube, dimanche matin, j’attendais avec curiosité et impatience l’exposé de Jeanne, ayant lu son recueil de nouvelles Le chien patriarche avec délectation. Je fus, au début, un peu désorienté, Jeanne s’attardant sur son enfance réfugiée et les longues stations de sa grand-mère au pied de la tour, aux portes de la capitale... J’attendais avec impatience ce que donnerait le devenir-animal de l’un et l’autre et ne fus pas déçu : nous, réfugiés du Cambodge, du Sud-Est asiatique, étions traités et surveillés comme des animaux, dit-elle, donc portés à nous identifier à la condition animale – ce qui trouve un certain écho dans la culture d’où nous provenons. Par tradition, nous nous voyons comme endettés à l’égard des animaux, nous récusons toute notion d’une division tranchée entre les êtres, entre espèces diffétente – une telle notion sape toute fraternité possible entre espèce différentes, entre humains et animaux.
Les animaux, selon la tradition bouddhiste, ont vocation à nous permettre d’exprimer notre compassion. Chassés de nos espaces, ils nous privent de cette possibilité. C’est, toutes choses égales par ailleurs, le même problème que nous avons avec l’inhospitalité d’Etat : les migrants sont l’occasion de réaliser cet acte de compassion et la politique qui consiste à les traquer et les repousser nous prive de cette possibilité.
Suivit alors ce magnifique éloge du chien : en servant son maître, il se libère ; en se sacrifiant pour lui, il devient un « fervent », un « fidèle », un « croyant ». La honte d’être humain peut se manifester à la vue de deux animaux qui s’aident l’un l’autre. Les animaux nous entraînent du côté du minoritaire (Deleuze). En un sens, leur condition fait signe du côté des colonisés, c’est-à-dire qu’ils nous regardent avec pitié, comme nous regardaient les colonisés. Si nous devons nous donner un devenir-animal, alors il nous faut aller vers les animaux, en commençant par les aimer.
J’ai, à ma grande honte, tout oublié du dernier intervenant – qui était-il, ce philosophe de haute fûtaie, d’où donc avait surgi cette présence magnétique ? Ne me reste dans l’ oreille que la musique enchanteresse de son exposé de haut vol. Que de beauté, que d’intelligence, quel festival de concepts et de bons mots ! Chacun/chacune retenait son souffle. Lorsque, malheureusement, l’orateur dut interrompre son propos en raison de l’heure avancée, l’auditoire était à ce point saisi qu’il en oublia d’applaudir – c’est dire ! Porté en triomphe dans sa voiture, le philosophe s’endormit aussitôt sur la banquette arrière pour se réveiller à Paris où l’attendaient ses chats, confiants, assurés de son succès. – Alors, raconte !
Tout le monde s’en fut alors au lit, fatigué mais content, dans l’attente d’autres aventures, tout aussi passionnantes mais, espérons-le, moins carnées.
Hsinchu, 2/11/2017